épisode 3 - Michael Erard

Les éditions Assimil publient Adieu Babel de Michael Erard, traduit de l’américain par Naïma Carthew, le 12 octobre. Cet essai interdisciplinaire documente le phénomène hyperpolyglotte (des polyglottes parlant plus de 6 langues) en suivant le parcours de super apprenants anciens (dont le cardinal Mezzofanti, censé parler 72 langues !) et contemporains. Vous pouvez découvrir un extrait de ce livre en avant-première sur notre blog.
Michael Erard, originaire d’Austin dans le Texas, est un journaliste et un écrivain spécialisé en linguistique. Il collabore pour divers magazines physique et en ligne comme Quartz, Wired, The Atlantic et bien d’autres. Il reviendra sur la genèse de son livre lors d’une rencontre-dédicace exceptionnelle à Mundolingua, le Musée des langues, le 13 octobre. Mais avant ce rendez-vous, nous lui avons demandé de choisir ses livres de langues et de linguistique préférés. Il est à noter qu’aucun de ces ouvrages n’ont été traduits en langue française.

1 – Between Worlds: Interpreters, Guides, and Survivors, by Frances Karttunen, Rutgers University Press (1994)

 

Between Worlds

Je rêve souvent d’un livre impossible à écrire, celui qui documenterait toutes les situations dans l’histoire humaine où des peuples, des langues et des cultures se rencontrent. « Que se sont-ils dit ? et comment l’ont-ils dit ? » : voilà ce que j’aimerais savoir. Il y a fort à parier que ces rencontres ont été possibles grâce aux personnages que Karttunen décrit dans son livre : les interprètes, les guides, les informateurs, les reliques culturelles. Parfois il s’agissait de voyageurs, parfois de sous-fifres, de concubines ou d’esclaves. Le plus ancien personnage de ce genre décrit par Karttunen est Doña Marina, née autour de 1500 à Mexico, qui parlait à la fois le maya et le nahuatl et qui fut l’interprète de Fernando Cortés. Les autres viennent d’Amérique du Nord, de Russie, d’autres contrées encore. Imaginez 100 000 ans de médiation linguistique et de contacts, perdus à jamais, et le livre de Karttunen n’est qu’une minuscule tranche de cette histoire – mais une histoire qui nous resterait à jamais inconnue sans cela.

2 – The Linguistics Wars, by Randy Allen Harris, Oxford University Press (1993)

 

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Aucune figure de la linguistique moderne n’est plus importante que celle de Noam Chomsky, mais la plupart des tentatives pour décrire le contexte de sa formation sont biaisées par ceux qui prennent position pour ou contre lui. Harris, qui est un spécialiste en rhétorique des sciences, décrit la linguistique américaine avant Chomsky (et ce que ses thèses combattaient), l’impact des approches génératives, puis les révoltes contre les idées de Chomsky. Il ne s’intéresse pas seulement aux querelles en linguistique, il montre comment ces querelles se sont cristallisées.

3 – Maya For Travelers and Students, by Gary Bevington, University of Texas Press (1995)

 

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J’ai découvert ce livre dans une librairie de Chichén Itzá, les ruines mayas à Mexico ; je n’avais pas l’intention d’apprendre le maya, mais dès que j’ai commencé à le lire, j’ai regretté de n’avoir pas mieux utilisé mon temps libre. C’est un livre d’apprentissage de langue à nul autre pareil. Le livre de Bevington est rafraîchissant, honnête, sophistiqué et convivial. Il vous affranchit sur ce qui vous attend quand vous essayez d’apprendre une langue utilisée par des personnes appartenant à ce qu’il appelle « une culture à petite échelle ». Le livre s’intéresse vraiment à la langue dans son contexte et à la mécanique interculturelle pour accéder aux deux. Le premier chapitre, « Apprendre des langues indigènes » est consacré à ces défis, rappelant pour commencer que vous êtes, en dépit de votre passion et de vos bonnes intentions, perturbateur. « Souvenez-vous que, du point de vue des natifs, vous êtes un objet étrange qui tombe du ciel au milieu de leur monde industrieux et bien ordonné. Vous êtes perturbateur et déroutant parce qu’on s’imagine que les personnes de votre genre resteront distantes et dédaigneuses de leur monde » écrit-il. Il descend en flammes les puristes qui élimine les mots espagnols de leur maya et donne de magnifiques conseils pour échanger avec les indigènes. En tant qu’introduction au monde maya contemporain, ce livre est sans équivalent. Il présente les indispensables chapitres sur la grammaire, la phonologie et le vocabulaire, mais ils sont rédigés d’une façon si amicale pour les apprenants du maya et les locuteurs maya, c’est comme s’il essayait, avec ce livre, de servir de médiateur entre natifs et apprenants, pour des échanges qui vont inévitablement arriver.

4 – A Story as Sharp as a Knife, by Robert Bringhurst, Douglas & McIntyre (1999)

 

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Ce livre s’intéresse, en profondeur, à  la structure de la littérature américaine et à la façon dont nous, lecteurs et écrivains, avons pu accéder à la poésie orale des Haida, une culture indigène du Nord-Ouest pacifique. Quand j’ai découvert ce livre, je venais juste de décrocher mon mon troisième cycle d’université et j’étais habitué à lire des essais d’anthropologie sur les mythes ou des métacritiques, mais je n’avais jamais lu un tel travail sur plusieurs poèmes, le parcours des locuteurs et celui des anthropologues qui les ont rassemblés. Au passage, Bringhurst tente de définir la poésie et la manière dont la culture littéraire finit inévitablement par la déformer. (Il ne fait pas une critique qui viserait l’anthropologie, cela lui importe peu) J’ai rédigé ma thèse sur les pratiques d’écriture des linguistes et j’étais fasciné par les anecdotes (principalement dans les notes) au sujet de séances d’écriture sur le terrain, le laboratoire, ou la classe. Je n’avais jamais lu un récit aussi précis qui se mêle à des passages qui racontent comment tous les participants ont fini par se rencontrer. Bringhurst, qui est un poète et un typographe réputé, est mesuré quant à l’importance de ces rencontres et n’exagère pas leur importance. Bien sûr, il inclut les textes des poèmes Haida eux-mêmes, qui sont artificiellement « gelés » sous forme de texte, mais ranimés par ses commentaires.

5 – Mother of Writing, by William Smalley, Chia Koua Vang, and Gnia Yee Yang, University Of Chicago Press (1990)

 

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J’ai découvert ce livre charmant pendant le premier mois de mon troisième cycle universitaire et j’en suis tombé amoureux.  Les trois auteurs racontent une histoire fascinante sur l’invention et l’évolution d’un système d’écriture pour les Hmong par un paysan illetré nommé Shong Lue Yang à la fin des années 50. Plus tard il est devenu un dirigeant respecté et un guérisseur mais il fut assassiné car il représentait une menace politique. Smalley, un linguiste missionnaire, documente le système d’écriture et reconstitue la vie de Shong Lue, puis il délègue la narration à Chia Koua Vang et Gnia Yee Yang, deux disciples de Shong Lue, qui racontent l’histoire du point de vue religieux et culturel hmong. Le livre mêle la phonologie, l’histoire et l’ethnographie sur des langues et des lieux fascinants. Dans un chapitre final, Smalley évoque de façon honnête son propre investissement intellectuel et tant que scientifique et chrétien, ajoutant une touche toute personnelle  aux charmes du livre.

6 – English with an Accent: Language, Ideology, and Discrimination in the United States, by Rosina Lippi-Green, Routledge (1997)

 

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Ce livre s’intéresse au côté sombre du nationalisme linguistique et à l’obsession du locuteur natif. Bien sûr, tout le monde a un accent, mais les accents de certains locuteurs font l’objet de discriminations, tandis que d’autres sont loués et même cultivés. Les sociolinguistes étudient les accents depuis des décennies (comme expression d’un dialecte ou d’un registre social), principalement afin de créer des cartes géographiques et sociales de sociétés complexes, et de comprendre les conséquences de la mobilité. Le livre de Lippi-Green est novateur pour son travail empirique sur l’usage de l’accent au quotidien en tant qu’outil de discrimination et comme marqueur social. Ce qui m’a frappé le plus dans cette lecture, c’est son analyse des accents des personnages dans les films de Disney, et le fait que tous les méchants ont des accents étrangers.

Michael Erard, septembre 2016.
http://www.michaelerard.com/