Naiana Bueno, une de nos auteures pour le portugais du Brésil, a profité de son passage dans São Paulo, sa ville natale, pour visiter le Musée de la langue portugaise. Voici ses impressions en version française. Le 22 décembre 2016 un violent incendie a ravagé l’intégralité du musée, fermé désormais pour travaux, en attendant sa réouverture.
« Muséifier » la langue
Le Musée de la Langue Portugaise, inauguré à São Paulo en 2006 dans les enceintes de la gare Luz, est davantage un cours d’histoire que de linguistique. Au premier abord, on pourrait se dire : « Comment exposer, muséifier la langue ? ». A l’article « musée » du dictionnaire, on trouve ceci : « Lieu, édifice où sont réunies, en vue de leur conservation et de leur présentation au public, des collections d’œuvres d’art, de biens culturels, scientifiques ou techniques ». Alors par quel miracle la langue portugaise serait-elle devenue une œuvre d’art, un bien culturel, scientifique ou technique pour être exposée dans un musée ?
La réponse est simple : en s’invitant dans des œuvres d’art, des biens culturels, scientifiques ou techniques produits en langue portugaise ! Ça alors !
Pour s’en rendre compte, tout d’abord il faut y aller. La gare ferroviaire « Luz » se trouve au centre-ville de São Paulo, à côté du métro et du quartier du même nom. Luz veut dire lumière. Peut-être que le projet de musée dans ces lieux n’a rien d’arbitraire… Éclairer nos esprits brésiliens à propos de notre propre langue ? Mettre en lumière le côté obscur de la langue portugaise au regard des non lusophones : la langue parlée au Brésil est une langue portugaise ou une langue brésilienne ? Oh, fiat lux !
Une ancienne gare
La gare a été construite pendant la deuxième moitié du XIXe siècle ; au départ elle était constituée d’un quai et un petit bâtiment. Mais dans les premières années du XXe siècle, elle est devenue telle que nous la voyons aujourd’hui. Ce fut un architecte britannique, Charles Henry Driver, qui dirigea le projet. La structure métallique (oui, à cette époque tout ce qui était en métal était noble et beau. Vive la Tour Eiffel !) et tout le matériel pour l’éclairage de la gare a été importé du Royaume-Uni.
Même s’il s’agissait d’une des gares les plus importantes de São Paulo, du fait de la négligence envers de centres-villes Brésiliens — à l’époque, les rénovations et investissements urbanistiques n’avaient pas lieux aux centres villes, qui ont fini pour devenir des lieux vétustes, mal fréquentés, oubliés —, pendant des années la gare et le centre-ville de São Paulo (où la gare est située) ont été délaissés. C’est à partir des années 2000, avec un projet de réhabilitation du centre-ville, que la perception de cet espace urbain et des 7520 m2 de la gare ont commencé a changer.
La construction de ce musée suscite quelques interrogations : « pourquoi un musée de la langue portugaise ? ». Il se trouve que la conception/construction de cet espace ne correspond pas seulement aux dates d’une rénovation du centre-ville de São Paulo mais aussi l’expansion économique du Brésil face aux plus grandes puissances mondiales… Alors, cette initiative à la fois privée et publique (Etat de São Paulo) est une façon de rompre la barrière qui confinait le Brésil dans son statut de pays « récent », « émergent », « en voie de développement », etc. pour le mettre au même plan que certaines puissances européennes. Montrer les liens de la langue portugaise du Brésil avec le portugais parlé au Portugal, la langue française, l’espagnol, les dialectes africains, la langue japonaise, l’italien, c’est une façon de montrer les liens du Brésil VERS l’étranger et non de l’étranger vers le Brésil. C’est une façon de s’ouvrir au monde et aussi une façon de souligner l’importance du pays en tant que puissance économique, mais aussi culturelle. N’oublions pas que, sans aucune doute, montrer le côté cosmopolite et européen des Brésiliens rend le pays moins « exotique », moins « primitif », plus « structuré ». Ça tombe bien, le monde capitaliste raffole des pays structurés pour investir… On sait que les institutions muséographiques (ouf, pas toutes!) ont parfois un but économique avant même d’avoir un dessein éducatif. Cela ne veut pas dire nécessairement que le Musée de la langue portugaise rentre dans la case de ces musées, mais qui suis-je pour affirmer le contraire?
Laissons ces réflexions de côté — ce n’est pas l’objet de mon récit— pour entrer dans le musée en tant que tel. Car la gare continue là, à côté, toujours opérationnelle, liant São Paulo et sa banlieue.
La relation entre la gare et le la langue est aussi folle que le fait d’amener une structure métallique d’Europe… la langue est venue d’Europe, mais est devenue brésilienne. Cependant la langue est toujours nommée « portugaise ».
Pour comprendre, il faut accepter de partir en voyage, comme un train. Car la muséographie du Musée de la Langue Portugaise est un peu comme un train qui traverse des paysages visuels, sonores, des tunnels.
Embarquement pour la langue portugaise
Pour embarquer, on prend des billets et on va jusqu’au quai. Normalement, quand on prend un billet, on sait où l’on va. Alors, dans ce cas précis, on saura où l’on va seulement après avoir pris les billets : un petit film de dix minutes raconte l’histoire de la langue et l’importance des langues pour l’humanité. Ensuite la porte du train se ferme, le train part. Dans le musée, la porte s’ouvre, l’immense écran bascule, on le traverse et on part. On part vers la Place de la Langue (Praça da Língua), dans des tribunes où nous sommes des spectateurs d’un spectacle visuel et sonore. Des classiques de la poésie Brésilienne (Carlos Drummond de Andrade, Gregório de Matos, Fernando Pessoa et Luís de Camões, textes de Guimarães Rosa, Euclides da Cunha et Machado de Assis et des chansons Noel Rosa et Vinícius de Moraes) sont projetés dans l’espace en même temps que des voix, connues et méconnues chantent les poèmes avec les accents divers qui composent le pays. A la fin, une dalle lumineuse, au centre de la Place, s’allume, nous invitant à parcourir, à marcher sur les mots et les poésies.
Dans certaines villes de la campagne au Brésil les places jouent un rôle majeur: c’est sur les places, ou du moins moins c’était sur les places que les conversations avaient lieu, que les rencontres et les transmissions orales se faisaient. Comme si notre patrimoine linguistique était né d’une conversation sur une place, ou dans une gare. Ou plutôt dans un train en perpétuel mouvement. Et même si vous baragouinez le portugais, ce n’est pas grave, vous pouvez toujours vous laisser transporter par la mélodie de la langue, par la graphie, par le graphisme de la place.
Une diversité tellement diverse
Notre train gagne sa vitesse de croisière dans la Grande Galerie, qui pourrait presque être la Grande Galerie de l’Evolution, mais au lieu de squelettes et de bêtes empaillées, nous avons 106 mètres de long (oui, la salle fait plus de 106 mètres de long!) pour découvrir où, quand et comme la langue portugaise, au moins la langue portugaise du Brésil, est née en même temps la culture Brésilienne : dans les mœurs, dans la cuisine, dans le savoir, dans le sport, dans la musiques, les fêtes, le quotidien, bref dans tout ce qui nous appelons la Culture. Si vous voulez parcourir les 106 mètres et regarder la totalité des films de ce grand écran, vous allez dépenser 1h06 (11 films de 6 minutes chacun viennent aborder chaque aspect de la culture brésilienne). Donc ne vous attendez pas à visualiser un paysage d’une fenêtre de TGV. Les trains de la gare Luz roulent au pas, vous aussi. De quoi sortir de là en pensant « ouh là là, ces Brésiliens sont fous! » La diversité est TELLEMENT diverse qu’on ne peut que sourire. Dans l’écran, le joueur Pelé passe la balle à Ronaldo, qui passe à Rai, qui passe à Neymar qui marque. Le but marqué, et l’image de la recette du « vatapá » (plat à base d’haricot, typique de l’Etat de Bahia) nous apparaît, mais termine avec une recette en pizza, vraiment expliqué par les Brésiliens originaires de l’Italie. Les vidéos nous font parcourir le temps, l’espace, les cultures du Brésil, mais tout en même temps! C’est comme si vous faisiez un rêve, à la fois sans queue ni tête et complétement ordonné.
Langue et métissage
Alors, et la langue portugaise dans le musée ? Elle est partout. Écrite, déclamée, prononcée, chouchoutée, chantée, peinte, dessinée. Dans des panneaux interactifs le spectateur peut découvrir l’origine de certains mots employés dans la langue portugaise. Car après des nombreux allers-retours des mots entre le Portugal et le Brésil, nous ne pouvons pas dire que certains mots d’origine indigène ou africaine existent uniquement au Brésil — « cumbuca », un petit bol en langue indienne et « sunga », un short de bain en bantou, par exemple — Certes, même si je considère assez décevant ces musées qui s’obligent à mettre de l’interactivité pour que le spectateur se sente moins « passif » devant une œuvre d’art, ici l’interactivité a un intérêt : elle est presque documentaire. Le nombre d’écoliers et étudiants est énorme et pour éclairer les esprits de nombreux, rien de mieux que la luz d’un écran tactile à défaut de mettre un bouquin (A lire avec l’ironie nécessaire). Mais allez, laissons-nous transporter d’écran en écran pour découvrir, à défaut de redécouvrir, les mots espagnols, indiens, africains, français, anglais, arabes qui font partie de la langue portugaise du Brésil. Une fois l’esprit plus ouvert, arrêtons-nous dans la gare des mots et de leurs racines : trois tables tactiles et interactives nous permettent d’assembler des préfixes et des suffixes et de composer des mots. Une fois le mot composé, une voix donne sa définition. C’est vrai que nous pourrions passer des heures à essayer de les assembler jusqu’à l’épuisement (l’épuisement des mots, pas le nôtre). Parce que le spectateur a 106 mètres à faire au retour. Cette fois-ci le chemin est linéaire. Un grand panneau chronologique réunit ces données pour nous raconter l’histoire de la langue portugaise. Toujours mettant en parallèle les liens avec l’histoire africaine et amérindienne. Pendant les années 400, par exemple, les peuples de la famille tupi-guarani (une branche des tupis) ont commencé une migration de l’Amazonie vers le sud et le sudeste brésilien. Pendant le XVIe siècle, ils avaient dominé une grande partie de la côte atlantique. C’est aussi à partir du XVIe siècle que ces trois voies (africaine, portugaise et indienne) se rencontrent pour former le portugais du Brésil. La constitution de la langue portugaise est donc inséparable de l’histoire non linéaire de ces trois branches.
Pour nous les Brésiliens, parcourir ces couloirs du musée c’est une façon de mettre des mots plus clairs sur ce que nous sommes d’où nous venons, pourquoi nous parlons comme ceci ou comme cela. Une façon de savoir que tous nos ancêtres ont coopéré pour que les mots que j’écris aujourd’hui dans ces lignes soient écrits comme ça et pas autrement. Plus que jamais chaque mot a un poids, un sens qui communique pas seulement ce que nous souhaitons dire, mais ce que nous sommes.
Le voyage sans retour
Et justement pour cela, même en n’étant pas lusophone, chaque spectateur pourra rencontrer une partie de soi dans ce voyage sur la route de la diversité. On descend du train, mais le voyage continue car demain c’est une nouvelle page de l’histoire qui sera écrite, dite, rêvéé, vécue. D’ailleurs, dans l’espace destiné aux expositions temporaires, nous pouvons même écrire cette histoire. Un scriptorium, un lieu rempli de livres dont les pages sont presque blanches. Seul le dos nous montrent des mots: heure (hora), demain (amanhã), rêve (sonho), observation (observação), manger (comer)… A chacun de prendre un stylo en main et écrire ou réécrire ce que ces mots veulent dire, ce qu’ils nous inspirent. Ou mieux, d’utiliser les mots des dos pour former des phrases, en mettant un livre sur l’autre ou à côté de l’autre, comme des wagons d’un train. Celui dans lequel nous sommes. Le train de l’histoire. De l’histoire que s’écrit grâce aux langues et aux cultures qui forment le train de l’histoire de la langue portugaise.
Disons que ce musée, comme les autres musées, est un voyage en aller simple. Sans retour. Car en sortant nous ne sommes plus les mêmes et c’est pour cela qu’il s’agit d’un voyage sans retour.
Naiana Bueno, août 2015 (article mis à jour le 29 décembre 2015)
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