La mémoire est une faculté aussi fascinante que mystérieuse. Elle peut également se montrer capricieuse ! Comment les humains ont-ils essayé de percer ses mystères à travers les époques, pour tenter de mieux la dompter ? Tour d’horizon, en essayant de ne rien oublier.
Notre mémoire nous permet d’apprendre. Comme le souligne le neuroscientifique Stanislas Dehaene, le terme « apprendre » vient du latin apprehendere, qui signifie prendre, saisir, attraper. Apprendre consisterait donc à saisir une partie de la réalité pour l’emporter en soi, pour la garder en mémoire. La mémoire nous permet ainsi de nous adapter au monde extérieur.
Elle est aussi fondamentale à la construction de l’identité. Comment avoir le sentiment d’être un « moi » unifié sans se souvenir de qui on était, sans pouvoir se raconter sa propre vie ? Le philosophe Paul Ricœur défend ainsi l’idée d’une identité avant tout narrative : la mémoire nous permettrait de créer un récit cohérent à partir de notre vécu.
La mémoire, source de curiosité intemporelle
Le mot « mémoire » trouve ses racines dans le nom de la déesse grecque Mnémosyne. Fille d’Uranus, elle est la mère des neuf muses de l’Olympe. Les muses représentent les différents champs de la connaissance. Parmi elles, Uranie est associée à l’astronomie, Clio à l’Histoire et Euterpe à la musique. Le culte de Mnémosyne consistait à boire différentes eaux, certaines favorisant la mémoire, d’autres permettant l’oubli.
Ce mythe révèle l’importance accordée à la mémoire dans l’Antiquité : elle était considérée comme l’origine de toute connaissance. Pourquoi la mémoire suscitait-elle une fascination si grande, au point d’être déifiée ? La réponse se trouve peut-être dans le contexte de l’époque. Au début de l’Antiquité grecque, la majeure partie de la population n’était pas alphabétisée. Les supports écrits n’étaient pas non plus aussi accessibles qu’aujourd’hui. Imaginez être privés de vos agendas, posts-its, de l’application notes de votre téléphone ou encore d’outils comme Google Calendar ! Votre mémoire vous semblerait d’autant plus indispensable. La mnémotechnie, ensemble de méthodes visant à mieux mémoriser, est ainsi une invention grecque. Elle a connu un succès important de l’Antiquité à la Renaissance. La méthode des loci était particulièrement populaire. Elle consiste à visualiser un lieu mentalement, puis à y disposer les éléments à apprendre sous forme d’images. Pour se souvenir, il faut ensuite parcourir le lieu selon le même itinéraire, de façon à retrouver chacun des éléments mémorisés.
La mémoire n’a pas toujours été considérée comme le fondement de la connaissance. Pour Descartes, il fallait même s’en méfier : elle peut nous tromper ! Il préconisait alors de privilégier le raisonnement. La mémoire est malgré tout restée un domaine d’intérêt majeur pour les philosophes. Elle a longtemps été étudiée de manière purement spéculative. La première expérience sur la mémoire a été réalisée en 1885 par Ebbinghaus, qui voulait percer à jour les mécanismes de l’oubli. Depuis, elle a constamment fait l’objet de recherches. Quelles sont les réponses apportées par les différents courants qui ont étudié la mémoire ?
L’apprentissage selon le courant béhavioriste
Avez-vous déjà entendu parler du chien de Pavlov ? « It sure rings a bell! », me répondrez-vous, si vous aimez l’anglais et les jeux de mots. Médecin russe du XIXe siècle, Pavlov s’est aperçu qu’il pouvait faire saliver son chien grâce à un simple son de cloche. À force de lui présenter ce son et de la nourriture consécutivement, l’animal a associé les deux événements, par conditionnement.
Quel rapport entre la gracieuse déesse Mnémosyne et un chien qui salive ? Les travaux de Pavlov s’inscrivent dans le courant béhavioriste – du mot anglais behavior, comportement – , qui a longtemps dominé la conception de l’apprentissage. Selon ce courant, étudier la mémoire en elle-même est une entreprise vouée à l’échec. Les processus mnésiques prennent place dans la « boîte noire », métaphore qui désigne le cerveau et souligne la difficulté d’étudier la mémoire directement à sa source. Au début du XXe siècle, étudier le cerveau était en effet ardu. Les opérations chirurgicales et les autopsies permettaient d’entrevoir quelques pistes, mais ne fournissaient pas des données aussi intéressantes que les études de neuroimagerie actuelles. Avant le béhaviorisme, les processus mentaux étaient étudiés par le biais de l’introspection, méthode qui consiste à analyser son propre fonctionnement. Ce procédé est discutable du point de vue scientifique : les résultats ne peuvent pas être généralisés à tous les individus et beaucoup d’éléments échappent à notre conscience. Pour les béhavioristes, puisqu’on ne peut pas étudier la mémoire directement, il faut l’étudier à partir de ses manifestations externes, c’est-à-dire à partir du comportement. Le comportement est mesurable et permet donc d’obtenir des résultats fiables.
Pavlov a ainsi mesuré l’apprentissage de son chien à travers le comportement de salivation. Si le chien salive en entendant la cloche, alors il a appris l’association entre le son de cloche et la nourriture. Pour les béhavioristes, apprendre consiste simplement à associer un stimulus et une réponse. Les TCC (Thérapies Comportementales Cognitives), courant psychothérapeutique, se fondent sur cette idée de lien entre stimulus et réponse. Elles s’attachent à le modifier pour guérir le patient. Les phobies sont par exemple conceptualisées comme une association apprise entre un objet non dangereux et une réaction de peur panique. Une personne qui a vécu une expérience traumatisante peut associer un objet anodin présent lors de la situation à la peur ressentie à ce moment. Elle continue ensuite à ressentir une peur face à l’objet, même s’il n’est pas dangereux en lui-même. La thérapie consiste alors à apprendre à associer l’objet à un ressenti plus positif.
Le modèle actuel de la mémoire
Les années 1950 ont été marquées par le développement de l’informatique. Pour la première fois, des machines étaient capables de traiter et retenir des informations, comme notre cerveau ! L’idée d’envisager le fonctionnement du cerveau comme celui d’un ordinateur a alors émergé. Capacité de stockage, mémoire vive… Les concepts de l’informatique ont inspiré la construction d’un modèle complexe de la mémoire, dépassant la simple association entre stimulus et réponse chère aux béhavioristes.
Ce modèle est aujourd’hui dominant au sein des recherches en psychologie. Le cerveau est conceptualisé comme un disque dur qui permet de stocker des éléments en vue de les récupérer ultérieurement. Ce stockage se fait à travers l’intervention de différents sous-systèmes. Ils intègrent l’information provenant du monde extérieur et permettent d’en élaborer une représentation qui reste ensuite dans la mémoire.
La mémoire de travail
Le premier sous-système qui traite l’information est la mémoire de travail. Elle correspond au concept informatique de mémoire vive. Si vous ouvrez trop d’applications à la fois sur votre smartphone, gare aux « bugs » ! Le fonctionnement est le même pour votre cerveau : si vous essayez de traiter trop d’informations simultanément, vous rencontrez des difficultés. La mémoire de travail est donc limitée dans sa capacité de stockage. Elle est aussi limitée dans le temps : vous vous souvenez des quelques derniers mots que vous venez de lire, mais les mots lus en début de paragraphe ont déjà été effacés de votre mémoire de travail. Pour qu’ils soient conservés en mémoire à long terme, il aurait fallu qu’ils soient particulièrement marquants, ou bien répétés à plusieurs reprises.
Les mémoires à long terme
Les mémoires à long terme constituent le disque dur du cerveau. Leur capacité de stockage est très importante, et les informations y sont conservées longtemps. Il en existe différents types, selon la nature des informations à stocker. La mémoire épisodique stocke des scènes de votre vie, comme vos vacances au ski ou la fois où vous avez oublié votre sac dans le train. La mémoire sémantique stocke des connaissances plus générales, qui ne sont pas reliées à un contexte spécifique : vous savez ce qu’est une table, la liberté, ou encore la Suède, sans forcément vous remémorer un événement en particulier. Les habiletés motrices, comme rouler à vélo ou bien taper sur un clavier d’ordinateur, sont quant à elles stockées dans la mémoire procédurale.
La mémoire sémantique se construit à partir de la mémoire épisodique. L’enfant qui voit un chien pour la première fois n’a pas encore de concept abstrait de chien. À force de voir des chiens, il repère les caractéristiques spécifiques à ces animaux et construit une représentation du concept de chien détachée du réel, stockée en mémoire sémantique. Il peut ainsi imaginer un chien « prototypique ». La mémoire sémantique est organisée en réseaux : le concept de chien est par exemple relié à celui d’animal, plus général, et à celui de labrador, plus spécifique. Ces réseaux permettent d’organiser l’information et de la retrouver plus facilement.
La cognition incarnée, une nouvelle approche
Possède-t-on vraiment des représentations stockées de manière bien soignée, comme des livres rigoureusement classés dans une bibliothèque ? Envisager la mémoire comme un ensemble de sous-systèmes bien délimités peut sembler pratique, mais cette conception reflète-t-elle la réalité biologique ? Les sous-systèmes trouvent-ils une correspondance dans l’architecture cérébrale ? Selon l’approche incarnée de la cognition, on ne peut pas envisager le cerveau comme un ordinateur. Il faut concevoir la mémoire en prenant en compte notre biologie.
Notre cerveau est très plastique : il se modifie au fur et à mesure de nos expériences. Par exemple, une étude de Wan et Schlaug de 2010 a montré que la pratique d’un instrument de musique avait un impact sur la structure cérébrale. Au bout de deux ans d’apprentissage d’un instrument, des enfants de dix ans avaient un faisceau arqué bien plus développé que des enfants du même âge sans pratique musicale. Le faisceau arqué permet la connexion entre deux aires du cerveau, les aires de Broca et Wernicke.
Notre cerveau garde donc des traces de nos expériences, il change selon ce que l’on vit. Ces changements se font dans l’ensemble du cerveau, pas dans des zones bien précises dédiées à la mémoire. La structure cérébrale entière reflète nos expériences : la mémoire correspond à l’ensemble du cerveau.
Quand on récupère un souvenir, notre cerveau s’active de manière diffuse. Par exemple, quand on lit le verbe « courir », les zones liées à la lecture s’activent, mais aussi les zones qui gèrent la motricité ! Le concept de « courir » ne correspond donc pas à un point bien précis dans le cerveau, il n’est pas rattaché à un sous-système bien délimité.
Chaque souvenir est ainsi associé à plusieurs zones cérébrales à la fois. L’activation de ces zones peut faire émerger le souvenir. Plus nombreuses sont les zones activées, plus le souvenir est précis. Par exemple, si vous retournez dans l’école que vous fréquentiez enfant, vous allez probablement vous rappeler certains événements que vous pensiez avoir oubliés. La vue, l’odorat et vos autres sens seront sollicités et feront émerger les souvenirs de façon intense. Vous aurez même peut-être l’impression d’être téléporté dans le passé ! L’approche de la cognition incarnée invite à concevoir la mémoire comme un processus qui met en jeu le cerveau entier, ainsi que le reste du corps, longtemps ignoré dans la cognition.
Lila Lumière
Lila Lumière est étudiante en sciences cognitives à l’université Lumière Lyon 2.
Quelques ouvrages pour aller plus loin :
– DEHAENE, Stanislas. Apprendre ! : Les talents du cerveau, le défi des machines (Odile Jacob, 2018).
– LIEURY, Alain. Psychologie de la mémoire : histoire, théories, expériences (Dunod, 2005).
– VERSACE, Rémy ; BROUILLET, Denis, et VALLET, Guillaume. Cognition incarnée : Une cognition située et projetée (Mardaga, 2018).
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