Entretien avec le spécialiste de l’auto-traduction, professeur des universités et hyperpolyglotte Michael Oustinoff qui vient de diriger (avec Louis-Jean Calvet) un numéro de la revue Hermès (CNRS Editions) consacré aux langues romanes.

Michael Oustinoff, sans être linguiste de formation, est cependant un des chercheurs-enseignants les plus passionnants dans le domaine des langues aujourd’hui. S’il a été pionnier dans la recherche sur le thème de l’auto-traduction, ce littéraire est aujourd’hui très demandé aux quatre coins du globe pour sa contribution à l’étude du multilinguisme sur la Toile (voir par exemple ses articles dans NET.LANG, réussir le cyberespace multilingue, ou sa participation à CulturesMonde sur France Culture à la fin de cet entretien) ou de l’économie des langues étrangères, un sujet finalement peu documenté mais sur lequel il a toujours quelque chose d’intéressant et d’original à dire.

Assimil : Vous êtes de langue maternelle portugaise mais vous enseignez en anglais et en français. Y avait-il un terrain favorable à ce multilinguisme chez vous, dans votre famille ?
Michael Oustinoff :  Non. Le hasard a voulu que, né à Paris d’un père à Moscou et d’une mère née au Portugal, je sois parti à l’âge de deux ans à la suite du décès de mon père, vivre à Lisbonne pendant quatre ans, et que le portugais ait été ma première langue. Je n’ai appris le français qu’à mon retour à Paris, en allant à l’école. En France, je ne parlais que français, y compris avec ma mère. J’aurais très bien pu en rester là, ou perdre peu à peu ma première langue, voire l’oublier complètement : c’est un cas très fréquent.

Vous n’échapperez pas à la question rituelle de la plupart des entretiens sur ce blog : combien de langues maîtrisez-vous ?
M.O. : Les langues que je maîtrise actuellement de manière courante sont au nombre de sept : portugais, français, anglais, allemand, russe, espagnol et italien. Cela peut paraître impressionnant, mais cela s’explique en réalité aisément.
Au collège, on m’a également fait faire du latin et du grec (que je continue toujours à pratiquer), alors que j’aurais voulu faire de l’allemand et du russe. Je me suis donc mis à les apprendre en autodidacte à partir de la quatrième, n’ayant personne qui me les enseigne.
L’espagnol et l’italien sont venus se rajouter assez naturellement, car ce sont des langues romanes très proches du portugais et du français. A partir de l’anglais et de l’allemand, il n’est pas très difficile non plus de se mettre aux autres langues germaniques, et à partir du russe, de passer aux autres langues slaves, comme par exemple le polonais, comme j’ai pu m’en apercevoir à Varsovie.
On pourrait donc facilement étendre la liste de ces sept langues. Grâce au latin et au grec, il n’est pas difficile non plus de se mettre au sanscrit (ce que j’ai découvert par moi-même une fois à l’Université), et, à partir de là, au hindi, comme j’ai pu le constater en allant à New Delhi ou à Hyderabad. Toutes ces langues sont des langues de la même famille, dite « indo-européenne », mais, en réalité, elles contiennent des structures, aussi bien à l’écrit qu’à l’oral, qu’on retrouve dans des langues aussi diverses que le turc, l’arabe, ou le chinois.
C’est ce qui me fait dire qu’une langue contient en puissance toutes les autres et qu’il ne faut pas faire de différence, contrairement à une idée reçue, entre « monolingue » et « plurilingue » : nous naissons tous, sauf cas pathologique, avec un cerveau capable d’apprendre toutes les langues, y compris la langue des signes, et ce tout au long de notre vie.

Il y a donc au moins deux polyglottes remarquables qui portent le nom d’Oustinoff, vous et Peter Ustinov. Est-ce que c’est quelque chose à laquelle vous avez déjà pensé ?
M.O. : Non, en tout cas pas en ces termes. Tout d’abord, Peter Ustinov a toujours été pour moi un personnage mythique, à partir du moment où, tout jeune, on m’a dit que nous étions apparentés, mais je n’ai malheureusement jamais eu l’occasion de le rencontrer. Ensuite, je n’ai appris que récemment, sur Google, qu’il parlait couramment huit langues. Cela n’a fait que confirmer à mes yeux que le fait d’être « polyglotte » est un phénomène bien plus répandu et, par conséquent, bien moins remarquable qu’on ne le pense. Lors de sa mort, en 2004, l’Unicef lui a rendu hommage en disant notamment ceci : « Sir Peter parlait huit langues mais il parlait surtout la langue universelle de l’enfance et c’était là son vrai don. » C’est un beau compliment. Que sont les autres langues par comparaison ?

A quel moment avez-vous compris ou décidé que les langues seraient au cœur de votre profession ? Y a-t-il eu un déclic particulier ?
M.O. : Au sens strict, je n’ai jamais pu considérer les langues étrangères comme étant « au cœur de ma profession », à part une seule, l’anglais, puisque je suis angliciste, à laquelle il faut néanmoins ajouter une seconde : le russe, en tant que spécialiste des auto-traductions de Nabokov.
Du moins jusqu’à une époque récente : le véritable « déclic » s’est en réalité produit pour moi en 2006, date à laquelle j’ai commencé à travailler sur le thème « communication et mondialisation » au sein de l’équipe dirigée par Dominique Wolton au CNRS, où j’ai été en délégation en 2011-2013.
La raison en est simple : avec la mondialisation et le développement spectaculaire d’Internet, la donne s’est radicalement modifiée. La connaissance des langues étrangères les plus variées constitue maintenant un atout majeur, sinon incontournable, pour la recherche. De périphérique, la question des langues et de la traduction est devenue centrale.

Vous êtes un spécialiste de la traduction. Parlez-nous de votre sujet de thèse consacré au bilinguisme d’écriture et à l’auto-traduction chez Vladimir Nabokov, Julien Green et Samuel Beckett.
M.O. : Quand j’étais étudiant, on n’arrêtait pas de nous dire que les traductions étaient un pis-aller par rapport à l’original.
La parution, en 1985, de l’ouvrage de Julien Green, Le langage et son double/The Language and its Shadow, a été une véritable révélation : l’auteur y expliquait notamment, dans une édition bilingue, où il s’auto-traduisait de page en page, que l’on n’était jamais exactement le même d’une langue à l’autre, chaque langue constituant un « univers » qui lui était propre.
Demander à une traduction qu’elle soit la « même » chose que l’original est donc impossible, et il est par conséquent absurde de vouloir tout rapporter à l’original. Il est plus intéressant de considérer que l’œuvre n’est pas seulement présente dans l’original, mais également dans ses traductions, qui en constituent autant de versions.
C’est le cas, par définition, lorsque la traduction est faite par l’auteur lui-même. Il se trouve qu’en de très nombreux endroits, les auto-traductions de Julien Green, de Beckett ou de Nabokov ne se distinguent en rien des traductions que d’autres traducteurs auraient pu réaliser à leur place. C’est donc bien la preuve que traduction et auto-traduction recoupent en réalité la même chose. Contrairement à une idée reçue, il n’y a donc pas à considérer que la traduction est forcément « inférieure » à l’original au prétexte qu’elle n’est pas de la main de l’auteur.
Il n’y a rien de contradictoire à apprécier une œuvre littéraire à la fois dans l’original et en traduction. C’est même recommandé, car chaque traduction apporte une lecture forcément nouvelle de l’original. La traduction n’appauvrit pas l’original : elle enrichit l’œuvre.
A l’inverse, l’auteur ayant tous les droits, il est libre de modifier l’original comme bon lui semble. Mais c’est là un tout autre cas de figure, celui de la « traduction recréatrice ».

Dans un monde majoritairement multilingue que vous qualifiez vous-même de « multipolaire », est-ce que l’auto-traduction est aujourd’hui moins exceptionnelle que pour la génération des auteurs sujets de votre thèse ?
M.O. : Lorsque j’ai commencé ma thèse, au début des années 1990, il y avait très peu d’études sur l’auto-traduction littéraire. L’ouvrage de Julien Green était, en quelque sorte, le premier étage de la fusée, en fournissant la problématique, et Beckett et Nabokov ont été choisis car c’étaient les auteurs les plus souvent cités. Depuis la publication de ma thèse chez L’Harmattan en 2001, la bibliographie sur le sujet a connu une progression impressionnante : d’une vingtaine d’ouvrages et d’études sur la question, on est passé à plus de mille aujourd’hui ! Tant et si bien que, comme me l’a dit un collègue d’Ottawa, on pourrait dorénavant créer, au sein de la théorie de la traduction une sous-discipline intitulée théorie de l’auto-traduction. Et, bien sûr, Beckett ou Nabokov ne sont que la face émergée de l’iceberg.

En ce qui concerne le « monde multipolaire » dans lequel on se trouve et ses implications dans le domaine littéraire, je citerai Edouard Glissant, qui a une belle formule dans son ouvrage Introduction à une poétique du divers, quand il dit qu’on ne peut plus écrire de manière « monolingue » : « Aujourd’hui, même quand un écrivain ne connaît aucune autre langue, il tient compte, qu’il le sache ou non, de l’existence de ces langues autour de lui dans son processus d’écriture. On ne peut plus écrire une langue de manière monolingue.» De ce point de vue, l’auto-traduction n’est plus qu’un cas particulier de cette problématique plus générale : on ne s’étonnera donc pas que l’auto-traduction soit un phénomène de plus en plus fréquent, ni que ce soit devenu un domaine de recherche aussi bouillonnant.

La littérature dans plusieurs langues n’est pas votre seul centre d’intérêt et de recherches. Vous vous intéressez également à l’économie des langues et de la traduction. C’est un sujet peu traité et presque tabou, non ?
M.O. : Dans les années 1990, la messe semblait dite : la langue de la mondialisation serait le globish et rendant les autres langues superflues, y compris la traduction. Dans un tel contexte, les langues étaient considérées comme un coût. C’est au mouvement inverse auquel on assiste actuellement, à savoir une rebabélisation accélérée du monde, à commencer par Internet. La part de l’anglais y est passée en dessous de la barre des 30% en à peine plus d’une décennie. Les langues ne sont alors plus un coût, mais un investissement. Dans un monde où le globish passe de 80% des contenus sur Internet à près de 25%, on s’expose à ce que Louis-Jean Calvet a appelé le « paradoxe de la langue dominante » : on se condamne à être sous-informé. C’est un changement radical de perspective, dont on commence seulement à prendre toute la mesure. Voilà pourquoi le sujet a été peu traité jusqu’à présent, et pourquoi il le sera de plus en plus.

Vous venez de diriger, avec Louis-Jean Calvet justement, un numéro de la revue Hermès consacré aux langues romanes. Est-ce que vous pensez que le Brexit au RU et l’élection de Donald Trump aux USA (et le repli protectionniste envisagé par ces pays) peuvent rendre l’apprentissage de l’anglais moins attractif et favoriser ainsi la « romanophonie » comme réponse au tout-anglais ?
M.O. : Ce numéro s’inscrit dans la même logique. Le numéro s’appelle Les langues romanes : un milliard de locuteurs. On voit tout l’intérêt de développer la communication dans un tel espace, constitué de langues reliées entre elles par l’intercompréhension à des degrés divers, mais bien réels et aisément exploitables. Qui plus est, le British Council en classe quatre parmi les dix langues les plus importantes pour l’avenir de la Grande-Bretagne (français, espagnol, portugais et italien). Car on ignore bien souvent que le monde anglophone a lui aussi compris que l’heure n’était plus au tout-anglais.
De ce point de vue, le Brexit ou l’élection de Donald Trump ne feront qu’accentuer le rejet non pas tant de l’anglais que du tout-anglais. Dans un monde multipolaire, le passage obligé par une seule langue apparaîtra de plus en plus comme le problème, et non comme la solution. Il est vrai que Donald Trump risque de ne pas être le meilleur ambassadeur possible de la langue anglaise, ce qui serait un effet collatéral regrettable, car l’anglais est une langue fondamentale du monde contemporain. Je pense malheureusement que Donald Trump n’en est pas à ça près.

De Michael Oustinoff, on peut consulter les vidéos du colloque Communication et mondialisation : les limites du tout-anglais organisé au CNRS en 2012 et lire notamment :