Tristan Macé a visité pour nous « Après Babel, traduire » présentée au Mucem de Marseille jusqu’au 20 mars 2017. Une exposition exceptionnelle, à la fois artistique, scientifique et politique qui emprunte son titre à George Steiner.
La traduction, comme le disait Léonard de la peinture, est ”una cosa mentale”, et sans doute la plus mentale de toutes, tant le point de départ et le point d’arrivée rendent mal compte de cette opération de l’esprit où se mèlent indissolublement l’expertise et l’émotion. A ce titre, l’exposition du MUCEM : « Après Babel, traduire », réalise un exploit tout à fait singulier, parvenir à faire voir la traduction, tout autant que la donner à penser.
Au centre de la première salle, s’impose d’abord une tourelle (ci-dessus) qu’on croit tout de suite reconnaître : une Babel de bois, haute de plusieurs mètres, petite spirale orgueilleuse singeant Brueghel dans une esthétique cubiste. Première surprise : ce n’est pas cela. La tour est une maquette de ce qu’aurait dû être le futur bâtiment de la Troisième Internationale ! On tourne alors le long des cloisons, et l’on découvre avec délices cette stratégie du coq à l’âne qui nous fait passer d’un sceau en or mésopotamien, témoin des premières ziggourats de l’Histoire, à celles du photographe Yang Yongliang, saisissantes métaphores de la démesure des villes chinoises.
Or ces « effets de montage », que ne renierait pas Georges Didi-Hubermann, ne sont pas arbitraires : ils traduisent, sans jeu de mots, ce désir de verticalité qui saisit toute culture dès qu’elle cherche à exprimer sa puissance. On réalise dès lors que l’idée d’une langue unique pour une seule Humanité n’est pas le rêve d’une harmonie préétablie et pacifique : c’est le cauchemar d’une langue de l’ordre, de l’hubris, du Même. Ou, pour le dire autrement : si nous parlions tous la même langue, la parole deviendrait inhumaine. Une transmission immédiate et sans le moindre décalage est le fait de la simple information, propre aux machines. On trouve d’ailleurs un peu plus loin dans l’exposition une fascinante incarnation de ce fantasme, la ”machine à traduire électromécanique” (ci-dessous), où dans ces rouages absurdement compliqués se perd le sens et se pressentent les cadavres exquis de Google Translate.
Comprendre, c’est par définition cet effort de partir de l’incompréhensible en l’autre et du malentendu entre nous. Nous parlons justement parce que nous ne nous comprenons pas, parce que la « dysharmonie préétablie », d’une langue à l’autre, nous oblige à l’effort de traduire. Nous ne parlons pas pour nous comprendre : nous parlons pour nous lier.
On passe alors dans la deuxième salle en étant persuadé que la pluralité des langues ne peut-être qu’une chance, comme le suggèrent les panneaux. Nouvelle pirouette de l’exposition, qui a cet autre mérite de ne pas verser dans l’irénisme béat des propos sur la diversité : qui dit chance dit risque ; qui dit langue de l’autre dit aussi langue du maître, du colon, du vainqueur. Quand le FLN libère l’Algérie, c’est en français : le texte de la conférence de la Soumma, qui fixait les objectifs de la lutte armée, fut tapé dans la langue du colonisateur ; d’où la phrase terrible et juste de l’écrivain Kateb Yacine : « le français fut notre butin de guerre ».
Dans un autre registre, un peu plus loin, les explications sur la résolution 242 de l’ONU donnent le vertige : en français, l’assemblée des diplomates demande le « retrait des territoires occupés » ; mais en anglais, elle demande « the withdrawal from territories occupied ». D’une langue à l’autre, un génitif, parfaitement objectif à tous les sens du terme, devient un ablatif ouvert à tous les contresens volontaires : un retrait à partir de territoires occupés? Oui, bien sûr, mais lesquels, dans quelles proportions? La carte de Palestine qui accompagne les deux phrases montre les conséquences, en kilomètres carrés, de la phrase anglaise, si elle avait été adoptée : une simple absence d’article défini devient le nez de Cléopâtre. L’expression italienne, « traduttore, traditore », n’a jamais été aussi pertinente ni si tragique…
Le traducteur, un traître : c’est bien ainsi que l’Eglise comprit l’entreprise de Luther, dont la traduction de la Bible en allemand a, tout simplement, forgé les frontières religieuses de l’Europe, et dont l’exposition montre un beau portrait par Lucas Cranach (ci-dessus). Le sourire discret et sûr qu’on lui devine est celui d’un homme certain de tout renverser.
Du reste, la manière dont on présente graphiquement la traduction trahit… l’intention. La bible de Luther n’est pas bilingue : l’allemand remplace clairement le latin. Au contraire, bible en hébreu accompagnée du targoum en araméen, commentaires en latin de la version des Septante en grec, bible polyglotte d’Alcala où dialoguent toutes les langues bibliques en colonnes serrées comme celles d’un nouveau Temple, les fabuleux imprimés qui nous sont présentés dans quelques vitrines montrent la volonté d’échanger qui se joue entre ces lignes, et qui proposent en outre des merveilles absolues de l’art typographique.
Là, pas ailleurs, dans l’infinie patience du typographe, dans l’assemblage lettre à lettre, plomb par plomb, du fragile édifice multilingue dont nos yeux profanes ne peuvent admirer que la splendeur graphique, se trouve la vraie tour de Babel. Qui peut lire cela? Un nouveau personnage apparaît, dans la dramaturgie discrète de l’exposition : le Traducteur. Les érudits de la Renaissance, les drogmans, les poètes, les interprètes professionnels, tous deviennent des sortes de « passeur d’humanité » ; et le contresens, l’ambivalence, l’idiotisme, le littéralisme et l’infidélité, ne sont plus à prendre comme des imperfections ou des scories, mesurées à l’aune d’une improbable et peu souhaitable langue unique ou parfaite, mais comme la matière même de la traduction, jamais résultat mais toujours processus. Ce qui nous ramène au mythe : ne l’oublions pas, à la fin, après la dispersion des corps de métiers, la Tour n’est pas détruite mais reste inachevée à jamais. Après Babel, traduire est ce chantier toujours ouvert.
En ressortant du Mucem, on a l’impression que ce bloc noir posé près de la mer, traversé par la lumière et le vent, figure lui aussi comme une pierre dispersée de la tour perdue. D’une langue à l’autre, d’un livre à l’autre, d’un érudit à l’autre, sous le signe du multiple et de l’horizontal, et non plus sous le signe de l’Un et du vertical, il faut imaginer Babel heureuse. Cette merveilleuse exposition, ode au savoir et à l’échange, a le grand mérite de nous y inviter généreusement.
Tristan Macé, janvier 2017
Tristan Macé est agrégé de lettres classiques.
http://www.mucem.org/
Légendes des œuvres reproduites dans l’ordre de l’article :
- Yang Yongliang, Heavenly City – Skyscraper, 2008, impression jet d’encre, Shanghai © Yang Yongliang
- Maquette du Monument à la Troisième Internationale (reproduction), d’après Vladimir Tatine et réalisée par les Ateliers Longepépé, 1919-1979, bois et métal. MNAM-CCI, Centre Pompidou, Paris. © Droits réservés, photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat.
- Machine à traduire électromécanique dite « le cerveau mécanique », 1933-1935 Georges Artsrouni, 1893-1960, ingénieur inventeur Exposition universelle 1937. Musée des arts et métiers – © CNAM / Photo Hélène Mauri.
- Cranach le Jeune Portrait de Martin Luther 1546 ©Coll. privée Genève en dépot au Musée international de la Réforme.
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