Rencontre avec Catherine Garnier à l’occasion de la nouvelle édition du japonais, sortie en superpack USB et complètement remise à jour.
Son nom se confond avec l’apprentissage du japonais aux éditions Assimil. Catherine Garnier est notre auteure spécialiste pour cette langue depuis plus d’un quart de siècle. Elle évoque, à l’occasion de la refonte de la méthode de japonais, l’ambition essentielle de cet ouvrage, l’écriture kanji, l’état de la langue japonaise, les manga et la littérature.
Votre méthode d’apprentissage du japonais fait l’objet d’une nouvelle édition dans la collection sans peine, désormais en un seul volume. Quelles sont les différences avec l’édition précédente qui datait de 1985 ?
Catherine Garnier : Pour répondre à cette question, je pense nécessaire d’expliquer les principes qui ont présidé à la fabrication de cette méthode. Tout d’abord, apprendre une langue c’est une chose sans fin. On est toujours en train de l’apprendre. Et donc ce qui nous a toujours paru essentiel, c’est de donner à celui qui apprend des bases « en béton ». Avoir des bases insuffisantes ou erronées, c’est se condamner à se trouver, à un moment plus ou moins lointain, dans une impasse. Ensuite, la méthode s’adresse à une très grande diversité de public. Les motivations de chaque apprenant sont différentes. Les buts sont différents. Cela peut aller de la préparation d’un séjour, à la nécessité de lire des documents techniques, à l’envie de lire les manga dans le texte, à la simple curiosité de voir comment est faite cette langue, à l’envie de discuter avec des amis japonais, etc., etc. Certains aussi (j’en ai été plusieurs fois le témoin), poursuivent, sur ces bases, des études poussées pour devenir des spécialistes du japonais et du Japon. Il fallait donc trouver une sorte de «moyenne» à partir de laquelle chaque apprenant puisse par la suite développer son propre usage de cette langue, se constituer le lexique utile pour les buts qu’il poursuit. La méthode veut donc surtout permettre l’acquisition des fondamentaux, autant pour le vocabulaire que pour les structures, et là on est dans une sorte de stabilité. Ce qui a changé, c’est le monde ! La méthode se donnait aussi pour but de faire découvrir au fil des dialogues le plus possible d’aspects du Japon. Les principales différences d’avec l’édition précédente sont donc des suppressions de leçons qui ne correspondaient plus à la réalité japonaise, remplacées par de nouveaux dialogues. L’introduction aussi d’un minimum de termes emblématiques des nouvelles technologies, mais sans excès, dans la mesure où il s’agit toujours de termes venus de l’anglais, que tout le monde connaît aujourd’hui. La transformation des notes concernant la civilisation en textes globaux en fin de leçons a permis de livrer au lecteur des données plus générales sur toutes sortes de sujets, et c’était très intéressant à composer.
Un dernier détail ; pour des raisons de place, on a dû sacrifier la leçon 99 qui était consacrée à chanter les louanges de la méthode…en japonais ! Dommage !
En 25 ans, la langue japonaise a forcément changé. Constatez-vous des changements ou des phénomènes majeurs de cet idiome ?
C.G. : Le japonais n’échappe pas aux évolutions qui marquent les langues des pays technologiquement avancés : invasion des abréviations, des sigles et surtout invasion des termes anglais, en particulier en ce qui concerne la communication : internet, réseaux sociaux, etc.
Mais il y a deux phénomènes, plus propres au japonais qui m’intéressent particulièrement. Le premier concerne le vocabulaire. Il faut savoir que le vocabulaire japonais est formé de trois strates historiques. D’abord le japonais d’origine pour les mots désignant les phénomènes naturels, les couleurs, les actions et qualités « basiques ». Ensuite, à partir de la moitié du premier millénaire, l’emprunt d’un énorme nombre de mots chinois, pour tout ce concernait les techniques, l’administration, la pensée, les domaine de l’abstrait. Cette strate s’est sans arrêt enrichie jusque vers le milieu du XXe siècle par la création de mots nouveaux à partir d’éléments « sino-japonais ». Parfois il pouvait exister deux mots l’un japonais, l’autre « sino-japonais », pour désigner la même réalité. La troisième strate, s’est développée à partir du début du XXe siècle c’est l’invasion de mots anglais (on devrait plutôt dire américains), dans tous les domaines. Aujourd’hui l’introduction d’une réalité nouvelle s’accompagne automatiquement de l’emprunt du mot anglais correspondant. Ce mouvement s’est incroyablement accéléré vers la fin du XXe siècle avec le développement technologique. Ce qui est intéressant c’est que ce mouvement ne s’arrête pas aux mots techniques, mais atteint les domaines les plus quotidiens où on pourrait dire que « sans raison » des mots anglais viennent remplacer les mots des deux autres strates. S’approfondit ainsi la différence déjà importante entre langue écrite et langue orale, ainsi que la différence linguistique entre les générations.
L’autre phénomène concerne la grammaire. La langue japonaise n’aime pas ce qui fait figure d’exception, aussi il y un mouvement vers un « réalignement » de formules paraissant bizarres ou aberrantes, sur ce qui est le plus régulier. D’où une certaine instabilité dans certains cas : par exemple la conjugaison des adjectifs , ou certaines formes verbales.
Parlez-nous des enregistrements. Quelles est la proportion d’enregistrements nouveaux dans cette nouvelle édition ?
C.G. : Pour les dialogues la proportion est de 20%. Il s’agit soit de dialogues entièrement nouveaux soit de dialogues modifiés pour des raisons de vocabulaire. Et il ne faut surtout pas oublier les enregistrements de dialogues de révision (qui n’existaient pas dans la précédente édition), à la fin de chaque leçon de révision : soit 14 enregistrements de 10 phrases chacun.
Le volume de kanji fait également l’objet d’une nouvelle édition mise à jour. Quelles astuces donneriez-vous à un apprenant pour l’utilisation de la méthode conjointement au volume d’écriture ? En d’autres termes, comment concilier les deux faces de l’apprentissage langue parlée/langue écrite ?
C.G. : Ma première réaction c’est de dire qu’il n’y a pas d’astuce possible ! Comme il est dit honnêtement dès l’introduction de la méthode : le seul point vraiment difficile du japonais c’est son écriture. Il n’y a donc que la régularité du travail. Apprendre à écrire le japonais c’est avant tout un travail de mémoire, et on ne peut pas mémoriser trop à la fois. Le parti qui est pris dans la méthode c’est de ne pas proposer d’apprendre tout du premier coup, mais de procéder par étapes. La première étape c’est d’apprendre la langue. L’écriture vient dans un second temps. Un autre parti pris, complémentaire, c’est aussi de proposer dès le début les textes écrits en « vrai » japonais. L’idée est que l’apprenant, rien qu’en regardant les textes, mémorise déjà les divers caractères. On est toujours dans la ligne « assimilienne » de « phase passive » puis de « phase active ». Concrètement ce qui est proposé est un apprentissage en trois vagues : 1. leçons 1 à 56 : s’occuper d’apprendre la langue. A partir de la leçon 56, et jusqu’à la leçon 97 apprendre à écrire les kana (écriture syllabique hiragana et katakana), au rythme de 5 par leçon. L’idéal c’est de passer ensuite à une troisième vague : reprendre toutes les leçons en apprenant cette fois-ci les kanji (caractères chinois), grâce au volume d’écriture, où les kanji sont présentés au fur et à mesure qu’ils apparaissent dans les leçons, avec toutes les informations nécessaires pour chaque kanji. Ça c’est la démarche la plus efficace, je crois. Mais il reste que si quelqu’un est très pressé d’apprendre à écrire, il a avec la méthode et le volume d’écriture tous les éléments en main pour dès le début ou quand il l’aura décidé, se mettre à apprendre à écrire. Il suffit de se référer pour les kana aux annexes des leçons 56 à 97 et de suivre pas à pas le volume d’écriture en même temps que l’apprentissage de chaque leçon. Mais je ne le conseille pas, car à moins d’avoir beaucoup de temps et beaucoup de volonté, cela risque d’amener vite à l’abandon.
Vous avez également publié deux cahiers d’écriture consacrés à l’apprentissage des kana et des kanji. Est-ce que ces ouvrages sont complémentaires des volumes de la collection sans peine ?
C.G. : Dans la méthode, on trouve déjà les éléments minimaux pour apprendre les kana : les tracés et des dictées. S’il a été jugé bon d’accompagner la méthode par ces cahiers c’est afin de permettre un vrai entrainement, en profondeur, pour une acquisition la meilleure possible de cette écriture, avec des pages spécialement organisées pour acquérir un beau tracé, et de nombreux exercices pour aider à la mémorisation. En ce qui concerne les kanji, il ne peut s’agir que d’une initiation (il y a 6000 kanji en usage…), mais qui a son importance pour se forger de bonnes habitudes et mieux comprendre l’organisation du système. C’est une bonne introduction à l’apprentissage des kanji en nombre, que propose le volume écriture, apprentissage nécessaire pour avoir accès aux textes écrits. Ce que je voudrais dire aussi, et cela a été très important dans la conception de ces cahiers, c’est qu’ils s’adressent tout à fait à des personnes qui n’ont pas vraiment l’intention d’apprendre le japonais, mais qui auraient envie, par simple curiosité, de comprendre son système d’écriture.
Si vous deviez conseiller à quelqu’un d’apprendre le japonais en 2014, quels seraient vos principaux arguments pour la/le convaincre ?
C.G. : Je ne sais pas si on peut convaincre quelqu’un d’apprendre une langue, qui est une aventure passionnante, certes, mais exigeante. Je le dis par expérience. Dans les années 80/90, à l’époque où le Japon s’imposait comme une puissance économique, les familles conseillaient assez facilement à leurs enfants de faire du japonais, ce qui était bon pour les affaires. Mais je n’ai pas vu réussir les étudiants qui n’avaient pas en plus une vraie motivation personnelle. Ceci étant, il reste vrai que parler japonais est encore un énorme plus pour tous ceux qui ont l’intention de faire des affaires avec ou dans ce pays (l’anglais c’est bien, mais ça ne suffit pas). Le Japon s’impose aussi dans des techniques de pointe, comme par exemple la recherche sur les robots. Des stages au Japon peuvent à juste titre intéresser les scientifiques. Et puis, comme beaucoup le savent déjà, le Japon prend de plus en plus de place en tant que pôle de la culture contemporaine, dans les arts majeurs ou mineurs, la chanson, le design, la mode, la photo etc… Sans parler évidemment des manga qui attirent au japonais de nombreux lecteurs enthousiastes. De plus, le Japon, qui a longtemps passé pour un pays difficile à visiter, pour des touristes, attire de plus en plus les voyageurs. Et plus on parle la langue, plus le voyage est enrichissant grâce aux contacts que l’on peut créer avec la population. Les Japonais sont toujours très émus de rencontrer des étrangers qui ont fait l’effort d’apprendre leur langue.
Le succès considérable des manga en France depuis une vingtaine d’année a largement contribué à l’apprentissage du japonais, notamment chez les jeunes. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?
C.G. : J’adore les manga et j’en ai été une lectrice assidue, au moins pour ceux qui sont devenus aujourd’hui des « classiques », ceci, bien avant que la France ne les connaisse. Le problème avec les manga c’est qu’il y a le meilleur et le pire. Le manga est une sorte de synthèse de tous les genres. On y trouve de vraies œuvres d’art mais aussi les pires horreurs, les plus vulgaires (peut-être celles-là restent-elles au Japon… espérons, en tous cas). Il est donc très difficile de parler des « manga » en général. C’est comme si on demandait : « que pensez-vous des livres ? ». Ceci étant, pour les manga vraiment créatives, il est clair qu’elles ont été le lieu de l’invention d’une nouvelle manière de concevoir les pages, de découper les plans, du concevoir le rapport image-caractères écrits etc .. Ce qui est très curieux , c’est une sorte d’amnésie française concernant le type de format et d’impression noir et blanc que sont les manga. Beaucoup de gens pensent que c‘est quelque chose de tout à fait nouveau par rapport à notre BD grand format en couleurs. On oublie qu’après la Seconde Guerre mondiale, il y eut invasion en France de petits recueils BD exactement de même format que les manga et en noir et blanc, la plupart traduits de l’américain (cf « Super boy » et autres histoires de Superman, de cow-boys, ou de super soldats) . Les manga, dont le développement démarre aussi à la même période ont de leur côté évidemment connu l’influence de ces petites BD américaines. On a donc toutes sortes de connexions très intéressantes. Je pense qu’une partie de ce qui a fait le succès des manga c’est tout de même l’exotisme, l’introduction dans un univers « autre » et le fait qu’en même temps elles traitent souvent de thèmes en prise directe avec la vie des jeunes lecteurs, ce qui n’était pas le cas des BD américaines. En tous cas, si les manga suscitent chez leurs lecteurs un engouement pour le Japon et l’envie d’apprendre le japonais, on ne peut qu’ en être heureux !
Quels sont vos auteurs japonais préférés, en littérature et en manga ?
C.G. : En littérature mes goûts vont clairement à la littérature classique japonaise. Dès la fin du premier millénaire les Japonais ont produit des chefs-d’œuvre absolus, tant en poésie qu’en prose. Ce qui, de mon point de vue, a d’ailleurs pesé sur le développement littéraire ultérieur, ces chefs-d’œuvre ayant placé la barre trop haut pour être égalés. Je pense bien sûr au Roman de Genji (Genji monogatari vers l’ an 1000) , au recueil de poèmes appelé Recueil des mille feuilles (Man.yôshû, VIIe-VIII- siècles). J’aime aussi la littérature de la fin du XIXe et début du XXe. Par exemple Natsume Sôseki dont j’apprécie une certaine forme d’humour. D’ailleurs, comme par hasard on les retrouve dans la méthode… Je suis beaucoup moins touchée par la littérature contemporaine dont je ne saisis pas toujours bien les finalités. Pour les manga je reste indéfectiblement fidèle au pape des manga TEZUKA Osamu, en particulier à sa saga Hi no tori (L’oiseau de feu). Je garde une affection particulière aussi pour une série parue dans les années 90, d’OZE Akira, Naoko no o sake (Le saké de Naoko) qui retraçait l’histoire d’une jeune femme dans les milieux très masculins de production du saké. Manga qui accompagnait un mouvement de renaissance des saké « du terroir ». Magnifique. Et puis je suis une fanatique de Sazae-san. Cela ne dira rien aux Français car toute traduction en est interdite par la famille. Il s’agit de ce genre spécial qui a longtemps existé dans certains quotidiens : une petite histoire en 4 dessins. De 1946 à 1974, son auteur HASEGAWA Machiko a dessiné chaque jour dans le journal Asahi (le plus grand quotidien japonais), une petite BD de 4 dessins (au total 6477 livraisons !). Ce n’est pas que je les ai lues à l’époque!… mais elles sont parues en recueil. Je les ai tous et je les relis de temps en temps avec toujours autant de plaisir. A travers ses personnages qui sont une famille japonaise moyenne, grands-parents, parents, enfants, l’auteur décrit avec humour et souvent avec un regard critique et très ironique la société japonaise et son évolution. Je dois dire que le type de dialogues qu’on trouve dans la méthode de japonais est largement influencé par ce regard, quelque peu mordant parfois, de HASEGAWA Machiko sur ses compatriotes.
Pour finir, une question plus personnelle. La catastrophe de Fukushima a trois ans tout juste. Pensez-vous que le Japon arrivera à se relever de cette tragédie, dont les conséquences les plus inquiétantes semblent encore à venir ?
C.G. : Je suis très mal placée, ayant peu de compétences dans le domaine pour évaluer les conséquences de Fukushima sur l’ensemble de l’économie japonaise. Ce drame est arrivé à un moment où déjà le Japon était en assez mauvaise posture sur ce plan. Je pense qu’il y a eu déjà quelques conséquences politiques : il m’a semblé que les Japonais que je sentais jusque là assez peu concernés, pour la plupart, par les questions politiques, ont pris une certaine conscience de l’importance des enjeux en ce domaine et peut être le comportement politique de la population va-t-il évoluer ?. Mais je ne sais pas dans quelle mesure ce qui est pour moi plutôt une intuition va vraiment se vérifier. Tout ce que je peux dire c’est que deux points me semblent extrêmement problématiques. Tout d’abord le retour des habitants sur les zones contaminées et dans des villages dont une bonne partie n’est pas encore déblayée des monceaux de débris qui s’y sont accumulés. On commence à parler du retour d’un certain nombre d’habitants, mais à quel prix pour leur santé ? Comme pour l’autre catastrophe nucléaire, il est clair que les conséquences, inévitables, sur la santé des habitants de tout l’archipel, peu visibles pour l’instant apparaitront beaucoup plus tard et sans doute massivement. Le point le plus noir reste bien sûr la centrale pour laquelle le temps passe sans que les problèmes soient vraiment résolus. Plus largement se pose au pays la question de l’utilisation du nucléaire ou non, sachant que le Japon ne dispose sur son territoire d’aucune source d ’énergie et que son territoire peut facilement souffrir d’importantes catastrophes naturelles (séismes, volcans, typhons…). Il faudrait une vraie révolution énergétique, qui impliquerait certainement une transformation profonde de la vie quotidienne. Les Japonais y sont-ils prêts ? (Et nous ?…) Je ne peux cependant m’empêcher de faire confiance au tempérament tenace des Japonais pour surmonter ces difficultés comme ils en ont déjà surmonté d’autres, aussi tragiques, par le passé. En tous cas je le souhaite de tout cœur.
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