Dans la bibliothèque de Louis-jean Calvet

Le deuxième invité de notre série « Dans la bibliothèque de… » est le sociolinguiste et grand connaisseur de la chanson française Louis-Jean Calvet. Le professeur émérite de l’Université d’Aix en Provence, qui vient de publier La Méditerranée, mer de nos langues (Editions du CNRS) s’est prêté au difficile choix de 6 livres de langues et de linguistique dans sa bibliothèque.

Il y a une géographie des livres dans mon lieu de vie, une géographie domestique en quelque sorte. Dans l’entrée, en face de la porte, un mur de Pléiades. La littérature est dans la chambre d‘ami. Le salon accueille un peu de tout. Dans mes toilettes des polars, mais aussi une anthologie de la poésie espagnole et plusieurs ouvrages consacrés à l’histoire de la piraterie. Et dans mon bureau, dans une immense mezzanine, un coin réservé aux livres concernant la chanson, la musique, et dans le reste de l’espace des milliers de livres de linguistique. Choisir quelques livres consiste donc aussi à choisir un lieu, me déplacer dans ma maison… Mais je resterai, pour ces six livres traitant de langues, dans mon bureau.

1 – Le Grand Gaffiot, dictionnaire latin-français, de Félix Gaffiot, Hachette (1934)

 

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Je me promène souvent dans les pages du classique Dictionnaire latin français de Félix Gaffiot (paru en 1934 et remis à jour par Pierre Flobert il y a une quinzaine d’années), à la recherche de filières étymologiques. J’avais il y a bien longtemps, après un baccalauréat mathématiques, entamé de brèves études scientifiques, inscrit dans une classe préparatoire aux grandes écoles. Mon projet était de devenir ingénieur géologue, j’ai ensuite changé de voie mais j’ai parfois l’impression qu’il y a des points communs entre la géologie et la linguistique historique : les étymologies sont des formes de fossiles et leur étude nous mène parfois à des détours imprévus. Je n’en prendrai qu’un exemple. Tout le monde peut être conscient du fait que le pétrole, du latin petra oleum, signifie littéralement « huile de pierre », ce qui constitue une belle image, que l’on retrouve dans toutes les langues romanes mais aussi en anglais, et jusqu’en arabe (sous la forme empruntée de bitrol). Mais, me déplaçant un jour en Chine en voiture et passant devant plusieurs stations services, j’ai enregistré d’abord inconsciemment puis analysé deux caractères 石油, shi you, le premier signifiant la pierre et le second l’huile. Ainsi le chinois avait emprunté au latin (ou au français, ou à l’anglais, etc.) non pas une forme phonétique mais cette image de départ.

2 – Le Ricci et le Huang

 

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Et ceci constitue une parfaite transition vers un autre dictionnaire, ou plutôt deux : le Grand Dictionnaire français de la langue chinoise publié en 1976 par l’institut Ricci et le tout récent (il date de 2014) Grand dictionnaire chinois-français contemporain dirigé par Huang Jianhua (1976). Le premier est connu par les sinologues comme « le Ricci », le second sera sans doute un joue « le Huang », et les deux me sont familiers.
En passant de l’un à l’autre et en dérivant de façon un peu rêveuse d’un article à l’autre, je m’imprègne ainsi de la poésie caractéristique de l’écriture chinoise. Dans le Huang par exemple je m’arrête sur shan (« montagne », « colline »), qui s’écrit 山, et dont la forme d’origine représentait une chaîne, trois sommets. En parcourant les pages je tombe sur 山 水, shan shui, mot à mot « eau de montagne » mais qui a pris le sens de « paysage ». Une certaine peinture chinoise classique associe en effet des montagnes, inspirées des reliefs karstiques de Guilin, entre lesquelles coule une rivière. Je passe au Ricci, dans lequel je trouve bien sûr la même information, mais j’y trouve aussi 山人, « montagne » et « homme », avec le sens d’ermite, puis 山林, « montagne » et « bosquet », désignant un « ermitage ». Et j’ai ainsi l’impression de tirer un fil rouge, une suite de dérivations, d’images, de poèmes presque.

3 – L’Idiot chinois, de Cyril Ryjik, Payot (1980)

 

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J’avais, à la fin des années 1970, reçu une lettre de Gilles Deleuze qui me recommandait, pour la collection que je dirigeais alors aux éditions Payot (« langages et sociétés »), le manuscrit d’un certain Kyril Ryjik qui avait rédigé une initiation à la lecture des caractères chinois. Le manuscrit était mal ficelé, difficile à éditer, mais avant d’aborder ces problèmes techniques je l’avais d’abord testé en me prenant comme cobaye. Depuis je n’ai jamais arrêté de m’entraîner à la graphie chinoise, j’ai d’ailleurs dans mon bureau un espace consacré à la calligraphie… Cela donnera un livre, L’idiot chinois, publié en 1980, un livre que je continue à consulter régulièrement, lorsque j’ai un doute sur un caractère, ou sur l’ordre des traits. L’adjectif idiot du titre n’était bien entendu pas à prendre en son sens français actuel mais en son sens grec, ἴδιος, c’est-à-dire « particulier, séparé », et l’écriture chinoise est en effet bien particulière. On y trouve, à travers ce que j’appellerais volontiers l’« étymologie graphique », des informations sur la vie et l’idéologie de la Chine il y a plus de 2000 ans, lorsque ce système graphique s’est stabilisé. Je n’en prendrai qu’un exemple, celui de la femme et de son statut. La femme s’écrit 女 et se prononce nu, mais peu importe cette prononciation pour ce que je vais tenter d’expliquer et qui ne concerne que la forme graphique des caractères. Ce graphisme apparaît en effet dans ses premières apparition, sur des os de bœuf ou des carapaces de tortues, et l’on y voit nettement une femme accroupie, en position de travail ou de soumission. Mais il y a en chinois de nombreux caractères composés, et dans certains d’entre eux la femme joue un rôle très particulier. Ainsi la « paix », ou la « tranquillité » (an : 安) s‘exprime par une femme sous un toit : la femme au foyer. Le caractère pour « bon » (hao : 好) est composé d’une femme et d’un enfant. Celui pour « esclave » (nu : 奴) représente une femme et une main droite : une femme sous la domination du maître (ou du mari). Se dessine ainsi une image du statut de la femme dans la Chine antique. Mais le caractère pour « colère » (nu, mais avec un autre ton : 怒) constitue comme une revanche, associant l’esclave au cœur, caractère générique des sentiments : la colère est le sentiment de l’esclave. Je pourrais multiplier les exemples, mais ceux-ci suffisent à montrer qu’il y a une lecture historique de ces caractères qui en permet une analyse idéologique.

4- Vocabulaire des Institutions indo-européennes, d’Emile Benveniste, éditions de minuit (1969)

 

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Emile Benveniste (1902-1976) est un linguiste français qui n’a jamais été sous le feu de l’actualité ou des projecteurs et qui a pourtant apporté à la linguistique générale un éclairage original en empruntant à différentes approches, comme la linguistique comparée, la sémiologie, l’énonciation, partant à la recherche d’un sens social profond sous-jacent aux structures sémantique. Son Vocabulaire des Institutions indo-européennes (deux volumes 1969), est de ce point de vue un petit trésor. Derrière ses analyses des façons de nommer le bétail et la richesse, les liens de parenté, la royauté ou le sacré, les prix et les salaires, etc., il révèle, au sens photographique du terme, une sorte de préhistoire sémantique des langues indo-européennes. Et ce qu’il nous donne à voir, ou à entendre, dépasse largement le domaine qu’il étudie. On a l’impression, en le lisant, d’entendre comme un écho de ses démonstrations dans d’autres familles linguistiques ou d’autres langues qu’il n’a pas, à ma connaissance, étudiées, comme l’arabe, le chinois ou les langues mandingues. Cet ouvrage, qui peut paraître aride, est pour moi à la fois une incitation au rêve et un catalyseur de réflexions.

5 – Linguistique historique et linguistique générale d’Antoine Meillet, Lambert-Lucas (1921 & 1936)

 

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Benveniste avait été l’élève d’Antoine Meillet (1886-1936), dont les deux tomes de Linguistique historique et linguistique générale (1921 et 1936), en fait une recueil de ses principaux articles, est d’une lecture vivifiante. Meillet avait collaboré à la revue L’année sociologique, créée par Emile Durkheim, et s’était inspiré de la définition que ce dernier avait donné du « fait social » pour analyser l’histoire du lexique. Après la parution posthume du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, il avait souligné tout ce qui l’en séparait. Si la langue est un fait social, écrivait-il, alors la linguistique est une science sociale. Et il le montrait dans ses articles, en particulier dans « comment les mots changent de sens ». Là où Saussure distinguait soigneusement entre l’approche interne et l’approche externe de la langue, Meillet les associait. Là où Saussure distinguait en diachronie et synchronie, Meillet cherchait à expliquer la structure par l’histoire. En cela, il est à la fois le premier contrepoids au formalisme saussurien et un précurseur de la sociolinguistique.

6 – Structures étymologiques du lexique français, de Pierre Guiraud, Payot (1986)

 

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Pierre Guiraud (1912-1983) fut une sorte de stakhanoviste du Que Sais-Je ? (il en a écrit plus d’une dizaine), un précurseur de l’analyse statistique du vocabulaire avant l’apparition des ordinateurs (il comptait à la main !) qui a par ailleurs bouleversé l’analyse du lexique. Ses Structures étymologiques du lexique français (1967) constituent en effet une sorte de révolution dans une linguistique construite sur l’idée centrale de l’arbitraire du signe. Il mettait en évidence l’existence dans le lexique de structures onomatopéiques, ou un système de nomination des animaux tachetés. C’est lui qui m’a permis de comprendre que les mots d’argot pour désigner l’argent provenaient dans leur immense majorité d’une métaphore égalant l’argent à la nourriture : le blé, la galette, l’avoine, l’oseille, le pognon (la pogne est une galette), le fric (le fricot), etc. Cette matrice sémantique est d’ailleurs quasiment universelle : l’argent se dit grano (« grain ») en argot italien, pasta ou trigo (« pâte », « blé ») en argot espagnol, dough ou bread (« pâte à pain », « pain ») en argot anglais, psomi (« pain ») en argot grec, etc.
Ces Structures étymologiques du lexique français étant depuis longtemps épuisées, je les ai republiées en 1986 dans ma collection, demandant à Alain Rey de les préfacer. Et je ne peux que citer quelques lignes de son texte, qui parlent mieux que je ne saurais le faire du talent de ce grand chercheur : « Le plus grand mérite de Pierre Guiraud, mérite irremplaçable, réside dans un esprit qui dépasse toute technicité. La largeur de vue de ses hypothèses, la conciliation difficile du sens du réel et du sens du formel, l’intérêt pour ce qu’on nommait autrefois le génie de la langue, correspondent à des qualités exceptionnelles, notamment à une générosité intellectuelle parente de celle d’un Jakobson ».

Je m’aperçois que j’ai surtout évoqué, à travers ces livres, l’histoire des langues et de leur lexique, alors que depuis près de quarante ans je travaille essentiellement sur ce qu’on appelle la sociolinguistique. Mais il y a peut-être une leçon à en tirer : la linguistique interne et la linguistique externe sont intimement liées, et on ne peut pas analyser la seconde sans partir de la première en la situant dans son contexte social.

Le site de Louis-jean Calvet