Nous vous proposons un extrait en avant-première d’Adieu Babel, le livre de Michael Erard consacré aux hyperpolyglottes (traduit de l’anglais américain par Naïma Carthew). Adieu Babel est un livre-enquête sur les plus grands apprenants en langues étrangères du passé, comme de l’époque contemporaine. L’ouvrage a été traduit en coréen, en russe et en arabe et une traduction en chinois est à paraître. Notre édition comprendra un chapitre inédit qui ne se trouvait pas dans l’édition de langue anglaise.
Dans le chapitre (plus précisément le chapitre 10) qui suit, Michael Erard dessine le savoureux portrait d’Emil Krebs, un hyperpolyglotte allemand du début du xxe siècle qui s’est notamment illustré à la cour de l’Empereur de Chine.
En mai 1917, Emil Krebs, diplomate allemand hyperpolyglotte, débarque à San Francisco en compagnie de sa femme Amande et de leurs deux filles. Réputé grincheux et peu aimable, Krebs fulminait contre la sombre menace de guerre qui, tels de gros nuages noirs et épais, les accueillait. Lui et sa famille venaient de s’échapper de Chine où Krebs avait été affecté sur un bateau à vapeur néerlandais, sur lequel ils passèrent deux mois. Alors qu’ils se dirigeaient vers l’Est, ils entendirent à la radio que les États-Unis avaient déclaré la guerre à l’Allemagne. Krebs a dû craindre qu’arrivés à destination, ils seraient faits prisonniers de guerre, mais un accord diplomatique avait été prévu : la famille était autorisée à voyager jusqu’à la côte est afin de prendre un navire pour l’Europe, à condition de traverser les États-Unis dans un wagon de train scellé. Pas de visiteurs, pas de sorties, ni même de fenêtres pendant toute une semaine. Aucun problème. Krebs, passionné de lecture, transportait toute sa bibliothèque avec lui ; il n’aurait sans doute pas prêté grande attention au paysage sauvage défilant sous ses yeux.
Cet homme, parlant de nombreuses langues, se trouvait ainsi à voyager à travers un pays qui était sur le point d’adopter l’anglais pour seule et unique langue. Les États-Unis traversaient une période de transformation : le pays était en train de passer d’une terre fièrement polyglotte et fondamentalement tolérante à une terre xénophobe et anglophone, et ce changement a été précipité, précisément, par le conflit opposant les États-Unis au gouvernement de l’empereur Guillaume II que Krebs représentait.
Si Krebs avait fait le tour de San Francisco où vivaient plusieurs générations de locuteurs chinois, il aurait pu converser dans les nombreuses langues de Chine, sa spécialité. Krebs ne connaissait aucune des langues américaines indigènes que comptait la Californie, jadis plusieurs dizaines, faisant de cet endroit, pendant un temps, l’un des plus linguistiquement variés au monde. Les linguistes estiment aujourd’hui que, jusque dans les années 1800, plus de 100 langues étaient parlées dans cette région qui deviendrait la Californie. En fait, lorsque les Européens ont débarqué aux Amériques, les continents Nord et Sud englobaient la moitié de la diversité linguistique du monde entier, soit, selon les estimations, 1 800 langues au total.
En traversant le Midwest, le train est passé par des villes, petites et grandes, où vivaient des Allemands, des Suédois, des Norvégiens, des Néerlandais de Pennsylvanie, des Polonais, des Italiens, des Grecs. Tous menaient leurs vies, publiaient des journaux, éduquaient leurs enfants, allaient à l’église dans leurs langues maternelles avant, à terme, d’apprendre l’anglais. En 1910, aux États-Unis, on comptait 13 millions d’immigrés blancs âgés de plus de 10 ans. La plupart d’entre eux avaient pour langue maternelle l’anglais, l’allemand, l’italien, le yiddish, le polonais ou le suédois ; 23 % de la population déclarait ne pas parler anglais du tout. (Il faudra attendre 1990 pour avoir à nouveau un chiffre aussi élevé. Cette année-là, 26 % de la population a déclaré ne pas bien parler anglais voire ne pas le parler du tout.) On avait enseigné l’anglais de force aux Indiens d’Amérique depuis les années 1870 et même avant, mais les clameurs des fières cultures immigrées se trouvaient peu à peu réduites au silence.
En pleine psychose anti-allemande suite à la déclaration de guerre, les patriotes américains bannissaient l’enseignement de la langue allemande, ils réglementaient les journaux allemands et brûlaient les livres dans cette langue. Dans le Dakota du Sud et dans l’Iowa, les gouverneurs proclamèrent que parler toute langue autre que l’anglais au téléphone et dans les endroits publics était illégal. Les enfants devaient prêter un serment de loyauté à l’anglais. En 1910, 433 journaux allemands étaient publiés chaque semaine ; ce chiffre avait chuté à 29 en 1960.
Si Krebs avait été au courant de la disparition des langues dans le pays qu’il traversait, il aurait peut-être, en tant que passionné, déploré leur perte. Tout comme Mezzofanti, Krebs était fils de charpentier et tout comme lui, sa passion pour les langues lui avait été révélée. Il était tombé quelque part sur un vieux journal français et deux semaines après qu’un professeur lui eut fait cadeau d’un dictionnaire français, Krebs s’est présenté au bureau de ce dernier en parlant français. Aucun parent comme modèle. Aucune communauté multilingue. Il s’est simplement penché sur l’étude des langues étrangères de la même manière qu’un tournesol se penche vers le soleil.
À la fin de ses études secondaires, on dit que Krebs parlait 12 langues. Après des études de droit, il a fréquenté l’école pour interprètes de Berlin où on lui a demandé quelle langue il souhaitait étudier. À ce stade, il avait étudié le latin, le grec, le français et l’hébreu à l’école et s’était consacré en autodidacte au grec moderne, à l’anglais, à l’italien, à l’espagnol, au russe, au polonais, à l’arabe et au turc. Je veux toutes les apprendre, a-t-il répondu.
Vous ne pouvez pas toutes les apprendre, lui a-t-on rétorqué.
On rapporte que Krebs aurait déclaré « Dans ce cas, je veux apprendre la plus difficile. »
C’était le mandarin. Il a commencé le chinois en 1887 et a passé (et obtenu) son premier examen en 1890. En 1893, Krebs est devenu traducteur diplomate pour l’Allemagne, dont la présence devenait de plus en plus importante dans les villes chinoises de Tsingtao et Pékin. Il a ensuite obtenu deux examens supplémentaires en 1894 et en 1895 avec la mention « bien ». En 1901, Krebs était devenu chef interprète. Ce poste et ses compétences linguistiques l’ont alors littéralement amené au pied du trône impérial chinois.
Un jour, un officier impérial chinois exigeant a voulu savoir qui, au sein de la légation allemande, rédigeait des documents chinois avec une telle élégance de style. C’était Krebs. À compter de ce moment-là, l’impératrice douairière Cixi l’invitait régulièrement à prendre le thé, qu’ils sirotaient dans des tasses en porcelaine translucides. Elle « préférait converser avec lui car il était le meilleur locuteur chinois parmi les étrangers, et le plus consciencieux. » Les autorités chinoises l’interrogeaient sur les langues de leurs terres (chinois, mongol, mandchou tibétain) car le polyglottisme n’étant pas en usage, elles ne connaissaient pas ces langues elles-mêmes. On raconte notamment que les officiers chinois, incapables de lire une lettre envoyée par une tribu mongole rebelle, ont demandé à Krebs de la traduire.
Victor Mair, sinologue à l’université de Pennsylvanie, a déclaré : « Tout au long de l’histoire chinoise les seuls Chinois à avoir appris le sanskrit étaient quelques moines qui avaient voyagé en Inde et y étaient restés un long moment. Les marchands et autres individus (par exemple, les officiers qui voyageaient beaucoup à l’intérieur de la Chine) avaient appris plusieurs langues sinitiques (qu’on appelait des « dialectes ») dans les différents endroits où ils s’étaient rendus. Cela n’intéressait personne d’apprendre d’autres langues par pure curiosité intellectuelle ou linguistique. » Steven Owen, professeur de littérature chinoise à Harvard, ajoute qu’une partie de la population chinoise a appris le mandchou sous le règne des Qing (de 1644 à 1911), mais il s’agissait de spécialistes travaillant au service de l’empereur.
Selon Owen, « Apprendre des langues en tant que démarche intellectuelle, c’est-à-dire apprendre des langues qui ne sont pas proches ou nécessaires, où l’intérêt serait lié à la culture… je n’ai connaissance d’aucun cas au sein de l’élite chinoise (instruite) avant notre époque. »
Une des raisons est probablement d’ordre culturel. En Occident, le polyglottisme tire ses racines du christianisme, religion évangélique qui, dès le début, n’avait pas de langue propre (Jésus lui-même parlait araméen et hébreu, et peut-être grec) et dont le texte central a été disséminé dans de nombreuses langues. Le polyglottisme était également un des fondements des explorations, de la colonisation et de la construction d’empires en Europe. A contrario, le principal centre d’intérêt de la classe intellectuelle en Chine pendant des milliers d’années a été d’essayer soit d’intégrer la fonction publique ou d’évoluer en son sein. Cela demandait une telle maîtrise de la langue (être capable de lire et écrire plus de 100 000 caractères) qu’il restait peu de temps pour s’adonner à d’autres activités. En outre, le système d’écriture unique en lui-même a lié les cultures savantes dans le temps et l’espace exigeant, en Occident, de parler couramment plusieurs langues. De manière encore plus significative, les Chinois percevaient peut-être leur pays comme étant le centre du monde, aussi ne pouvait-on pas s’attendre à ce qu’ils apprennent des langues barbares. C’était aux barbares d’apprendre d’abord un peu de chinois.
Pour autant, il ne faut pas considérer les hyperpolyglottes comme étant exclusivement des Occidentaux. On m’a montré un document historique de Java datant du XVIe siècle qui énumérait les responsabilités d’un individu appelé « le Polyglotte », figure réelle ou imaginée de l’intelligentsia de la cour royale. Le Polyglotte avait des connaissances des langues de toutes les communautés de l’océan Indien pouvant être en contact avec les commerçants soundanais, ainsi que « toutes sortes d’autres terres étrangères ». On ne sait pas précisément quel type de compétences le Polyglotte avait dans toutes ces langues (et il y en avait près de 60). Toutefois, comme a pu le noter le linguiste Benjamin Zimmer dans sa fascinante analyse du document, cela nous donne « un exemple probant de l’ouverture linguistique qui caractérisait le monde de l’océan Indien » pendant des siècles avant que ne débarquent les Européens. Il s’agit précisément du lieu et de l’époque où un hyperpolyglotte aurait pu s’épanouir, en somme.
En 1913, alors âgé de 45 ans, Krebs épouse Amande, une divorcée allemande. Lors de leur voyage de noces ils s’arrêtent sur la tombe de Confucius et Krebs lit les inscriptions en mandarin, mandchou mongol, kalmouk et turc. Krebs (ou « Krebsy » comme l’appelait sa femme), homme frêle et constamment mal payé, s’attelle l’année suivante à rédiger une liste des langues qu’il était à même d’utiliser. Il pouvait, par exemple, traduire 32 langues de et vers l’allemand. Plus tard, on déclara qu’il « connaissait » 60 ou 65 langues. Sa belle-fille ajoutera elle-même un commentaire à la liste : « Il existe une grande différence entre être en mesure de parler, écrire et maîtriser une langue, et être capable de finaliser une bonne traduction en tant qu’interprète confirmé. » Quoi qu’il en soit, Krebs a réussi au cours de sa vie des examens gouvernementaux en chinois, en turc, en japonais, en finnois et probablement d’autres encore.
Tout comme chez de nombreux autres hyperpolyglottes que j’ai pu rencontrer ou découvrir au gré de mes lectures, une des caractéristiques les plus éblouissantes de Krebs était la rapidité avec laquelle il apprenait. Werner Otto von Hentig, un jeune attaché allemand en Chine, raconte la manière dont Krebs s’est levé d’un bond en plein milieu d’un petit-déjeuner pour demander à deux étrangers quelle était cette langue « qui lui était étrangère et qui lui martelait les tympans ». C’était de l’arménien. Après avoir commandé des livres, Krebs consacra deux semaines à la grammaire, trois à l’arménien ancien et quatre à la langue parlée. « Après quoi il les maîtrisait elles aussi », écrit Hentig.
Si les anecdotes au sujet du génie de Krebs et de son obsession sont aussi abondantes que celles concernant Mezzofanti, elles diffèrent sur un point : on évoque, dans le cas du premier, un personnage grossier et impatient. Hentig raconte qu’une fois, Krebs a cessé de parler à sa femme pendant trois mois car elle lui avait dit de porter un manteau en décembre. En un an, il a successivement renvoyé 18 cuisiniers chinois car aucun d’entre eux ne lui convenait. Une fois, Krebs devait passer un examen en finnois et en japonais pour répondre à une demande administrative. Il s’est appliqué à intimider l’examinateur avec ses connaissances, effrayant l’homme à tel point que ce dernier a fini par déguerpir. Lorsqu’il était en Chine, Krebs a été très clair sur le fait qu’il voulait étudier les langues plutôt que de faire son travail (d’autant plus qu’il dormait souvent la journée car il avait passé la nuit à étudier).
Autre anecdote qui en dit long : Hentig devait aller chercher Krebs pour une réunion.
« Son Excellence souhaite vous voir ! » a crié Hentig par-dessus les murs de l’enceinte de son habitation. Pas de réponse. « Herr Krebs, le légat a besoin de vous ! » Aucune réponse. « Herr Ministre vous demande ! » Enfin, Hentig a entendu marmonner. Puis Krebs a ronchonné :
« Le légat me connaît, laissez-moi tranquille.
– Puis-je vous aider à vous habiller ?
– Allez au diable !
– Ils ont vraiment besoin de vous.
– Ils disent toujours ça », a rétorqué Krebs en grommelant.
Un de ses contemporains a affirmé que Krebs n’avait jamais appris « la technique de la vie ». C’était quelqu’un qui pouvait envoyer promener n’importe qui dans des dizaines de langues. Il a traduit la phrase « kiss my ass » (NdT : « Va te faire foutre »), surnommée la salutation souabe, en 40 langues. Un brin plaisantin, Krebs avait donné à un journaliste allemand le nom chinois Bu Zhidao, qui signifie « ne sait pas ». Il était si désagréable au quotidien que personne ne voulait travailler avec lui, ce qui devint un handicap pour la suite de sa carrière, puisque personne ne voulait lui donner de promotion ni accepter son travail dans des langues autres que le chinois.
Krebs révisait ses langues par roulement, tout comme Alexander Arguelles. Il avait un emploi du temps strict où il travaillait le turc le lundi, le chinois le mardi, le grec le mercredi et ainsi de suite. Nu, imbibé de bière allemande, un cigare à la bouche, il tournait sans cesse autour de la table du salon, de minuit à 4 h du matin. Sa bibliothèque était organisée par langue et par groupe de langues. Il rédigeait une synthèse pour chaque livre, qu’il révisait régulièrement. Il aimait se tenir debout à son bureau. Il refusait de manger quoi que ce soit d’autre que de la viande et ne cherchait à avoir d’interactions sociales que s’il pouvait utiliser une de ses langues. « Il connaissait 32 langues, pas comme les polyglottes habituels puisqu’il les parlait élégamment et avec éloquence en arabe ainsi qu’en russe ou en italien » écrit Hentig. Krebs maîtrisait tellement bien le dialecte toscan que l’ambassadeur italien à Pékin s’est proposé de lui couper les cheveux, juste pour pouvoir entendre du toscan.
Inévitablement, des écrivains de l’époque comparèrent Krebs à Mezzofanti, mais aux yeux des écrivains allemands, Krebs était supérieur. Ferdinand Lessing, traducteur allemand à Tsingtao puis professeur et polyglotte lui-même, écrivait : « Face à toutes les expériences pénibles que l’on relate au sujet de Mezzofanti et cie, qui connaissent toutes les langues mais n’en connaissait aucune totalement, le talent incroyable de Krebs les mettait au défi. »
Si Krebs et sa famille avaient eu l’occasion de vagabonder librement en arrivant à New York, ils auraient découvert une ville remplie d’immigrés venus d’Europe ; de fait, on y trouvait à l’époque davantage de quotidiens publiés dans d’autres langues (italien, allemand, hongrois, français, croate, espagnol, etc.) qu’en anglais. Outre les 22 journaux anglais, on trouvait 10 journaux italiens, 7 allemands, 7 yiddish ou hébreux, 3 grecs, 3 hongrois, 2 français, 2 bohémiens, 2 croates et 1 espagnol, 1 serbe et 1 syrien. La famille Krebs a peut-être été détenue à Ellis Island, principale voie de transit pour les immigrés arrivant sur la côte est. Krebs aurait pu y rencontrer des apprenants en langues professionnels qui, comme lui, avaient été embauchés pour gérer la concentration de masses polyglottes. L’un de ces apprenants était un immigré italien du nom d’Anthony Frabasilis, un célèbre érudit en philologie grecque de l’université d’Athènes qui avait été embauché à Ellis Island comme interprète grec en 1909 et travaillait également en italien, en espagnol, en français, en allemand, en polonais, en russe, en turc et en arménien. On dit qu’il connaissait 15 langues et qu’il les parlait toutes bien.
À compter de 1909, un examen de la fonction publique évaluait les interprètes sur leurs compétences écrites et orales ainsi que sur leurs aptitudes en lecture dans certaines (ou toutes) des langues dans lesquelles ils travaillaient, offrant ainsi des preuves concrètes de l’existence d’un groupe de véritables hyperpolyglottes à Ellis Island. Reuben Volovick, un natif russe qui connaissait le yiddish, le russe, le ruthénien, et bien d’autres langues slaves, y travaillait également en tant qu’interprète. Il y avait aussi Peter Mikolainis, un Lituanien qui parlait sept langues. Ces hommes accueillaient les passagers, les répartissaient en groupes puis les dirigeaient vers des examens médicaux et des entretiens. À l’exception de cas médicaux rares, les entretiens étaient relativement simples : Que faites-vous dans la vie ? Quelle est votre race ? Votre ethnie ? Avez-vous déjà été anarchiste ? Polygame ?
La famille Krebs a finalement embarqué sur un bateau pour l’Europe, laissant derrière elle la vaste bibliothèque d’Emil, qui a été vendue, à terme, à la bibliothèque du Congrès américain. De retour en Allemagne, Krebs s’est tourné vers les langues avec une vive énergie, « s’abandonnant à sa grande ambition, l’étude des langues » ainsi que l’écrivait son petit-neveu Eckhard Hoffmann. Le Bureau des Affaires étrangères offrait 90 Deutsche Marks pour chaque langue qu’une personne était en mesure de parler. « Tu vas être millionnaire ! » lui disaient des amis de la famille. Les fonctionnaires ont toutefois informé Krebs qu’il serait limité à passer l’examen pour deux langues. Lire les écritures cunéiformes de l’assyrien, du babylonien et du sumérien ne lui a rien rapporté.
Un après-midi de mars 1930, alors qu’il traduisait quelque chose (on ne sait pas quoi), Krebs perdit connaissance. Il mourut peu de temps après. La nouvelle s’est rapidement répandue et sa femme reçut dans la journée un coup de fil glaçant : La famille serait-elle d’accord pour léguer le cerveau de son mari à la science ? La demande venait d’Oskar Vogt (1870-1959), un homme pugnace spécialisé dans l’anatomie du cerveau et directeur de l’Institut Kaiser-Wilhelm pour les recherches sur le cerveau. Le cerveau en question constituerait un bel ajout à la collection de cerveaux d’élite de Vogt, le seul encéphale d’un Sprachgenie.
Vogt s’était consacré à l’étude des cerveaux d’élite et son passé regorge de petits accidents et d’échappées belles. En 1924, il avait été invité à Moscou pour étudier le cerveau de Vladimir Lénine. À l’époque, les manœuvres politiques au sein de cette jeune Union soviétique, et particulièrement celles de Joseph Staline, accordaient une importance toute particulière à la création et au maintien d’un culte autour de Lénine en tant que super-génie révolutionnaire. « C’était également une brillante idée d’obtenir, si possible, confirmation du “génie” de Lénine auprès d’une source respectable, venant de l’étranger de préférence » écrivait Igor Klatzo, biographe de Vogt et de sa femme Cécile. En 1927, Vogt fit donc tremper le cerveau de Lénine dans le formol, le coula dans un moule de paraffine fondue puis le découpa en 31 000 sections. Il se trouva alors confronté à un défi de taille : Comment conserver ses principes scientifiques sans pour autant offenser ses sponsors soviétiques ? Comment expliquer certaines caractéristiques du cerveau de Lénine sans faire référence au fait qu’il souffrait peut être de syphilis ? (Ce n’était pas le cas. Lénine avait vraisemblablement des antécédents d’athérosclérose dans sa famille.) Et si le cerveau de Lénine n’était pas à la hauteur d’autres cerveaux d’élites ?
Vogt a résolu le problème en décrivant l’abondance de neurones pyramidaux trouvés dans le cortex de Lénine, expliquant que cela avait dû nourrir une pensée richement imaginative et rationnelle. Publié en 1929, son papier a reçu les éloges des soviétiques et Vogt a pu se tourner vers d’autres projets.
Il n’imaginait pas que, l’année suivante, il ajouterait un cerveau d’hyperpolyglotte à sa collection. Vogt a rencontré la belle-sœur et la belle-fille de Krebs à l’église où devait se tenir l’enterrement ; la loi impose que des membres de la famille soient présents au moment de l’extraction du cerveau. Toni et Charlotte-Luise se sont éloignées, ne supportant pas la scène, bien qu’on entendît les bruits du marteau et de la scie de Vogt. L’ambiance devait être digne des ténèbres de Frankenstein : une église sombre, la lumière au gaz vacillante et Vogt s’éloignant avec le cerveau de Krebs qui tremblotait dans un bocal en verre.
Ce même cerveau, je l’espérais, allait avoir des choses à raconter.
Extrait d’Adieu Babel de Michael Erard, environ 300 pages, 25 €. Traduit de l’anglais américain par Naïma Carthew. Parution le 13 octobre 2016.
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