Entretien avec Jean-Paul Demoule, archéologue et professeur de protohistoire européenne, à l’occasion de la parution récente de son ouvrage monumental Mais où sont passés les Indo-Européens ? aux éditions du Seuil. Un livre qui est une sorte de « Massacre à la tronçonneuse » dans la forêt des arbres généalogiques…Comment résumer un travail pharaonique entrepris il y a plus de 25 ans, et qui donne un livre tout aussi imposant de 750 pages, à l’érudition considérable ? On n’essaiera pas. On se limitera ci-après à tenter de synthétiser sa problématique et les grandes lignes de son raisonnement. L’archéologue et historien Jean-Paul Demoule s’attaque au mythe des Indo-Européens dont il dit, en sous-titre de son livre, qu’il est le mythe d’origine de l’Occident. En grec ancien, mythos (μῦθος) désigne le récit, la fable, le conte et d’une façon générale, la « parole fausse » qui s’oppose au logos. L’idée de « mensonge » est donc inscrite assez profondément dans la racine du mot « mythe » lui-même. Car c’est bien une histoire de mensonge et de mirage que raconte Jean-Paul Demoule de façon chronologique, un mensonge qui consiste à créer avec des brimborions une civilisation originelle, chimérique, à partir d’une hypothèse de travail de linguistes. Et ce en convoquant toutes les disciplines de la science moderne, l’histoire, l’archéologie, la biologie, la génétique, la chimie, l’anthropologie etc.
Il est par ailleurs intéressant de rappeler qu’en français le verbe « inventer » signifie « créer par l’imagination », mais aussi, en archéologie, « trouver » (pour des vestiges, un trésor, etc.). Le mythe indo-européen semble être une parfaite illustration de cette polysémie.
Au début de son histoire, « indo-européen » (avec ou sans trait d’union) n’est qu’un adjectif (et un mot composé assez maladroit, mais lourd de conséquences) qui sert à caractériser des langues dont les premiers comparatistes avaient identifié les troublantes ressemblances, et ce dès la Renaissance. Mais rapidement des philosophes, des historiens et des linguistes, principalement en Allemagne à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, voient l’intérêt de substituer, au mythe originel biblique emprunté aux Juifs, un mythe qui n’aurait rien à voir avec cet encombrant héritage. Ils s’emparent des langues indo-européennes, reconstituent une supposée langue originelle indo-européenne (Ursprache), imaginent que cette proto-langue était parlée par un peuple originel (Urvolk) et qu’en conséquence ce peuple vivait dans un Foyer ou Berceau originel (Urheimat). Les Indo-Européens sont nés, pour le pire et jamais pour le meilleur. Ce foyer originel, que l’on recherche avec acharnement est, à la naissance du mythe, localisé en Inde, mais il ne cessera, pour des raisons politiques assez évidentes (en Allemagne, il s’agissait d’unifier le pays), de se déplacer vers l’Occident.
Littré, à l’entrée « indo-européen » (adj.), écrit de façon désarmante et prémonitoire : « qui commence à l’Inde et finit à L’Europe inclusivement ». Et effectivement, le foyer originel indo-européen se déplacera géographiquement, en suivant littéralement la syntaxe, de l’Inde vers les steppes de l’Ukraine, tout en faisant un détour par l’Anatolie… pour achever sa course sur les bords de la Baltique (les principaux linguistes qui s’intéressent à cette question sont allemands et indo-européen se dit indo-germanisch en allemand). En définitive et selon chacune de ses thèses, les Indo-Européens peuvent bien être partis de différents points, du moment qu’on demeure en Eurasie et qu’on respecte un schéma immuable de diffusion. Dans le même temps, les naturalistes à partir de Carl von Linné (fin du XVIIIe siècle) classent les espèces vivantes et les organisent en arbres généalogiques ou phylogénétiques dans une perspective évolutionniste. Aux côtés d’autres espèces animales, L’homme n’échappe pas à ce classement, et l’espèce humaine y est divisée à l’époque en plusieurs « races ». Les arbres généalogiques se multiplient à partir de ce modèle, et le premier arbre censé organiser des familles de langues apparaît en 1800 (fig.1). Il faut attendre 1863 pour voir un arbre généalogique des langues indo-européennes : c’est le fameux Stammbaum du linguiste allemand August Schleicher (fig. 2). Schleicher tente en outre de reconstruire systématiquement la langue indo-européenne primordiale en faisant des rapprochements lexicaux, et c’est suite à ses travaux que chaque terme reconstruit est précédé d’un astérisque. Pour Schleicher, qui était un ami proche du biologiste Ernst Haeckel (chantre du darwinisme social et bientôt pangermaniste), pas de doute possible : « les langues sont des organismes naturels qui, en dehors de la volonté humaine et suivant des lois déterminées, naissent, croissent, se développent, vieillissent et meurent ». Cette vision naturaliste et biologique de la linguistique, nourrie des échanges entre Schleicher et Haeckel, connaîtra une fortune qui ne se démentira jamais complètement. Elle continue d’irriguer, de manière plus ou moins diffuse, mais avec toute la sophistication de la technologie moderne, des travaux récents sur les langues indo-européennes et une hypothétique civilisation du même nom, ou sur les langues du monde entier (par exemple ceux de Merritt Ruhlen ou la Nouvelle Synthèse de Luigi Cavalli-Sforza). Dans tous les cas, au cœur du XIXe siècle, la vision de Schleicher et Haeckel, associée aux travaux de « racistes scientifiques » comme Gobineau ou Francis Galton ou aux délires archéologiques de Gustaf Kossinna, servira de matrice aux pires dérives idéologiques pour aboutir, quelque 70 ans plus tard, au national-socialisme hitlérien. Jean-Paul Demoule retrace brillamment cette généalogie (sans mauvais jeu de mots) et pointe les responsabilités de penseurs qui ne comprennent pas encore que les idées peuvent tuer. Nul n’en sort vraiment indemne, à l’exception de quelques linguistes qui, d’une certaine manière, n’ont jamais totalement perdu de vue que le mot « indo-européen » ne devait pas être autre chose qu’un adjectif au féminin pluriel, et toujours placé derrière le mot « langues ». Ainsi Demoule rend-il hommage à Hugo Schuchardt et à Nikolaï Troubetzkoy qui proposa dès 1928 le concept révolutionnaire de Sprachbund à l’origine de la linguistique aréale et de la typologie. Cette contribution majeure à la pensée permettra à la linguistique de se développer vers de nouveaux territoires résolument modernes et en rupture avec les modèles génétiques dominants. Troubetzkoy adoptait une attitude radicale à l’endroit du peuple originel indo-européen, qualifié de « mirage » : « En poursuivant ce mirage, on oublie une vérité scientifique fondamentale, à savoir que la notion d’ ‘indo-européen’ est une notion exclusivement linguistique ». Hélas l’exposé qui comprenait cet extrait, prononcé en 1936 à Prague, passera aux oubliettes et la tentative du linguiste pour examiner les langues indo-européennes par leurs relations aréales ou leurs contacts fera long feu.
Pour abréger ce résumé déjà trop long, Jean-Paul Demoule montre comment, dans la partie du livre consacrée à l’époque contemporaine, jusqu’à une date très récentes, les mêmes raisonnements de diffusion centrifuge et de migrations des populations vont resurgir sous le vernis de nouvelles découvertes indo-européennes qui n’en sont pas. Avec ce même danger, par des raisonnements trop simples, d’introduire de la division là où il ne devrait pas y en avoir, de susciter des débats stériles sur les origines ou l’identité nationale, et de voir resurgir les funestes idéologies qui ont conduit l’Europe à la catastrophe il y a un siècle déjà. Son travail est un travail essentiellement critique qui invite à la complexité du monde, à la gestation d’autres modèles de pensée, et qui nous fait prendre conscience de la difficulté des Occidentaux (de notre difficulté, devrait-on écrire) à imaginer autre chose qu’une origine unitaire.
Quand avez-vous commencé à douter de la réalité historique d’une civilisation indo-européenne ?
Jean-Paul Demoule : J’ai toujours été passionné par les langues. J’ai étudié le latin et le grec ancien puis, outre les grandes langues européennes, j’ai été amené à apprendre les langues des terrains archéologiques où j’ai travaillé, comme le bulgare ou le grec moderne – et j’ai beaucoup pratiqué la méthode Assimil, y compris celle de l’occitan (du moins l’ancienne édition) ! J’ai donc, parallèlement à l’archéologie, suivi des cours de linguistique notamment auprès d’André Martinet, de Michel Lejeune ou de Jean-Claude Milner, de même que j’allais écouter les cours de Georges Dumézil au Collège de France et que je lisais les livres d’Emile Benveniste. Le « problème indo-européen » était évidemment un problème classique pour tout archéologue travaillant sur l’Europe. Parmi les grands noms de la préhistoire (ou plutôt de la protohistoire) de l’Europe qui s’y sont frotté, on peut citer par exemple Gordon Childe ou plus récemment Colin Renfrew. C’est une question irritante qui est parfois explicite, mais la plupart du temps implicite, dans beaucoup de travaux archéologiques sur l’Europe. J’ai donc commencé à enquêter de mon côté, dès le début des années 1970, au début par simple plaisir, parallèlement à mes recherches principales sur le néolithique européen, mais aussi l’âge du Fer. D’autant qu’il était clair que la solution passait nécessairement par l’archéologie, la seule à pouvoir identifier un « Peuple originel » éventuel. Or aucune des solutions proposées ne convainquait, au fur et à mesure de mon enquête. C’est pourquoi je suis retourné au « noyau dur » du problème, le modèle linguistique et le modèle mythologique. D’autant que l’archéologie, avec des chercheurs comme Jean-Claude Gardin, travaillait beaucoup sur la question des modèles formels, arborescents ou non, et sur la question des classifications et des ressemblances. Collaborant déjà à la revue La Recherche, j’ai finalement proposé en 1980 à sa revue alors sœur, L’Histoire, un article au titre un peu provocateur : « Les Indo-Européens ont-ils existé ? ». Les réactions ont été vives, notamment de la part de personnes liées à la « Nouvelle Droite », alors en plein essor. Mais j’ai reçu aussi des lettres de félicitations, par exemple de Paul Veyne, et j’ai continué à approfondir le sujet, avec des articles de temps à autre, et ai entrepris d’écrire un peu plus tard, sur une suggestion de Maurice Olender qui dirige la « Librairie du XXIe siècle » au Seuil, le présent livre – lequel est passé néanmoins à l’arrière-plan pendant une dizaine d’années, lorsque je me suis occupé presque exclusivement d’archéologie préventive, de sa législation, et du développement de l’Institut national de recherches archéologiques préventives, l’Inrap.
Si on regarde à l’entrée « indo-européen » (substantif) de différents dictionnaires, on est frappé de constater à la fois la prudence et le flou qui entoure la notion de « peuple (ou groupe) indo-européen ». Si Larousse et le Robert y font allusion dans leurs éditions récentes, le TLF dans sa version numérique définit sobrement l’indo-européen comme « celui qui a parlé cette langue ». Et si l’on remonte à Littré, en plein milieu du XIXe siècle, il ne retient que l’acception linguistique et se débarrasse de la notion ethnographique à l’article « aryens ». Que vous inspire cet exercice de lexicographie comparée ?
J.-P. D. : Cette prudence et ce flou s’expliquent en France pour au moins trois raisons. D’une part parce que c’est une question complexe, qu’on ne peut résumer en trois phrases si l’on veut être sérieux ; or un dictionnaire se doit d’être concis. D’autre part parce que la question indo-européenne a été polluée par le nazisme, ce qui pousse aussi à la prudence et explique qu’elle a été fort peu abordée dans l’après-guerre. Enfin parce que cette question a longtemps très peu intéressé la recherche française. Comme j’ai tâché de l’expliquer, ce fut pendant tout le XIXe siècle une science allemande parce que la langue était essentielle pour la définition de l’identité nationale allemande, éparpillée entre divers empires, royaumes et principautés – un problème que n’avaient pas les Français, dans un pays unifié de longue date. Les archéologues français se sont presque constamment désintéressés de la question, parfois même en le revendiquant – à la différence des anthropologues physiques. C’est seulement quand à la fin de sa vie, dans les années 1970-1980 et pour de bonnes et de mauvaises raisons, l’historien des religions Georges Dumézil a été placé en France au panthéon des sciences humaines, que l’on a un peu plus parlé des « Indo-Européens ».
Ce livre devait paraître il y a un certain nombre d’années déjà (votre première contribution sur le sujet a, je crois, été publiée en 1980). Est-ce que, depuis la fin des années 90, la problématique n’est pas devenue totalement ringarde ? Même l’extrême-droite européenne semble être passée à autre chose…
J.-P. D. : Comme je le disais, j’ai commencé à écrire ce livre dans les années 1990, pour l’essentiel sa partie historiographique, et je l’ai repris après une dizaine d’années d’interruption à la fin des années 2000. Sur le problème ponctuel de l’extrême-droite (laquelle, passée ou présente, occupe à peine un dixième de mon livre), celle-ci ne s’est nullement désintéressée de la question, même s’il s’agit surtout de l’extrême-droite « païenne », plus que de l’extrême-droite populiste. Il suffit de surfer sur les sites internet dits « identitaires » pour s’en convaincre, sans compter la musique « europaïenne ». Il s’agit d’autant moins d’un phénomène marginal que cette « identité européenne », fondée de fait sur de supposées « origines indo-européennes », est centrale dans les débats actuels autour de l’immigration, et bien au-delà de la stricte extrême-droite. Cela ne concerne pas que l’Europe occidentale, car les Indo-Européens ou « Aryens » sont revendiqués dans certaines mouvances ultra-nationalistes russes – tout comme chez les fondamentalistes hindouistes, actuellement au pouvoir. Mais plus généralement, en dehors de ce phénomène particulier, les ouvrages de vulgarisation tout comme les manuels se sont multipliés dans les années 2000 sur la question indo-européenne, aussi bien en France que dans les pays anglo-saxons, et avec un succès certain. On n’en a sans doute jamais autant publié. Si bien que des livres consacrés à d’autres questions, mais qui abordent la préhistoire de l’Europe, évoquent souvent les Indo-Européens originels et leurs migrations comme un fait acquis et résolu.
Vous sous-titrez votre livre « le mythe d’origine de l’Occident ». Mais, pour qu’il y ait mythe, il faudrait que dans une société comme la nôtre, on trouve ce « récit des origines » dans les manuels scolaires, dans certaines commémorations, dans des titres de journaux, dans la culture populaire ou sur des étiquettes de yaourts… pourtant, aucune fiction cinématographique, aucune série télé, aucune prescription dans les consignes données aux enseignants… Du coup, comment pouvez-vous parler de mythe, à moins de le restreindre à la communauté des chercheurs ?
J.-P. D. : Un mythe n’a pas besoin d’être totalement explicite. Ou plus exactement, il s’agit en l’occurrence d’un mythe savant, explicite pour les élites instruites, mais qui par osmose et sous une forme dégradée informe une bonne partie des représentations idéologiques des Européens sur leur propre histoire – l’« Europe » elle-même, presqu’île de l’Eurasie, ayant été abusivement isolée comme un « continent » à part entière. Ces représentations, on l’a vu, sont plus ou moins prégnantes selon les pays, et plus en Allemagne qu’en France par exemple. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’Allemagne nationale-socialiste a mis le mythe en pratique jusque dans ses plus extrêmes conséquences, chaque citoyen allemand devant d’ailleurs disposer d’un « passeport aryen » attestant de son ascendance « aryenne » jusqu’à ses huit arrières-grands-parents, le terme « aryen » ayant été repris par les autorités de Vichy pour leur politique antisémite. De ce point de vue, le nazisme, plus qu’une parenthèse aberrante, a été le miroir grossissant du mythe. Mais le mythe est là. Symétriquement, l’une des raisons des errements de la construction européenne est sans doute l’absence d’un grand mythe originel fondateur, les images de nos billets en euros ne commençant qu’avec l’empire romain. Ce qui interroge sur la place des mythes, positifs ou négatifs, dans l’histoire.
Vous soulignez le peu de racines communes des langues indo-européennes (1100 racines communes dans six grandes familles indo-européennes — sur 14 —, en spécifiant bien que « cela est suffisant pour parler d’une ‘famille’ de langues indo-européennes, mais peu probant pour décrire une civilisation ». Le peu de racines communes vous semble également remettre en cause l’idée d’une langue indo-européenne originelle. Cependant, sur le plan théorique, est-ce que l’idée même de familles de langues ne suppose pas l’existence de protolangues ?
J.-P. D. : Il s’agit des 14 grandes familles (ou sous-familles) de langues indo-européennes, au sein du groupe des langues indo-européennes, qui n’ont effectivement qu’une seule racine en commun, la racine *teu, qui veut dire « enfler », les trois-quarts des racines n’étant attestés que dans six sous-familles, ou moins. Ce que j’ai voulu rappeler, c’est que le fameux « vocabulaire commun » à partir duquel on est censé reconstituer toute une civilisation originelle, n’est pas si « commun » que cela. Ce qui fait qu’il n’y a toujours pas d’accord parmi les linguistes indo-européanistes sur la possibilité, ou non, de reconstituer la langue originelle ; et que parmi ceux qui s’essaient à la reconstituer, après deux siècles de travaux pointus et érudits, il n’y a pas non plus d’accord sur ladite langue. Le terme de « famille » est en outre trompeur, car il implique usuellement une généalogie. L’on connaît des phénomènes de parenté linguistique que personne ne conteste, comme les langues romanes toutes issues du latin. Mais elles sont infiniment plus proches entre elles, au terme de deux millénaires, que ne le sont les trois plus anciennes langues indo-européennes connues (grec mycénien, hittite, sanscrit), datées vers 1500 avant notre ère et censées également s’être séparées de la langue mère depuis environ deux millénaires. D’autres modèles d’apparentement (par contacts, mélanges, combinés parfois à des filiations, etc) sont donc concevables, et ont été mis en œuvre dans d’autres champs plus novateurs de la linguistique.
Si on élargit la problématique, on a le sentiment que la question indo-européenne ne fait que cristalliser la volonté d’une partie de la communauté scientifique (principalement occidentale) de faire coïncider, à marche forcée, la génétique des populations et le classement des langues. Etes-vous d’accord avec cette remarque, et quels sont vos alliés dans cette entreprise de critique fondamentale des arbres phylogénétiques ?
J.-P. D. : La recherche d’une « langue-mère indo-européenne » n’est que l’une des formes du mythe de la Tour de Babel. Dès la Renaissance, des savants ont cherché à reconstituer l’arbre de toutes les langues, d’abord en le faisant dériver de l’hébreu, la langue qu’avait parlé Dieu au Paradis Terrestre. Ces tentatives se sont poursuivies et « laïcisées ». En 1905, Alfredo Trombetti avait proposé un tel arbre, tombé en désuétude. Les choses ont repris à partir des années 1960-1970, d’abord en Russie, puis aux Etats-Unis avec Joseph Greenberg et Merritt Ruhlen, ce dernier doté d’un grand talent médiatique. Ils ont été rejoints par l’équipe, américaine également, de généticiens de Luigi Luca Cavalli-Sforza, qui ont proposé un arbre génétique de tous les humains du monde, répartis en grands groupes (les « Lapons », les « Européens », les « Bantous », etc) et dont les embranchements coïncideraient strictement avec l’arbre des langues. Sans entrer dans les détails, cette coïncidence est en fait beaucoup moins réelle qu’affirmée. Quant à la « langue-mère » de Greenberg et Ruhlen, elle a fait l’objet de nombreuses et convaincantes critiques méthodologiques, de la part de linguistes comme Lyle Campbell aux Etats-Unis, ou Louis-Jean Boë, Sylvain Auroux ou Laurent Métoz en France. Mais son avenir médiatique n’est pas près de s’arrêter ! D’autant que Ruhlen a qualifié de « racistes » les linguistes qui lui reprochaient son manque de rigueur, qu’ils opposaient aux méthodes beaucoup plus strictes de la grammaire comparée des langues indo-européennes. : il les accusait de ne vouloir traiter que les langues des « blancs ».
Est-ce que la thèse diffusionniste à la sauce indo-européenne s’est étendue par contagion à d’autres familles de langues et à d’autres langues ? Ou pour parler autrement, est-ce que le schéma « protolangue + stammbaum + diffusion par migrations » intéresse les linguistes et/ou les archéologues pour d’autres familles de langues ? Est-ce qu’il a même jamais fonctionné pour d’autres familles ?
J.-P. D. : Les schémas explicatifs migrationnistes-diffusionnistes sont les plus fréquents en archéologie. Mais certaines familles linguistiques résistent plus que d’autres à une mise en arbre ; c’est le cas des langues sémitiques par exemple. Les deux exemples migrationnistes les plus connus sont la diffusion des langues bantous en Afrique et celle des langues polynésiennes en Océanie. Ces dernières posent peu de problèmes, ces langues étant très proches et les migrations étant assez bien retracées par l’archéologie. Le cas des langues bantous est beaucoup plus complexe, mêlant sans doute divers types de phénomènes. Plus globalement, des archéologues comme Colin Renfrew ou Peter Bellwood ont mis en relation la diffusion progressive de l’agriculture à partir du dixième millénaire avant notre ère, avec la diffusion des grandes familles de langues. Mais c’est loin d’être aussi simple (j’en parle aussi dans mon livre).
Vous parlez assez peu, finalement, des rapprochements non seulement linguistiques mais mythographiques, qui sont tout de même très frappants, sinon très nombreux. On ne parle pas de la fameuse tripartition, qui peut à la limite passer pour une brillante construction intellectuelle. Mais certains détails narratifs, d’une civilisation à une autre, sont très frappants, et ne dépendent pas à l’évidence du cerveau qui les reconstruit : l’enlèvement des Sabines (correspondance irlandaise), les Panathénées et certains rites indiens liés à Mahadevi, les correspondances narratives entre Mahabharata et récits épiques grecs ou romains, etc. (là encore des épisodes de détails, pas des structures). Si ce fonds narratif commun n’a pas d’origine commune, comment alors aurait-il pu circuler d’une civilisation à l’autre (les Indiens et les Irlandais n’ont pas eu de contacts avant l’ère contemporaine), et ce d’autant plus que, contrairement au lexique, les civilisations parlant des langues non indo-européennes ne possèdent absolument pas ces « mythèmes »?
J.-P. D. : Je consacre un chapitre entier aux travaux de Georges Dumézil et à la mythologie comparée. Pour moi, les vastes schémas mythologiques mis en relief par ce grand savant ne coïncident pas avec la répartition des langues indo-européennes, que ce soit par excès (on en retrouve des traces jusqu’au Japon en passant par le Caucase) et par défaut (les religions grecque ou hittite ne rentrent guère dans le modèle). En outre, on connaît très peu les mythologies de peuples européens ne parlant pas des langues indo-européennes, ce qui aurait constitué un test, de même qu’on ne connaît pas une grande partie des mythologies originelles des peuples locuteurs de langues indo-européennes (Slaves, Thraces, Baltes, Phrygiens, Arméniens, Tokhariens, Albanais, etc). Les mythes duméziliens décrivent une société guerrière et hiérarchisée qui ne peut guère être antérieure à l’âge du Bronze et au IIe millénaire avant notre ère. Or c’est le moment où se mettent en place à travers l’Europe et l’Asie de grands réseaux d’échange de biens de prestige (armes et parure de métal, matières précieuses, chars, etc) entre les élites ; mythes et épopées aristocratiques ont dû voyager tout autant. Cela explique que l’on retrouve effectivement certains mythes identiques, non pas systématiquement sur tout l’espace où l’on parlait des langues indo-européennes, mais ponctuellement, et parfois en des contrées très éloignées l’une de l’autre. Par exemple le mythe du borgne et du manchot sauveurs de la communauté (à Rome Mucius Scaevola et Horatius Cocles ; chez les Germains Odin et Tyr) ; ou le guerrier qui affronte trois adversaires (Horace et les Curiaces à Rome, Cuchulainn chez les Celtes insulaires). Ou bien que l’on retrouve certaines expressions poétiques (« gloire immortelle » chez les Grecs et en Inde). J’interprète ces phénomènes comme des échanges et des emprunts, beaucoup plus que comme les vestiges d’un fond commun qui remonterait à plusieurs millénaires
Pour finir, une question « provoc » : les langues actuelles de l’Europe sont-elles encore indo-européennes? l’anglais n’a quasiment plus de flexion, beaucoup de groupes ont abandonné la flexion nominale, on va de plus en plus vers la parataxe, le lexique fait des emprunts absolument partout… la question de l’origine ne pourrait-elle pas alors se renverser complètement : quand bien même on saurait encore dans mille ans que le français « vient » du latin, est-ce que cette langue aura encore la moindre parenté avec sa « langue-mère » ? Du coup, ne peut-on projeter cette fiction sur l’indo-européen lui-même, en admettant que oui, allez, il y a bien eu un noyau commun, mais qu’à l’époque où sont attestées les plus ancienne langues indo-européennes, celles-ci s’étaient déjà tellement détachées de leur origine qu’elles ne lui devaient plus rien ou presque ? Dès lors la question de l’origine n’aurait plus aucun sens, mais dans une autre problématique que la vôtre : c’est que l’origine serait de toute façon sans valeur herméneutique.
J.-P. D. : C’est la question que l’on peut se poser justement à propos de l’arbre Greenberg-Ruhlen de toutes les langues du monde. Que le petit groupe de quelques milliers d’homo sapiens dont nous descendons tous ait parlé il y a quelque 100 000 ans en Afrique orientale une langue unique ou du moins des dialectes apparentées est à la fois une évidence probable, mais une évidence indémontrable. Greenberg en a d’ailleurs tiré argument pour affirmer que si l’on ne disposait que des langues indo-européennes actuelles dans leur état contemporain, et non pas leurs stades anciens, on aurait beaucoup de mal pour certaines à établir leur parenté ; ceci pour justifier le laxisme qu’on lui reproche dans ses propres reconstitutions. Dans tous les cas, quelles que soient les théories, les langues indo-européennes ne sont connues que depuis trois millénaires et demi, alors même que l’humanité moderne existe depuis au moins cent mille ans ; c’est donc une infime durée chronologique.
Entretien réalisé par Nicolas Ragonneau et Tristan Macé. Tristan Macé est agrégé de lettres classiques.
Mais où sont passés les Indo-Européens ? de Jean-Paul Demoule (752 pages, 27 euros). Editions du Seuil, collection La Librairie du XXe siècle. Prix Roger Caillois 2015, catégorie « essai ».
Pour en savoir davantage sur jean-Paul Demoule, on peut visiter son site : http://www.jeanpauldemoule.com/ et sa page Facebook
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