Deuxième épisode de notre série « Assimil et la littérature », où l’on s’intéresse aux nombreux pastiches et hommages à la collection sans peine, et où l’on apprend qu’Alphonse Chérel faisait dans le structuralisme et dans l’Oulipo sans le savoir.

Avant de devenir un nom de collection, l’expression « sans peine » constituait un élément essentiel du titre des méthodes d’apprentissage inventées par Alphonse Chérel à la fin des années 20. Il y eut d’abord L’anglais sans peine, suivi d’autres langues majeures européennes, l’italien, l’espagnol, l’allemand et le russe. La locution adverbiale « sans peine » relève, en ce début du XXe siècle, du registre de la langue classique puisque l’expression, présente dans les pièces de Racine comme dans celles de Corneille, est attestée dès le XVIIe siècle. Pourtant, la locution tombe en désuétude lentement mais sûrement tout au long du XXe siècle, au contraire de son antonyme, « non sans peine ». Il suffit de jeter un œil à la courbe des occurrences sur Gallicagram pour s’en persuader (graphique ci-dessous), même si Monoprix a osé récemment, sur une boîte de pâtes, le slogan « comment se faire des penne sans peine ».

Le français sans larmes

L’usage de « sans peine » en français se perd tellement qu’au début des années 80, le spécialiste de l’anglais Tony Bulger (qui vit en France depuis des années) suggère que les éditions Assimil abandonnent cette locution dans le titre des ouvrages. Il faudra finalement attendre le tout début du XXIe siècle pour que ce changement soit effectif, en même temps que le changement de charte graphique et le nouveau logo. « Sans peine » devient alors le nom de collection des méthodes qui, seul, rappellera l’héritage de son fondateur. Quand Alphonse Chérel travaillait au titre de son manuel d’anglais, avait-il en tête l’expression britannique « without tears », qui ressemble comme une sœur à « sans peine » ? La question se pose d’autant plus que, quelques années plus tard, en 1936, le dramaturge Terence Rattigan publie une pièce intitulée French without tears (L’Écurie Watson en français, dans une traduction de Maurice Sachs, 1937). L’intrigue met en scène des étudiants britanniques qui doivent apprendre le français pour des raisons professionnelles.

Faire sans et faire avec sans

Un peu plus tard encore, Alphonse Chérel publie sa première méthode d’apprentissage du français pour anglophones et la question de la transposition de « sans peine » dans le titre anglais se pose. Il opte pour l’expression without toil, remplacée dans les années 70 par « with ease », plus naturel et plus positif. Dans les autres langues, cela donnera Sin esfuerzo en espagnol, Sem custo en portugais, Senza sforzo en italien, Ohne Mühe en allemand ou encore Zonder moiete en néerlandais. Au passage remarquons que la préposition « sans », absente pendant des décennies de la publicité et du marketing, est désormais la star de notre temps : sans OGM, sans gluten, sans sulfites, sans huile de palme, sans sucres ajoutés, sans sel, sans glyphosates, etc. Sans a envahi les étiquettes de nos produits, on ne peut plus faire sans… alors il faut faire avec.

L’intuition de l’autodidacte

La déclinaison de « sans peine » à toutes les langues du catalogue fait incontestablement partie de la réussite de la maison d’édition et les utilisateurs enthousiastes parlent aussi bien de « la méthode Assimil » que d’« un sans peine » pour évoquer un titre ou toute la gamme en général. Avant d’en venir aux pastiches et autres parodies à proprement parler, il convient de dire un mot de la pédagogie inventée par Alphonse Chérel et de la structure des manuels d’auto-apprentissage. Celui-ci n’a presque rien légué aux générations suivantes pour expliquer comment il construisait ses cours et quels étaient les fondements psychologiques de l’apprentissage. Mais l’autodidacte avait compris qu’il n’y avait pas de progrès sans la répétition espacée et des révisions à intervalles réguliers ; il avait également saisi l’importance de l’émotion, et notamment de l’humour, qui facilite la mémorisation. Les sciences cognitives ont vérifié scientifiquement ce qui, chez Alphonse Chérel, ne pouvait ressortir que de l’intuition ou de l’empirisme. Mais ce n’est pas tout : par ses nombreux voyages qui lui avaient permis d’apprendre plusieurs langues, dont l’anglais, le russe, l’allemand et l’italien, Alphonse Chérel avait perçu les ressemblances morphologiques entre ces langues indo-européennes. La notion de « transparence » est au cœur de bien des problématiques dans l’apprentissage d’une langue sous sa forme orale comme sous sa forme écrite. La transparence peut se définir comme un degré de ressemblance (le sociolinguiste Louis-Jean Calvet parle de degré de « reconnaissabilité ») phonétique, morphologique ou graphique entre les langues — mais aussi, à l’intérieur d’un même idiome, entre l’oral et l’écrit.

Alphonse Chérel, pionnier du structuralisme ?

Ainsi, quand Alphonse Chérel écrit la toute première phrase, célébrissime, de la méthode d’anglais, My tailor is rich, il produit un énoncé qui n’est absolument pas idiomatique et qui ne correspond en rien à une expression connue des Britanniques de 1929. Son intention réside davantage dans la volonté de révéler la transparence de l’anglais avec le français, qu’il met en évidence avec cette phrase simple et étrange. En effet, si l’anglais est phonétiquement très éloigné du français, le lexique offre bien des similitudes (plus de 60% du lexique anglais est roman selon certains linguistes) et un grand débutant reconnaît (sans peine) « Mon tailleur est riche » derrière My tailor is rich. De la même façon, pour le cours d’allemand, l’incipit est Der Tee ist gut, tandis que la première phrase de l’italien est encore plus limpide : Parla l’italiano? Pour le dire en termes plus scientifiques, Alphonse Chérel est moins intéressé par la sémantique que par la morphologie, la syntaxe et les structures. D’où certains dialogues qui paraissent absurdes, bizarres, amusants ou les trois à la fois, et qui constituent le point de départ d’Eugène Ionesco pour La Cantatrice chauve. Le principe d’Assimil créé par Alphonse Chérel se répète selon un cahier des charges bien établi dans chacune des méthodes. De ce point de vue, il formait bel et bien une sorte de M. Jourdain du structuralisme linguistique, une sorte de précurseur qui en faisait sans le savoir, sans connaître en tout cas les travaux de Saussure ou de Jakobson. Comme l’écrit Louis-Jean Calvet au sujet des incipits d’Assimil et de leur évolution, « Ces transformations s’apparentaient à des exercices structuraux, qui furent au début des années 70 le nec plus ultra de l’enseignement des langues1 ».

Sans peine et Oulipo, même combat

Dès la naissance de la méthode Assimil, le cahier des charges impose ses contraintes de rédaction. Même si ce cahier des charges (qu’on appelle aussi une « Bible » dans le jargon de la création) a évolué en un peu moins d’un siècle, plusieurs éléments n’ont pas varié : les textes parallèles, avec la langue cible sur la page de gauche et la langue source en vis-à-vis, le cadencé des leçons et des révisions, etc. Alphonse Chérel tenait beaucoup à injecter de bonnes doses d’humour dans sa méthode et, comme nous l’avons dit, les sciences cognitives ont confirmé récemment qu’il avait bien raison de le faire. L’émotion est en effet un outil puissant pour aider à l’apprentissage et à la mémorisation. Tous ces ingrédients et ces passages obligés font de la méthode Assimil une manière de « littérature à contraintes » très particulière. Ceci n’est pas anodin, car cette forme très précise l’apparente à l’Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle) et la rend attractive pour les pasticheurs de tout bord (La Cantatrice chauve peut être vue comme le premier pastiche de méthode Assimil). Le pastiche n’est rien d’autre qu’un exercice de style ou une contrainte dans l’esprit de Queneau et des autres fondateurs de l’Oulipo, au même titre que le palindrome, l’anagramme, l’acrostiche, le baobab, le cornichon, l’oblique, bien qu’il soit plus ancien…
Depuis le succès de La Méthode à Mimile (dont l’un des auteurs, Luc Étienne, était une figure de l’Oulipo et tenait la rubrique de contrepets « L’Album de la comtesse » dans Le Canard Enchaîné) en 1970, les pastiches, les imitations plus ou moins fidèles,  les hommages ou les clins d’œil se succèdent. Au rayon alcools, on peut citer Le whisky sans peine de Jean-Pierre Pichard et Nono (Coop Breizh, 1989) et Apprendre le vin sans peine de Fernand Woutaz (Robert Laffont, 1991) ; au rayon langues, Le P.C.F sans peineComment parler communiste en 25 leçons de Christian Jelen (Fayard, 1981) ; en sciences humaines La Folie sans peine de Didier Raymond et Clément Rosset (P.U.F., 2010) et le très caustique Roland Barthes sans peine des cousins Burnier et Rambaud (Balland, 1978) bientôt suivi, des mêmes, du Journalisme sans peine (Plon, 1997) ; au rayon pratique, l’Arnaque sans peine(s) de Jacques Segondi (Calmann-Lévy, 1992) ; en jeunesse, Le hollandais sans peine de Marie-Aude Murail (L’école des loisirs, 1989). La liste est toujours en cours.

Un pastiche original en sciences humaines

La Folie sans peine de Didier Raymond et Clément Rosset (deux spécialistes de Schopenhauer) mérite qu’on s’y intéresse d’un peu plus près, parce que le pastiche (d’ailleurs fort drôle) est mis au service des sciences humaines. et plus précisément d’un sujet grave. L’ouvrage d’origine avait été signé par le seul Didier Raymond, professeur de pyscho-pathologie à Paris VIII, aux éditions du Seuil en 1991. Puis « Les Presses Universitaires de France, séduites par le principe de ce pastiche, ont demandé à Clément Rosset, intéressé lui-même par tout ce qui touche au dérangement mental, de participer à une nouvelle version de cet ouvrage que Jean-Charles Fitoussi a illustrée » : et c’est ainsi que ce livre est paru dans sa nouvelle édition aux P.U.F., en 2010. « La folie étant donc essentiellement une affaire de langage, » écrivent les auteurs dans l’avertissement, « la première chose que doit faire celui qui désire s’instruire de ses arcanes consiste évidemment à apprendre ses dialectes respectifs ». Et ils précisent : « Il n’y a pas seulement une organisation psychique de type hystérique ou paranoïaque. Il y a d’abord, et peut-être surtout, un parler hystérique ou paranoïaque en marge du parler courant, de même qu’en marge du français usuel il y a un parler basque ou breton ».

Une déclinaison trop précoce ?

Aussi la « méthode Assimil » de Raymond et Rosset se construit-elle sur un ensemble de questions, toujours les mêmes dans chaque chapitre, regroupées en page de gauche et leurs réponses dans les différents parlers (en page de droite). Par exemple, et dans le chapitre « À la douane », à la question « Voulez-vous me montrer votre passeport ? », le paranoïaque répond « Quand vous m’aurez montré le vôtre », l’obsessionnel « J’espère que vous allez être content, il ne manque aucun visa » ou l’érotomaniaque « Je vois que je vous plais ». Et ainsi de suite au gré des neuf leçons qui se déploient dans différentes situations de la vie courante.
Le Roland Barthes sans peine ou La Folie sans peine, comme bien d’autres pastiches d’Assimil, reposent sur l’idée que chaque sociolecte ou idiolecte peut faire l’objet d’une méthode d’apprentissage basée sur le principe établi par Alphonse Chérel. La génération suivante des Chérel a cru aussi en cette solution totalisante à la fin des années 70, ou tout du moins à une déclinaison de la collection à d’autres sujets, comme le montrent la parution de L’orthographe sans peine, La guitare sans peine, Le solfège sans peine ou Le bridge sans peine… préfigurant la série américaine For dummies, devenue en français Pour les Nuls. Mais il faut croire que cette idée était trop précoce pour le marché français, car elle n’a pas rencontré le succès des méthodes de langue.

  1. My tailor is still rich, CNRS Editions, 2019 []