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Le sociolinguiste Louis-Jean Calvet vient de publier La Méditerranée Mer de nos langues (CNRS Editions). L’occasion était trop belle pour lui proposer un entretien et évoquer avec lui cet ouvrage, et biens d’autres sujets qui lui tiennent à cœur.

La Méditerranée Mer de nos langues (le jeu de mots était par trop tentant et inévitable) est le dernier ouvrage publié par Louis-Jean Calvet, qui vient s’ajouter à une bibliographie très riche dans le domaine de la linguistique. Parmi ses livres marquants, on peut citer Linguistique et colonialisme (Payot, 1974), La Guerre des langues (Payot, 1987), Pour une écologie des langues du monde (Plon, 1999), Essais de linguistique (Plon, 2004) et Il était une fois 7000 langues (Fayard, 2011).
La Méditerranée raconte une histoire de cette partie du monde à la manière de Fernand Braudel, mais une histoire dont les langues seraient le fil rouge. C’est un voyage épique qui brasse plus de 3000 ans d’histoire commune et qui se distingue, comme souvent chez Louis-Jean Calvet, par une approche pluridisciplinaire. La grammaire comparative, la sémantique, la morphologie, la phonétique, l’étymologie, la littérature, la mythologie, la géopolitique et bien sûr l’écologie sont utilisées au service d’un texte qui prend l’allure d’un récit rigoureux, très dense mais parfaitement accessible au plus grand nombre.

Assimil : Louis-Jean Calvet, pour commencer, une question quasi rituelle dans chacun des entretiens publiés sur le blog : combien de langues parlez-vous ?
Louis-Jean Calvet : C’est aussi une question rituelle pour les linguistes lorsqu’on les interroge. Mais nous ne sommes pas des animaux de cirque qui, comme un acrobate exécutant un triple salto arrière, font spectacle de leurs compétences. En outre, à question rituelle réponse rituelle : que signifie « parler une langue » ? Roman Jakobson, grand linguiste s’il en est, avait coutume de répondre quelque chose comme « je parle russe en dix langues », et je pourrais dire que je parle français en dix langues. Disons qu’outre en français bien sûr, je peux enseigner en anglais et en espagnol, qu’au Brésil j’enseigne en portunhol (un mélange de portugais et d’espagnol), que je me débrouille en italien et en arabe tunisien, que j’ai parlé le bambara (j’ai même, il y a une trentaine d’années, rédigé une petite grammaire de cette langue) mais qu’il me faudrait quelques semaines de séjour au Mali pour réveiller mes compétences, et que je peux survivre en chinois, en grec moderne, en russe ou en allemand… Mais derrière cette question « rituelle » il y a autre chose, comme une interrogation sur le métier de linguiste. Même si, en anglais, to be a good linguist signifie en gros être doué pour les langues, notre travail est très diversifié. Décrire une langue implique qu’on la connaisse bien, faire de la comparaison (ou de la typologie) des langues implique qu’on en connaisse plusieurs (sans nécessairement les parler toutes), pour faire « du terrain », travailler par exemple en sociolinguistique, il faut pouvoir communiquer avec les locuteurs dont on observe les pratiques. Et à ces différentes approches correspondent des compétences linguistiques différentes. Pour ne prendre qu’un exemple, je peux prendre un taxi, commander un repas, demander mon chemin ou réserver une chambre, avoir une conversation simple en chinois. Mais au mois d’octobre 2015 j’ai travaillé un mois à Canton et j’ai dirigé une enquête sur un grand marché plurilingue. J’ai alors dû me refaire l’oreille, pour distinguer entre le mandarin et le cantonais, ou demander quel « dialecte » parlaient certains vendeurs. C’est-à-dire qu’il y a différentes façons de « parler » une langue, qui correspondent à différentes fonctions. Mais, toujours, « parler » une langue c’est communiquer avec des gens (j’aime bien ce mot, gens, pour sa simplicité et sa réalité : nous sommes tous des gens, et comme lien entre nous il n’y a que des mots, des gestes, des sourires).
Pour terminer sur ce point, connaître plusieurs langues c’est aussi être amené à changer de langue , comme on change de vêtements, ou plutôt de CD, passant du « CD anglais » au « CD espagnol » en débarquant d’un avion qui vous a mené de New York à Buenos Aires, ou comme on reprend un CD usagé en passant à une langue qu’on n’a pas utilisée depuis longtemps. L’expérience la plus instructive, parce qu’elle nous fait toucher du doigt la diversité linguistique et culturelle de notre monde, est de se trouver dans un groupe plurilingue, dans lequel on change de langue en changeant d’interlocuteur. Tout cela est à la fois un plaisir ou un jeu, mais parfois une activité exténuante.

Vous venez de publier La Méditerranée, mer de nos langues. Est-ce que le fait que vous soyez né en Tunisie a joué un rôle dans la genèse de ce livre ? Ou, pour dire les choses autrement, ce livre scientifique a forcément une part autobiographique...
L.-J. C. : Oui, c’est évidemment un livre scientifique, mais il est clair que je n’ai pas écrit une histoire linguistique de l’Arctique, et que ce n’est pas tout à fait par hasard que j’ai longuement travaillé sur la Méditerranée…
Je ne suis pas seulement né en Tunisie, j’y ai vécu les dix-huit premières années de ma vie et j’y retourne souvent. Nous y entendions, dans la rue, de l’arabe tunisien bien sûr, du maltais, du sicilien, de l’italien, de l’espagnol (celui des républicains espagnols réfugiés). Ce mélange de langues, ou cette coexistence, n’était que le versant linguistique d’une coexistence culturelle, culinaire, religieuse, etc. Ensuite je me suis déplacé dans ces pays riverains, je crois les connaître tous (à l’exception de la Libye), être allé partout, et j’ai retrouvé partout des éléments culturels communs, inconnus à Paris ou à Londres. En fait je suis méditerranéen, profondément. C’est une chose dont nous parlions souvent avec mon ami Georges Moustaki, à qui est dédié ce livre. Nous étions méditerranéens dans notre façon d’être amis, dans notre façon de plaisanter, de rire, dans notre façon de manger, de comparer différents crus d’huile d’olive. Nous le savions, nous en jouions ou en jouissions. Une phrase en arabe (et il se moquait de mon tunisien, je me moquais de son égyptien), une phrase en grec, une phrase en italien, dans des échanges majoritairement en français. C’était nos racines. Et ce livre, encore une fois scientifique, est aussi un retour à mes racines, une façon de les assumer, de les exhiber.

Je n’ai pas souvenir d’un livre destiné au grand public qui traite des langues de la Méditerranée avant le vôtre. Pourtant, il y a une forme d’évidence à s’y intéresser. Aviez-vous remarqué ce manque ?
L.-J. C. : Je ne sais pas si mon livre est destiné au grand public, il est parfois un peu ardu, mais il est vrai que personne n’a pris à bras le corps ce sujet. L’historien Fernand Braudel a amplement traité de la Méditerranée, avec brio, mais pas du point de vue linguistique. J’avais donc, bien sûr, remarqué ce manque comme vous dites, et c’est en partie pour cela que je me suis attelé à cette tâche. Le problème est qu’il y a des spécialistes très pointus, spécialistes du grec au cinquième siècle, du phénicien, du latin médiéval, de l’hébreu biblique, etc., que certains s’attaquent parfois à une histoire plus longue (histoire de l’arabe, du français, de l’hébreu…) mais que les grandes synthèses sont rares, voire inexistantes. Je ne connais pas de travaux sur ce que j’appellerais volontiers le bouillonnement des langues de la Méditerranée, témoignant de contacts, de conflits, de convergences, c’est-à-dire de ce qu’il y a derrière une « histoire linguistique ». L’évidence dont vous parlez est l’évidence qu’il n’y a pas d’histoire des langues sans histoire des peuples qui les parlent.

Quelle a été l’approche méthodologique pour ce livre sur un sujet a priori complexe parce que brassant des siècles d’histoire et des sources innombrables et composites ?
L.-J. C. : J’ai bien sûr d’abord exploré l’histoire des différentes langues du pourtour méditerranéen, le phénicien, le grec, le latin, l’arabe, mais en partant d’un point de vue large : pas seulement l’histoire interne, qui est le but de la linguistique historique, mais aussi l’histoire externe, l’histoire des peuples, de leurs déplacements commerciaux ou militaires. C’est-à-dire que ma démarche est d’abord sociolinguistique. Cela est simple à dire, mais a impliqué de nombreuses lectures, de nombreuses recherches, de nombreuses réflexions. Dans un second temps, j’ai adopté un point de vue que je dirais darwinien, considérant cette mer comme une niche écolinguistique, et les rapports entre les langues comme une lutte entre « espèces » dont le résultat serait, pour paraphraser Darwin, « la survie des plus aptes ». D’où le dernier chapitre de mon livre, en annexe, sur le « poids des langues » en Méditerranée, qui est en quelque sorte une retombée de mes travaux (ou plutôt de nos travaux, car je ne travaille pas seul) sur le baromètre Calvet des langues du monde. Enfin, en me rapprochant de notre époque, j’ai pris en compte les politiques linguistiques, les flux de traductions, la géopolitique, etc., pour terminer par les migrations des rives sud vers les rives nord de la Méditerranée auxquelles nous assistons aujourd’hui et qui alimentent les débats politiques.
Mais, en vous disant cela, j’ai l’air de découper ma démarche en tranches alors que j’ai voulu, et c’est tout l’axe de mon livre, le sens de ma démarche, construire une méthodologie globalisante. Les langues n’existent que par leurs locuteurs, et leur histoire est celle de ces locuteurs. Derrière le statut actuel du français, de l’espagnol, de l’hébreu ou de l’arabe il y a une longue histoire, commerciale, militaire, religieuse, impériale ou coloniale, mais aussi une histoire technologique, celle de la navigation par exemple, de la cartographie… De ce point de vue, j’espère que mon travail, qui est d’abord destiné aux lecteurs intéressés par ce thème, apporte aussi des éléments de réflexion à la linguistique générale, illustre ce que nous appelons sociolinguistique, ou écolinguistique, qui devrait englober la linguistique interne, celle qui s’intéresse à la description des sons d’une langue, de son lexique, de sa syntaxe. J’ai voulu d’une part contribuer à la compréhension de la « méditerranéïsation » de la Méditerranée et d’autre part à l’enrichissement des sciences du langage.

Y-a-t-il des dénominateurs communs aux langues de la Méditerranée sur le plan sociolinguistique ?
L.-J. C. : Tout d’abord, sur le plan purement linguistique, il y a deux groupes, celui des langues sémitiques au sud, celui des langues indo-européennes au nord, plus le turc. Sur le plan sociolinguistique, mais cela n’est pas proprement méditerranéen, il y a plusieurs situations de diglossie. Entre l’arabe standard et les « dialectes », entre le grec démotique (démotiki) et la katharevoussa, entre l’italien et les dialectes, entre l’espagnol et la catalan et, dans une moindre mesure, entre le français et les langues d’oc. Mais je ne vois rien de plus. C’est plutôt sur le plan sémantique qu’il y a des choses communes. Je n’en prendrai qu’un exemple, celui de l’huile, qui pour des raisons climatiques évidentes, ne peut être en Méditerranée que d’olive… Et dans la grande majorité des langues de la Méditerranée, huile et olive ont la même racine. J’ai découvert en arrivant en France, j’avais alors 18 ans, qu’il existait des huiles d’arachide, de pépin de raisin, de tournesol, de colza, toutes choses qui sont interdites de séjour dans ma cuisine.

Le monde méditerranéen, entre les conflits interminables, la crise économique, le réchauffement climatique, semble être pris dans une spirale chaotique qui ne fait que commencer et qui cristallise toutes les phobies et les fantasmes des pays du Nord. Vous n’êtes pas Nostradamus (même s’il était Provençal), mais comment est-ce que vous voyez le proche avenir de cette région du monde ?
L.-J. C. : Effectivement, je ne suis pas Nostradamus, et comme de toute façon ses textes sont incompréhensibles, si je me risquais à des prévisions dans le style des siennes vous ne les comprendriez pas…
Mon domaine de compétence est limité à la linguistique, mais j’insiste trop sur les liens entre langues et société pour ne pas tenter de répondre prudemment à votre question. La crise économique, le réchauffement climatique et les conflits génèrent des migrations dont nous verrons un jour ou l’autre les retombées linguistiques dans les langues européennes (par exemple dans les contacts entre l’allemand et le turc en Allemagne, l’arabe et l’italien en Italie, l’arabe et le français en France, etc.) Le réchauffement climatique fera peut-être aussi fondre le pôle nord, mais je ne crois pas que les ours blancs arriveront à passer le détroit de Gibraltar ni que les Inuits songent à émigrer vers l’Europe.
Pour être plus sérieux, l’avenir de la spirale chaotique dont vous parlez dépend de choix politiques et d’actions militaires qui me semblent, vous m’en excuserez, difficilement prévisibles. Mais tout de même, si jamais je rencontrais Michel de Nostredame, je ne manquerais pas de l’interroger.

En 2008, vous avez publié un livre qui décryptait la langue de Nicolas Sarkozy pendant la campagne présidentielle de 2007. Quel serait le travail linguistique à faire pour la campagne 2017 ?
L.-J. C. : En fait nous avons publié deux livres avec Jean Véronis : Combat pour l’Elysée (Le Seuil, 2006) qui décryptait les discours de la campagne présidentielle, et Les mots de Nicolas Sarkozy (Le Seuil, 2008) qui se penchait plus particulièrement sur les discours de campagne du président élu. Notre point de départ était double. D’une part cette évidence que les mots sont au centre de la vie politique, les mots c’est-à-dire à la fois les lapsus, les tics de langage, la langue de bois (voire la langue de pute et la langue de vipère), bref l’usage politique de la langue. D’autre part les possibilités que nous donnaient les outils informatiques d’analyse du discours. Nous étions donc à la fois les modestes héritiers de Roland Barthes et les analystes méticuleux de la toile, du buzz, de ce que nos instruments informatiques et statistiques nous permettaient de faire apparaître en pleine lumière. Ces deux livres étaient écrits à quatre mains, et leurs deux auteurs avaient des compétences différentes et complémentaires.
Pour ce qui concerne Nicolas Sarkozy, je crois que nous avons montré, à travers l’analyse de plus de 130 discours, comment fonctionnait sa parole. D’une part il citait sans vergogne Léon Blum ou Guy Môquet, d’autre part il cannibalisait les discours des autres candidats, ceux de Le Pen, de Royal ou de Bayrou. Et l’on pouvait se demander, au final, s’il avait vraiment un discours, une pensée propre, ou s’il en changeait sans cesse, au gré des évènements et des cibles visées, et surtout s’il n’était pas la marionnette linguistique de ses plumes, au premier rang desquelles celle d’Henri Guaino.
A l’heure où vous me demandez « quel serait le travail linguistique à faire pour la campagne 2017 ? », je ne dispose pas de grand chose car tous les acteurs de la pièce ne sont pas encore en place, tous les rôles ne sont pas encore distribués. Dix ans après l’élection de Sarkozy, cinq ans après celle de Hollande, qui retrouverons-nous en lice, qui sera en course ? Philippe Poutou et Nathalie Arthaud bien sûr, les clones de Besancenot et de Laguiller, qui reprendront sans doute les mêmes types de discours. Et Mélenchon, aventurier solitaire et autoproclamé. Mais derrière ce que nous appelions en 2006 « les incolores idées vertes » il est difficile de savoir qui prendra la première place, qui remplacera Eva Joly. Sarkozy ne s’est pas encore déclaré, et il devra peut-être affronter des primaires, mais ce que j’entends de lui, dans ses interventions de plus en plus nombreuses, laisse à entendre qu’il n’a pas changé, en particulier qu’il affectionne toujours l’anaphore, au point que l’on peut se demander si Guaino n’a pas repris du service. Quant aux socialistes, bien malin qui pourrait dire aujourd’hui, en juin 2016, qui les représentera. Alors, « quel serait le travail linguistique à faire pour la campagne 2017 ? ». Le même, peut-être, mais je ne le ferai pas. Pour une raison majeure –mon alter ego, Jean Véronis, nous a quittés- et pour d’autres mineures, comme une certaine lassitude face à ces pantins égocentriques.

Le populisme envahit tout l’espace occidental et devient une source d’inquiétude majeure. Qu’est-ce que la sociolinguistique peut apporter pour empêcher le pire ?
L.-J. C. : Redoutable question ! A quoi servons-nous ? En quoi la description, l’analyse, l’explication des discours politiques sont-elles utiles ? Face au populisme que vous pointez, qui se manifeste en Hongrie avec Viktor Orban, en Italie avec le mouvement cinque stelle, et bien sûr en France, c’est une véritable sémiologie du langage qu’il faudrait développer. On cite beaucoup, depuis quelques mois, la phrase d’Albert Camus selon laquelle « mal nommer les choses c’est ajouter du malheur au monde ». Mais avons-nous la certitude de pouvoir bien les nommer ? Ce qu’il est convenu d’appeler le « discours politiquement correct » tente de nous faire croire qu’on change le monde en changeant ses nominations. La mère de Camus était femme de ménage, ce qu’on appelait dans mon enfance tunisienne une fatma, ce que d’autres appelaient bonne, ou bonniche. Elle serait aujourd’hui technicienne de surface, mais qu’est-ce que cela change ? Et la condition des Noirs américains a-t-elle changé parce qu’après les avoir appelés niggers, puis blacks, on les appellent aujourd’hui african americans ? Ce sont ces ruses du langage qu’il faudrait d’abord décortiquer. Herbert Marcuse, dans un passage de son livre L’homme unidimensionnel, suggérait que les sigles étaient une façon de nous empêcher de poser des questions. Qui sait que dans OTAN il y a « atlantique nord » et peut donc se demander ce que la Turquie ou la Grèce y font, et ce que l’Ukraine pourrait y faire ? Qui s’interroge sur le sens de mots comme « union » et « Europe » pour interroger le syntagme union européenne ? Face au populisme, il faudrait donc interroger des dizaines de mots ou de concepts, comme ceux de nation, de patrie, d’identité, de frontière…
Prenons un exemple simple et récent. Le 8 juin, à Saint-André-lez-Lille, Sarkozy s’est demandé si, dans les années qui viennent, « la France restera la France ? ». Il a martelé que « la France c’est un corps, c’est un esprit, c’est une âme », fustigé « la dictature des minorités », repris ce qu’il disait en 2007 puis en 2012 sur la nécessité de « fixer les règles d’un nouvel islam de France ». Mais chacun des termes qu’il emploie nécessiterait une analyse en profondeur. Qu’est-ce par exemple qu’un « islam de France » ? Qu’entendent ses électeurs potentiels quand il emploie cette formule ? Comment reçoivent-ils une série de tautologies, du genre « la France est la France » ? Réagissent-ils de façon négative dès qu’ils entendent le mot islam ? Se rendent-ils compte qu’en disant que la France est un corps, un esprit, une âme, il emploie des métaphores religieuses qui ne sont guère éloignées de celles du discours islamiste ? Je parle de Sarkozy parce que l’actualité immédiate m’y pousse, mais je pourrais bien sûr interroger de la même façon les discours de Mme Le Pen ou de M. Mélenchon.
Alors je transformerais volontiers votre question, « qu’est-ce que la sociolinguistique peut apporter pour empêcher le pire ? », par cette autre : « Faut-il former les gens à une analyse du discours ? » Face à tous les discours de la société, et la société est bavarde, elle parle beaucoup et nous apprend beaucoup d’elle-même, face à ses discours donc il faudrait très tôt, dès l’école, apprendre à décortiquer ce que disent la publicité, la politique, les religions. Il y a là une tâche urgente et salutaire, montrer les maux potentiels derrière les mots. Une tâche pédagogique, démocratique. Vous avez une adresse à me donner au ministère de l’éducation nationale ?

On connaît votre goût pour la chanson française. Quels artistes récents écoutez-vous aujourd’hui ?
L.-J. C. : Ecouter est le bon verbe, pour deux raisons. La première est que, de la même façon que l’on peut voir et regarder (voir sans le vouloir, regarder intentionnellement), on entend ou on écoute. Et j’écoute effectivement, avec attention. La seconde est que je « consomme » la chanson à partir de CD alors que, pendant de longues années, j’allais régulièrement au spectacle, m’intéressant aussi bien à la gestuelle, aux éclairages, qu’à la voix ou aux textes.
Ceci dit, j’écoute donc Benjamin Biolay (son dernier disque « argentin », Palermo Hollywood), Bénabar, Pauline Croze (elle vient d’enregistrer des titres brésiliens traduits en français) ou encore Jeanne Cherhal, mais j’aime bien aussi Miossec, ou, même s’il n’est pas très « récent », Christophe reprenant ses anciens tubes. Je suis d’ailleurs frappé par une sorte de relecture que nous avons de certaines chansons anciennes. « Les mots bleus » ou « Les paradis perdus », qui datent du début des années 1970, étaient à l’époque pour moi des tubes (un tube était pour Boris Vian, inventeur de l’expression, quelque chose de creux) sans beaucoup d’intérêt. En 1992, lorsque Bashung a enregistré « Les mots bleus » pour un disque collectif, il me l’a fait entendre (oui, entendre cette fois) d’une autre façon, et la récente version de Christophe me retient.
En dehors de la chanson française, deux « découvertes » récentes pour moi, le jeune britannique George Ezra (en particulier un morceau, Budapest) et la malienne Rokia Traore. Elle a en particulier un titre trilingue (bambara, français, anglais), « Ne so » (« ma maison », ou « chez moi ») et reprend « Strange fruit », naguère chanté par Billie Holiday.
Oserai-je dire sans passer pour un vieux con que j’écoute quand même (ou chante, en m’accompagnant à la guitare) Brassens, Ferré ou Moustaki ?

La Méditerranée Mer de nos langues, Editions du CNRS, 328 pages, 25 €

Le baromètre Calvet des langues du monde

Le site de Louis-Jean Calvet