Portrait de Juan Córdoba
Juan Córdoba, un regard acéré sur la langue et la culture espagnoles. Photo DR

Suite et fin de notre entretien-fleuve avec Juan Córdoba, auteur de plusieurs ouvrages parus en 2013 chez Assimil. Dans cette seconde partie, il est question de l’impact de la crise sur la langue espagnole, de son rayonnement international, des néologismes des cours d’école et des ouvrages cosignés par Juan, sortis en 2013.

Assimil : Est-ce que la situation économique très difficile des jeunes espagnols a un impact sur la langue et les mots qu’ils utilisent ?
Juan Córdoba : A défaut d’avoir produit beaucoup d’actes, le mouvement des Indignados a abondamment joué de la parole. Dans l’effervescence un brin soixante-huitarde des assemblées, les mots ont fusé et laissé pas mal de slogans choc : No podemos a la vez apretarnos el cinturón y bajarnos los pantalones est sans doute celui qui restera.
La crise a ici enrichi la typologie des tribus urbaines : l’indignado typique est aujourd’hui connu sous le terme perroflauta, « chien-flûte » : il s’agit d’une jeune personne négligée, très critique envers le système, qu’on aime à se figurer un peu errante, accompagnée d’un chien et jouant une musique rudimentaire sur une flûte andine.

Basura (poubelle) est un mot grandi à l’ombre de la crise : on parle ainsi de contrato basura ou de trabajo basura pour des emplois peu (ou pas, « stages », etc.) payés. La sociologie s’est elle aussi ici enrichie d’un terme : nimileuristas, « même pas milleuristes », lorsque la rétribution n’atteint pas mille euros. Le chômage, enfin, est devenu argotiquement la première entreprise du pays, la Gran Empresa.

Nous parlions de la rareté des emprunts à l’espagnol d’Argentine. En voici un, très récent, et qui connaît un grand succès : escrache. Le mot était connu comme argentinisme dans le dictionnaire de la RAE avec le sens de « briser » ou « photographier », mais il a concrètement désigné en Amérique du sud dans les années 1990 une manifestation convoquée devant le domicile de militaires poursuivis pour des actes commis pendant la période de la dictature. Ce type d’action directe a été reconduit récemment en Espagne, les personnes visées étant cette fois divers responsables politiques ou économiques.

Mais la façon la plus symptomatique de parler de la crise, c’est la circonlocution. Un florilège d’expressions qui tournent autour du mot ont envahi le langage commun : No sé cómo va a acabar esto est un des must, mais plus encore Con la que está cayendo…, amorce de phrase suivie de toutes sortes de considérations. La que está cayendo, « ce qui est en train de tomber », désignait traditionnellement la pluie, lorsque l’on se plaignait d’une grosse averse. C’est aujourd’hui le nom périphrastique le plus courant de la crise. Un pas de plus dans l’évitement et elle devient « la chose » : Hay que ver cómo está la cosa. Et puisqu’il faut rire de tout et aller jusqu’au bout de cette logique, un reportage de la télé espagnole montrait tout récemment un bar de Cadix où le patron avait écrit en grosses lettres sur le mur : Prohibido hablar de la cosa.
Y penser toujours, n’en parler jamais.

Quels sont les néologismes en vogue dans la cour des collèges et lycées espagnols ?
J.C. : Tout ça va à toute vitesse évidemment, avec des phénomènes bien connus de rétro-alimentation : des groupes d’adolescents fournissent des modèles ou des inventions linguistiques que les médias ou la chanson diffusent et qui sont ensuite repris collectivement. El Neng de Castefa, personnage télévisuel incarné par l’acteur Edu Soto au milieu des années 2000, a par exemple puissamment contribué à la diffusion de fiestuqui, la teuf, largement repris aujourd’hui. Mais tout ça se fragmente à nouveau très vite et ir de fiestuqui vous fera peut-être déjà paraître has been…

Chez les jeunes, le jeu sur l’anglais est plus fréquent qu’ailleurs. Un friki, de freak, est un terme désormais stable et courant pour désigner une personne extravagante ou monomaniaque, obsédée par un seul sujet dont elle sait tout et qui donne un sens à sa vie. La Frikipedia, parodie de la célèbre encyclopédie en ligne, offre un amusant observatoire de ces coutumes. Mais le jeu sur le langage ne s’arrête pas au simple emprunt à l’anglais, celui-ci servant plutôt de base à l’invention néologique. Elle peut opérer par l’hispanisation du mot, comme frikada, qui désignera le comportement du friki. Inversement, on peut conserver un même terme tel quel et le néologisme consiste alors à étendre son champ d’action. Un bisnes pourra ainsi désigner un petit boulot mal payé, ou un prix dans une machine à sous, ou encore une petite affaire réussie (pas forcément liée, comme en France, à l’idée de trafic de stupéfiants)

Le monde de la jeunesse est on le sait très fragmenté, en tribus, modes ou goûts musicaux. Les mots traduisent parfois cette appartenance : un jean sera ainsi muy cool ou totalmente fashion pour un jeune des beaux quartiers et muy guapo dans la bouche d’un poligonero des quartiers populaires. Les intonations et tics de langage sont un marqueur également : truffer les phrases de traînants « o seaaa » désigne à coup sûr le pijo, jeune BCBG.
Quelques mots courants en vrac : le verbe petar, très à la mode et un peu à tout faire (ça assure, c’est cool, c’est top) ; des abréviations bien sûr (caste pour castellano, le cours de langue espagnole) ; les suffixations argotiques toujours (bemeta pour BMW) ; les vocatifs immanquablement (¿Qué pasa, máquina?, ça va, l’artiste ?). Et puis la poésie, qui peut tout : ser un koala, être accro à quelque chose (es un koala del ordenador).

Toujours en collaboration avec Belén, tu as réalisé un cahier d’exercices espagnol pour la toute nouvelle collection d’Assimil. A qui s’adresse votre ouvrage ?
J.C. : C’est le premier volet d’un triptyque. Le premier volume s’adresse aux faux-débutants, le suivant visera le niveau intermédiaire et il est prévu de finir avec un ouvrage plus spécifiquement centré sur l’expression écrite, pour le perfectionnement donc.

Le premier volume, c’est une sorte de vademecum grammatical ludique : le tour de la grammaire espagnole en 170 jeux et activités. C’est tout à fait autre chose que la méthode Assimil d’apprentissage : il ne s’agit pas d’apprendre à parler mais de faire le point sur ses connaissances de langue. De fait il y a tout un système de points qui vous donnent votre « score », par exercices et par chapitres. Il faut le redire : ça ne remplace pas la méthode ! Par contre, ça peut être utile pour ceux qui ont besoin de fixer un peu les choses, les mots et les formes par écrit ; et puis c’est peu contraignant, on se sert de ce cahier à son rythme.

Un des avantages du cahier est qu’il est auto-suffisant : il comporte les explications grammaticales, des activités d’application et les corrigés. Un « tout en un » pour se remettre à niveau. On part virtuellement de zéro et à la fin vous avez à peu près le bagage grammatical d’un élève de terminale. Un lycéen pourrait donc s’en servir avec profit, même si je suppose que la plupart du temps il intéressera ceux qui veulent « s’y remettre ».

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Dernière étape de la trilogie, Belén et toi avez écrit un guide de conversation espagnol. Est-ce que c’est difficile de se mettre dans la peau d’un touriste français venant passer un court séjour en Espagne ?
J.C. : C’est amusant ! Il m’est assez souvent arrivé, pendant la rédaction, de m’asseoir à une terrasse fréquentée par des touristes pour voir comment ça se passait, les mots qui manquaient, ceux qu’on ne comprenait pas. Lisser ce premier contact, c’est vraiment utile (j’avoue que j’ai lu avec intérêt pour mon propre usage le guide de conversation anglais…) : trouver la phrase faite qui marche, quand on ne sait pas la langue ou que, même en ayant des bases, on se retrouve dans telle ou telle situation (panne, hôtel, médecin…).

Les situations atypiques ou imprévues peuvent poser problème, mais il y a aussi une complexité du quotidien. C’est moins facile à saisir. Rentrer dans un bar, se mettre devant la carte des tapas, redevenir français et voir tout ce qui n’est pas transparent : qu’est-ce qu’un montadito, des jureles, des bravas ?…

On dit que les Espagnols apprennent massivement l’allemand et qu’ils s’exilent en Allemagne. C’est un phénomène exagéré ou est-ce que tu as pu constater cela également ?
J.C. : L’Espagne a perdu des habitants cette année encore : 160 000 personnes de moins dans le recensement. Mais ce solde négatif résulte de mouvements complexes, en particulier de départs de travailleurs migrants non compensés par des arrivées. Pour les seuls Espagnols, le solde est de – 30 000 personnes, ce qui est beaucoup (et frappant lorsqu’il s’agit de jeunes qualifiés) mais ne permet pas de tirer encore de grandes conclusions. Car le succès n’est pas toujours au rendez-vous pour ceux qui émigrent : il y a des réussites mais aussi des retours, des salaires qui ne répondent pas aux attentes et du chômage, aussi, dans le pays d’accueil (le nombre d’Espagnols sans emploi en Allemagne a fortement augmenté en 2012).

L’Allemagne attire, c’est vrai, mais encore derrière le Royaume-Uni et la France (sans parler des Etats-Unis et de l’Amérique latine). La barrière de la langue reste réelle, car l’allemand est très peu étudié dans le système scolaire. Du coup, oui, il y a une demande d’enseignement concernant l’allemand, mais elle entre dans un engouement général pour l’étude des langues. S’il y a une idée répandue en Espagne, c’est bien que la maîtrise d’une ou plusieurs langues est un atout professionnel. J’habite en Andalousie, dans une ville de 200 000 habitants, et j’ai pu constater que les academias de idiomas y sont florissantes : elles recrutent des professeurs et remplissent leurs cours. L’allemand est concerné, c’est vrai ; cela dit, la demande concernant l’anglais domine encore très nettement.

Est-ce que tu penses que les difficultés économiques de l’Espagne peuvent nuire, à terme, au rayonnement et à la pratique de l’espagnol en Europe ?
J.C. : Non, pas du tout. Par contre, les problèmes de l’Espagne risquent d’accélérer un phénomène déjà largement prévisible avant la crise : c’est le déplacement de l’hégémonie dans l’enseignement et la diffusion de l’espagnol au profit de l’Amérique latine. Cela touche les investissements publics (les Instituto Cervantes, touchés par les restrictions, vont devoir réduire nettement leur voilure voire, pour certains, fermer leurs portes) mais aussi les grands groupes privés espagnols de l’information et de l’industrie culturelle. Au plus haut de la « bulle » espagnole, ils avaient largement investi dans la presse, l’édition ou la radio outre-Atlantique ; on parle à présent du contraire et du rachat par des investisseurs latino-américains de groupes éditoriaux espagnols. Mais c’est sans doute une tendance lourde et inévitable : l’Espagne fournit à peine 10% des hispanophones dans le monde…

Propos recueillis en juillet 2013.