Gabrielle Hogan-Brun, sociolinguiste chargée de recherches à l’Université de Bristol, publie Linguanomics (en anglais chez Bloomsbury, l’éditeur d’Harry Potter), un dense et bref livre consacré au marché potentiel du plurilinguisme. Il s’agit tout simplement du livre le plus complet et le mieux informé sur un sujet qui, à l’heure d’un univers toujours plus multipolaire, intéresse tous les acteurs du monde économique, des chercheurs d’emploi aux entreprises en passant par les agences de recrutement.

Assimil : Permettez-moi de commencer par une question rituelle: combien de langues parlez/maitrisez-vous ?

Gabrielle Hogan-Brun : J’ai grandi en Suisse, où je parlais un dialecte suisse allemand (Schwyzerdütsch). Je l’ai conservé et je l’ai transmis à ma propre famille en Angleterre, où je vis depuis. A l’école j’ai fait du français, de l’anglais et de l’italien, et aussi du latin. J’ai ensuite ajouté des langues pour des raisons pratiques. J’ai appris le lituanien pour les besoins de mes recherches consacrées aux politiques linguistiques dans les Etats baltes. Et puis, j’ai appris le danois pendant mon année sabbatique à Copenhague. Dans ce cas précis, la raison pratique était liée à la pratique de l’aviron dans le port : j’ai commencé le danois en apprenant les consignes simples que les rameurs et les rameuses utilisent. Je suis partie de là pour atteindre un niveau de conversation usuel. J’ai également appris un peu la langue de signes, et j’ai une assez bonne aptitude à lire les langues romanes et germaniques. Mais aujourd’hui, la plupart de mon activité professionnelle se fait en anglais, de même que mon expression orale et écrite. Ces trajectoires linguistiques très diverses représentent une expérience très enrichissante et il est possible que j’ajoute d’autres langues à l’avenir.

Comment avez-vous eu l’idée de ce livre, écrit dans une langue très accessible ? Quel type de lecteurs et de cibles votre éditeur et vous-même aviez-vous à l’esprit ?

G. H.-B. : J’ai couvé l’idée de ce livre depuis un moment. Ce qui m’a inspirée tout d’abord, c’était d’observer les défis linguistiques à relever dans le cadre de la mondialisation et la mobilité sociale transfontalière grandissante. Ces phénomènes montrent que nous sommes en train de vivre une mixité linguistique à grande échelle en Occident.
Les effets sociolinguistiques du multilinguisme actuel sont complexes et ils commencent seulement à être compris. Une littérature universitaire sur l’économie des langues existe, mais elle est sporadique et diffuse. J’ai vu une demande pour un livre qui explore de façon factuelle le marché potentiel du multilinguisme, écrit dans un style accessible pour tous ceux qui s’intéressent au rôle des langues dans le monde d’aujourd’hui. Par chance, Bloomsbury était intéressé par ma proposition et le calendrier a joué en ma faveur : Linguanomics est sorti au moment où le président Trump a développé sa rhétorique isolationniste aux USA et en pleine préparation du Brexit pour le gouvernement britannique. Cela signifie que le livre a touché une corde sensible des deux côtés de l’Atlantique.

La plupart du temps les gens soulignent les bénéfices sociaux et intellectuels du multilinguisme, mais la valeur économique des langues semble taboue. Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ?

G. H.-B. : Je suis partiellement d’accord avec cette affirmation. En effet, il est vrai que les langues ont, pendant un certain temps, été apprises pour des raisons intellectuelles et culturelles. De plus, les classes les plus élevées socialement encourageaient dans le passé la connaissance de plusieurs langues, vue comme un signe de bonne éducation, et tout ceci était renforcé par des mariages stratégiques. Par exemple, l’impératrice Marie-Thérèse de Habsbourg (de langue maternelle allemande) est connue pour avoir écrit ses lettres à ses nombreux enfants, amis et son entourage en français, la langue véhiculaire des élites de cette époque. Le multilinguisme était plutôt une occupation pour l’élite (comme les savants et les diplomates) et revêtait ainsi un prestige social. Mais bientôt, la mobilité sociale grandissante et le commerce ont entraîné des contacts transnationaux plus proches entre les citoyens et l’apprentissage des langues était plus que jamais nécessaire. De nos jours, le profil multilingue des élites européennes, mobiles et aisées, comprend l’anglais et d’autres langues saillantes sur le plan économique. Ainsi, à bien des égards, nous sommes devenus bien plus pragmatiques en ce qui concerne l’apprentissage des langues.
Clairement, en dehors des bénéfices déjà cités, les langues représentent aussi une ressource économique. Bien utilisées, elles profitent aux affaires. Mais si on les ignore on rate forcément des opportunités. L’histoire montre que les langues et le commerce ont toujours marché main dans la main, offrant des opportunités de développement et d’expansion. L’avènement des civilisations antiques en Chine, en Egypte, en Grèce et à Rome, entre autres, ont débouché sur des échanges commerciaux entre ces cultures. Les premiers commerçants savaient déjà qu’ils leur fallait comprendre leurs clients afin de faire des affaires au-delà des divisions linguistiques. Au fur et à mesure que les marchés grandissaient, davantage de communication était nécessaire pour attirer les acheteurs et être compris. Ainsi les commerçants apprenaient-ils les langues de leurs clients afin de vendre. Ils avaient compris que le client est roi.

Les langues, comme les biens et les individus, sont soumis aux lois de l’offre et de la demande. Pouvez-vous illustrer cette idée par un exemple tiré de votre livre, et quelles seraient vos recommandations en termes de langues à apprendre ?

G. H.-B. : En effet, l’offre et la demande importent quand il est question de la valeur de compétences particulières dans une langue étrangère sur le marché de l’emploi, et ceci est confirmé par de nombreuses études. Par exemple, nous avons des éléments émanant d’études suisses qui montrent des préférences régionales pour des compétences dans des langues secondes. Des différences de salaires plus importantes ont été constatées partout en Suisse pour une maîtrise de l’anglais, mais davantage dans la partie où on parle le suisse allemand que le français ou l’italien. En d’autres termes, une connaissance de l’anglais est davantage valorisée à Zurich qu’à Genève ou Lugano, où l’allemand sera plus important. Cela montre comment les motivations économiques entraînent des choix de langues particuliers au travail. D’autres études menées en Amérique sur les salaires liés aux langues suggèrent que les bénéfices directs des compétences linguistiques sont souvent spécifiques aux langues. Les résultats montrent qu’une maîtrise du mandarin, de l’allemand, de l’italien ou du russe a davantage d’effet sur le salaire que celle de l’espagnol. Cette différence est à relier avec la loi de l’offre et de la demande. Il y a une population importante d’hispaniques aux USA qui offrent des services en espagnol, ce qui explique que quelqu’un qui parle l’espagnol en seconde langue se retrouve dans un marché déjà saturé. A l’inverse, en l’absence relative de locuteurs en mandarin, allemand, italien et russe, la demande pour des personnes connaissant ces langues est plus importante.
Et pour répondre à votre deuxième question, j’ai tendance à ne pas faire de recommandations sur les langues à apprendre ou à ne pas apprendre, car de tels choix sont relatifs et liés au contexte. Des locuteurs du basque vont naturellement trouver un bénéfice matériel à apprendre la langue majoritaire de leur pays (le français et/ou l’espagnol) comme c’est le cas dans tous les environnements où se trouvent des langues régionales. De la même façon, des migrants ont besoin de compétences linguistiques dans la langue du pays où ils s’installent afin de devenir économiquement actifs dans celui-ci, et des systèmes d’aide à la langue nationale qui répondent à ce besoin sont en place à des degrés divers. Une approche, dans l’apprentissage des langues qui s’est installée dans différentes parties du monde (et dans toutes la communauté européenne), est de proposer un profil trilingue. Le but est de promouvoir l’apprentissage de deux langues (une langue globale et une langue voisine) en plus de la langue locale. En France, ce serait par exemple le français, avec l’allemand et l’anglais ou l’espagnol. Dans la région du Saarland, le bilinguisme allemand-français est d’ores et déjà programmé pour s’enraciner dans les trois prochaines décennies et faire office de pont entre la France et l’Allemagne et de porte d’entrée de l’Allemagne en France. Cet exemple montre comment une logique économique locale peut faire du bilinguisme mutuel un objectif désirable pour rapprocher certains pays ou régions.

En France une grande étude a été menée sur les langues et l’emploi en 2014. Elle montrait les effets spectaculaires du multilinguisme sur les carrières et les salaires. Par exemple, un ingénieur ou un cadre supérieur parlant deux langues étrangères gagne 326 € mensuels de plus qu’un collègue ne parlant qu’une seule langue. A l’autre extrémité du spectre sociologique, l’étude révèle que moins vous êtes qualifié, plus importantes sont vos compétences linguistiques si vous souhaitez gravir l’ascenseur social. Que pensez-vous de ces faits, et est-ce que de telles études existent ailleurs ?

G. H.-B. : Cette étude “langues et emploi” sur les avantages du plurilinguisme pour les personnes en quête d’emploi appuie certaines des découvertes que je mentionne ci-dessus. Mais nous devons traiter ces données avec prudence. Comme nous l’avons déjà évoqué, la loi de l’offre et de la demande définit quelles langues sont recherchées dans des pays ou des régions particuliers pendant une période donnée. Les forces du marché changent, et les exigences en termes de langues aussi. Demain le chinois mandarin aura un attrait particulier pour certains, dans un futur proche ce sera peut-être les langues des pays du CIVETS (Colombie, Indonésie, Vietnam, Egypte, Turquie, Afrique du Sud) dont l’économie se développe rapidement, entre autres. Il est probable que la dynamique future des langues dans le marché global présentera davantage de facettes qu’aujourd’hui.
Un autre élément montre que les chercheurs d’emploi capables d’offrir une expertise technique dans des domaines comme les TIC, le droit, les finances ou les ventes, associée à des compétences correspondantes en langues, seront très demandés. Là où des compétences plurilingues sont demandées, une maitrise basique ne sera pas jugée suffisante. Plus fréquemment, ce qu’on cherche c’est un niveau avancé ou un niveau “affaires” plus spécifique. Les employeurs savent que quelqu’un capable de négocier un accord d’export de vin en toute confiance avec une société située à, disons, Berlin, avec le bon accent et le bon ton, contribuera à développer le chiffre d’affaires et qu’aucune traduction ne peut être aussi efficace et persuasive qu’un échange en face à face. C’est tout particulièrement le cas avant de signer un contrat, quand être capable d’interagir efficacement dans la langue d’un partenaire commercial compte. Quelqu’un qui est capable d’offrir une combinaison de plusieurs langues et d’autres compétences aura probablement davantage de chances de trouver un emploi, quelle que soit sa place sur l’échelle sociale.

Vous insistez beaucoup sur le fait que la seule connaissance des langues ne suffit pas. En outre les “soft skills” sont très recherchés des chasseurs de tête et des recruteurs. Comment définissez-vous ces qualités ?

G. H.-B. : En effet, si les compétences plurilingues sont importantes, il ne s’agit en aucun des seules exigences requises dans la communication interculturelle. Quiconque échange avec des personnes en langues étrangères doit être conscient de la manière dont les différences culturelles peuvent affecter les relations sociales et les résultats. Dans mon livre je cite Richard Hardie, ancien président de la banque d’investissement UBS, qui dit: “Une compréhension fine des langues étrangères est souvent essentielle pour satisfaire le mélange de séduction et de sollicitude requis dans les négociations internationales des entreprises.” Il souligne aussi que les affaires ont besoin de diplômés présentant davantage que des talents conversationnels et un bon vocabulaire technique. Les seuls négociateurs de prix selon lui, sont ceux qui sont capables de produire de énoncés subtils “pour persuader quelqu’un ayant une culture différente de faire quelque chose qu’il ne souhaiterait pas faire dans d’autres circonstances”. En accord avec ces propos, les chasseurs de tête voudront recruter des personnes avec le savoir-faire suffisant pour évoluer confortablement dans un environnement multiculturel et multilingue.

Dans cette perspective, est-ce qu’un pays très monolingue comme le Royaume-Uni n‘est pas en grand danger sur le plan économique ? Je veux dire qu’un ingénieur britannique qui parle l’anglais et peut-être un peu l’allemand ne peut pas concurrencer, sur le marché international, un Brésilien qui connaît, en plus du portugais, peut-être l’espagnol, le français et évidemment l’anglais ?

G. H.-B. : Certes, le danger auquel vous faites allusion est bien réel. Les statistiques officielles montrent que le Royaume-Uni perd environ 3,5% de son PIB chaque année en raison d’un déficit de compétences en langues étrangères et de sensibilisation interculturelle de sa population active. De telles pertes sont symptomatiques des difficultés chroniques du commerce britannique. Il y a plus d’une décennie, en 2004, la Chambre de commerce britannique a montré que les frontières culturelles et linguistiques aboutissent à une perte de contrats, de chiffre d’affaires et de rentabilité, et aussi une certaine répugnance à s’attaquer à de nouveaux marchés. Ce manque de talents linguistiques de la population active suggère que le Royaume-Uni est déjà en état de surdépendance aux marchés anglophones à l’export. Mais la sensibilisation à l’apprentissage des langues étrangères au Royaume-Uni demeure déficiente de façon alarmante. Depuis 2004 le système scolaire ne rend pas obligatoire l’apprentissage d’une langue étrangère (après 14 ans). Le Royaume-Uni semble esquiver la nécessité d’une politique d’éducation globale des langues étrangères. Cependant l’histoire montre que, avec les changements politiques en cours, cette situation aboutira à un affaiblissement économique.

Pensez-vous que le Brexit va amplifier ce phénomène ? Ou au contraire qu’il débouchera sur un paradoxe : quitter l’union Européenne obligera à apprendre des langues étrangères pour atténuer l’isolement économique et géopolitique ?

G. H.-B. : Evidemment le Brexit signifie que le commerce britannique devra se déployer au-delà des limites de l’Union Européenne. Ces marchés seront à la recherche d’experts capables de parler la langue des nouveaux partenaires commerciaux et de comprendre la culture des contacts étrangers afin de négocier et de conclure des contrats. Clairement, désormais davantage aujourd’hui qu’hier, les répercussions économiques dues aux barrières de communication existantes doivent être abordées par ceux qui définissent les politiques. Pour relever ce défi, le Royaume-Uni devra investir dans l’apprentissage des langues afin de faire grossir ses propres ressources ou alors les contrats post Brexit seront difficiles à obtenir. Le besoin de promouvoir pour des négociations efficaces dans plusieurs langues quand on établit des liens avec de nouveaux marches en dehors de l’UE est un argument fort en faveur d’investissements plus soutenus dans l’apprentissage des langues. Au niveau des entreprises, on pourrait encourager ceci sous la forme d’aides de l’Etat comme des réductions fiscales afin de soutenir les initiatives d’apprentissage des langues. De telles aides auraient besoin d’être souples et d’épouser les changements du marché mais pourraient aussi favoriser une plus grande productivité commerciale qui profiterait à l’ensemble de l’économie. Alors, paradoxalement, un des effets inattendus du Brexit pourrait déboucher sur un intérêt plus important à l’apprentissage des langues étrangères.

Quelle sera la suite ? Pouvez-vous évoquer vos recherches actuelles ou vos projets de livres ?

G. H.-B. : Je suis en ce moment en train de finir la coédition de l’ouvrage International Handbook of Minority Languages and Communities (Palgrave Macmillan, à paraître fin 2018), lié à l’une de mes autres activités de recherches sur la politique linguistique des langues minoritaires. Au-delà, et au vu de l’intérêt généré par la parution de Linguanomics, il y aura assurément une suite.

Pour en savoir davantage sur Gabrielle Hogan-Brun et Linguanomics :
http://bloomsbury.com/uk/linguanomics-9781474238298/?utm_source=Adestra&utm_medium=email&utm_content=More%20info&utm_campaign=PUBLICITY_Linguanomics_NOV_16
https://bristol.academia.edu/GabrielleHoganBrun/
http://www.bristol.ac.uk/education/people/gabrielle-s-hogan-brun/index.html

Entretien réalisé et traduit de l’anglais par Nicolas Ragonneau en juin 2017. English version