Nous inaugurons une série d’entretiens sur le blog avec Juan Córdoba, auteur de la méthode d’espagnol dans la collections sans peine, dans la collection Objectif langues, co-auteur de L’argot espagnol, du Guide de conversation espagnol et des Cahiers d’exercices espagnol. Partageant son temps entre l’Espagne et la France, Juan est un fin observateur des évolutions de la culture et de la langue espagnoles. L’argot, les parlers populaires et le jargon des cours d’école, le présent et l’avenir de l’espagnol en Espagne mais aussi en Amérique du Sud, la crise, autant de sujets qui n’échappent pas à son oreille et à son œil avertis. Première partie de cette interview copieuse et passionnante.
Assimil : Tu as une double culture française et espagnole. Raconte-nous ton parcours en quelques mots.
Juan Córdoba : Je suis né dans le sud de la France, ainsi que mes frères et sœur, enfants de l’exil républicain d’après la Guerre civile. Autant l’espagnol était la langue à la maison (elle le reste entre nous, en famille, enfin dans ma génération en tout cas), autant l’Espagne était pour moi un pays lointain et finalement un peu mythique. Je n’y suis allé pour la première fois qu’adolescent. L’espagnol est donc ma langue maternelle si on veut, mais cultivée hors-sol. La langue noble, c’était le français, celle des études, de la littérature, et puis de la vie sociale tout simplement. Comme en plus j’ai suivi le parcours des bons élèves (classes prépa, Normale sup), la balance risquait de pencher définitivement d’un côté : à l’heure du choix, j’ai donc opté pour l’agrégation d’espagnol. C’était un peu rééquilibrer les choses et reprendre le fil du roman familial.
J’ai enseigné, du collège à l’Université, puis je me suis consacré à l’édition scolaire (j’ai publié une dizaine de manuels de collège et lycée) et à la traduction, dans les deux sens. Et puis je me suis « réinstallé » en Espagne il y a une dizaine d’années, j’y vis mais je vais et viens sans cesse entre les deux pays. La France me manque quand je suis là-bas et vice versa. Cette insatisfaction est peut-être après tout la clé d’un certain bonheur, et en tout cas le propre d’une double appartenance tout à fait apaisée.
Tu viens de signer L’argot espagnol avec Belén Ausejo Aldazábal. Quelle a été votre méthode de travail pour l’écriture de cet ouvrage ?
J.C. : Elle a d’abord été dictée par le format de l’ouvrage : un petit guide de poche qui s’adresse à un large public, les bons connaisseurs de l’espagnol bien sûr, mais aussi tous les curieux des langues qui abondent dans la « galaxie Assimil ». Il y a donc des entrées générales par thèmes, des listes de mots et d’expressions, ça c’est assez traditionnel, mais aussi un discours explicatif sur l’origine et l’usage des termes, et tout un apparat de citations prises dans des films, des romans, des chansons ou à la télé. Au final, ça donne quelque chose de plus amusant qu’un dictionnaire, et aussi de plus utile : une boussole pour ne pas être trop dérouté par l’espagnol familier et le tac au tac de la langue parlée.
Forcément, ça entraîne un certain nombre de choix. Déjà, nous avons restreint notre propos à l’espagnol péninsulaire, car il n’y a pas vraiment de langue argotique ni même familière commune au monde hispanique. Au contraire même, entre hispanophones de pays différents, on n’imite les tics de langage des autres que pour s’en moquer. Pour ne prendre qu’un exemple, les Chiliens appellent les Espagnols los coños. C’est direct mais il faut reconnaître que le mot ponctue assez souvent la conversation courante outre-Pyrénées…
Il y avait aussi la définition de ce que nous allions entendre par « argot ». Au fond notre objet n’a pas été tellement l’argot de tel ou tel groupe ou tribu que la langue familière générale, qui est en Espagne très relâchée, ouverte et créative. Perméable aux argots eux-mêmes assurément (okupa, culamen ou friki sont même entrés dans le dictionnaire de la RAE) mais en général marquée par la surenchère verbale et l’inventivité. Un exemple entre mille : là où un Français jurera en lâchant sobrement le mot de Cambronne, l’Espagnol partira sans doute dans une longue phrase colorée et personnelle amorcée par un sonore Me cago en… C’est de tout cela que nous avons voulu rendre compte.
Restait le travail de sélection ! Outre les sources secondaires (médias, chanson, cinéma, etc.), nous avons bien sûr ouvert nos oreilles aux gens, toutes générations confondues. Toutes régions aussi, mais là, la pêche était trop abondante. Rien que pour « sécher les cours », par exemple, nous avons ramené hacer pellas (Madrid), hacer campana (Catalogne), hacer rabona (Andalousie), hacer futxina (Valence), hacer pirola (Aragon) ou hacer pira au Pays basque ! Quand nous descendions au niveau local, c’était carrément de la poésie pure : comment oublier laberintoso, entendu à Lebrija, avec le sens d’« agité » : « ¡Niño, qué laberintoso eres! ». Tout cela a été soigneusement consigné (le grand livre des parlers populaires espagnols reste à faire), mais n’avait pas sa place dans notre guide. Pas plus que des inventions plus générationnelles que l’on voit apparaître dans le grand ping-pong des réseaux sociaux, comme hacerse un polaco, pour « faire une toilette rapide » (en version expliquée = lavarse la cara, el culo y el sobaco).
Nous avons retenu ce qui était suffisamment stable et, sinon utilisé activement, du moins compris à travers le pays et les générations. Au bout du compte, ça fait déjà beaucoup !
De façon étonnante, la langue espagnole est assez imperméable à l’anglais. Comment expliques-tu cela ?
J.C. : Le discours sur la défense de la pureté de la langue est sensiblement moins présent qu’en France, ce qui pourrait indiquer soit en effet une moindre exposition à l’anglais, soit un rapport différent à la « contamination linguistique ». Les deux sont sans doute vrais.
En termes quantitatifs, la dernière étude sur la question vient d’Argentine et elle affirme que le nombre d’anglicismes vraiment actifs en espagnol est de 130 mots. Ce qui est peu, surtout si on considère que la liste comprend un grand nombre de termes techniques du vocabulaire de l’économie et de l’informatique (broker, rating, web, etc.), qu’il n’y a pas grand sens à « traduire ». Il est même probable que ce nombre soit encore inférieur dans le cas de l’espagnol péninsulaire : on estime que les trois quarts des jeunes Espagnols ont une faible maîtrise de l’anglais, ce qui réduit d’autant les transfusions lexicales.
Cette « résistance » n’est pas d’ailleurs que passive et fruit de l’ignorance, elle témoigne aussi activement de la présence d’un contre-modèle culturel. Le cas de la musique est frappant : sans même parler du flamenco ou de la salsa, forcément hispanophones, un jeune espagnol consomme pour une bonne part pop, rap, rock et ballades dans sa langue.
Et puis ce qui rend la présence des anglicismes moins visible et perturbante, c’est que l’espagnol les digère la plupart du temps dans son propre système morpho-phonétique : eslogan, esnob, líder, rosbif, jevi (pour heavy), táper (pour tupper), etc. Une bonne part des anglicismes est ainsi traditionnellement naturalisée par l’orthographe même si, c’est vrai, la tendance à l’inclusion directe est à la hausse (bestseller, hooligan, etc.). Dans cette histoire de contaminations linguistiques, j’ai cependant l’impression que l’amusement l’emporte au final sur la crispation pour les Espagnols. Le second degré peut passer par la prononciation volontairement fautive (Préstame tu boli, plis, en insistant sur le s final à l’espagnole), par le détournement morphologique (Qué, curranding ?, Alors, ça bosse ?) ou encore – si on entre dans l’argot – par le calque idiomatique (bai de feis, pour « by the face », lui-même traduit littéralement de por el morro, au culot : Entré en el cine bai de feis). On se moque un peu de tout ça en vérité, preuve s’il en fallait que l’espagnol ne se sent ni assiégé ni menacé.
Est-ce aussi vrai dans le monde des affaires ?
J.C. : Pour la plus grande part de ce qui concerne le lexique technique du monde des affaires, la bataille est perdue. En fait on se demande si elle a même lieu d’être livrée : target, grid computing, outsourcing, back-office et des centaines d’autres font partie de la langue commune internationale du milieu des affaires et ce n’est pas en soi un problème. Il s’agit d’un jargon professionnel, pas plus incompréhensible pour un Espagnol moyen que ne le serait celui de la lutherie ou de l’aviation. Les tentatives d’espagnolisation ont fait long feu, et le marketing a écrasé depuis longtemps mercadotecnia.
Une autre question est de savoir si l’anglais contamine aussi la vie courante dans l’entreprise. Là, on entre dans le monde des effets de mode, voire du snobisme ou peut-être, qui sait, espérons-le, de l’auto-dérision. Quoi qu’il en soit, les inventions ne durent guère. Il n’y a pas si longtemps, on entendait assez souvent rest pour repos, coffee-time pour la pause café ou storm pour brainstorming (comme quoi ce qu’on appelle anglicisme varie d’un pays à l’autre). On en est raisonnablement revenu à tomarse un descanso ou un cafelito et à tormenta de ideas (si si, à l’espagnole). Ce qu’on peut remarquer aussi, c’est que le modèle du monde des affaires n’envahit pas la vie quotidienne hors de l’entreprise et n’y transporte pas ses anglicismes : vous ne debrieferez donc pas un ami pour lui soutirer quelques renseignements perso…
A l’inverse, est-ce que l’espagnol mexicain ou argentin est utilisé, au moins pour certains mots et expressions, par les Espagnols ?
J.C. : A ma connaissance, c’est très marginal. Comme je te le disais, on a plutôt tendance à rire (sans excès de méchanceté) des tics de langage des autres hispanophones : si on les reproduit, c’est avec l’accent mexicain ou argentin par exemple, pour « faire comme ». Les telenovelas mexicaines peuplent pourtant abondamment les heures creuses de l’espace télévisuel mais la distance introduite par la fiction est trop grande pour qu’une contamination opère. Concernant l’argentin, je ne vois guère comme emprunt courant que piba, jeune fille, mais pibe, par contre, qui est la version masculine, ne s’utilise pas activement. Tout cela est très sinueux. Les modalités des parlers latino-américains se teintent pour les Espagnols d’une étrangeté charmante, mais qui ne rend pas facile leur acclimatation : quand Joaquín Sabina évoque son séjour à Buenos Aires dans sa célèbre chanson Dieguitos y Mafaldas, il truffe son texte d’argentinismes (pas tous transparents d’ailleurs) mais c’est pour le plaisir de l’exercice de style.
Pour qu’il y ait de vrais échanges, je crois qu’il faut qu’il y ait contact direct. C’est sans doute ce qui est en train de se produire maintenant à travers la deuxième génération d’émigrants latino-américains, des jeunes gens nés ou élevés en Espagne qui entrent en relation avec la jeunesse espagnole urbaine. Le lexique du reggaeton, par exemple, commence à avoir un peu de visibilité en dehors du cercle fermé des « bandas latinas ». En 2008, l’Espagne fut même représentée au Festival de l’Eurovision par un reggaeton parodique – Baila el chiki-chiki – dont le refrain popularisa le terme perreo. Attendons-nous donc dans un proche avenir à d’autres curiosités, comme mi bróder, qui devient peu à peu populaire. Il serait assez amusant que cette jeunesse d’origine latino-américaine – plus perméable à l’anglais – devienne le vecteur du spanglish en Espagne !
Commentaires récents