Henrri-Sébastien Erhard, professeur de lettres classiques, comédien et auteur de jeux, nous raconte comment lui est venue l’idée de marier langues et jeux de société pour créer EtymoLinguo et DéliroLinguo.

Le plaisir des langues

Mon intérêt pour les jeux de société sommeillait déjà depuis mon plus jeune âge : enfant et même ado, j’achetais pas mal de jeux de société et j’aimais en inventer, créer des prototypes rudimentaires sur des thèmes correspondant à mes centres d’intérêt de l’époque. Mais n’évoluant pas dans un environnement amateur de jeux, cette passion s’était amenuisée et elle resta en sommeil pendant un bon nombre d’années.
A côté de cela, après avoir appris à l’âge de 18 ans la langue internationale Espéranto (en autodidacte avec l’ancienne méthode Assimil), la découverte de cette langue facile d’accès et le côté presque ludique de son fonctionnement a éveillé chez moi la passion pour les langues. Depuis cette époque, je prends beaucoup de plaisir à m’initier à de nombreuses langues, et ce la plupart du temps à l’aide des ouvrages Assimil auxquels je suis resté fidèle.

Marier les jeux et les langues

Mon goût pour les langues s’est toujours porté essentiellement sur deux points : tout d’abord la découverte d’un nouveau code, d’une nouvelle façon de penser et les liens de parenté de cette langue avec les autres langues, et d’autre part, d’un point de vue plus pédagogique, je me suis toujours intéressé à la manière d’apprendre une langue de la façon la plus inconsciente qui soit, que l’apprentissage se fasse de façon agréable et sans avoir la sensation d’apprendre. C’est pour cette raison que la méthode Assimil m’a souvent séduit et c’est cette quête incessante de méthodes innovantes (par exemple, j’avais réalisé un feuilleton radiophonique bilingue français/espéranto qui fut diffusé sur RCF et qui permettait d’apprendre sans s’en rendre compte la langue espéranto tout en étant captivé par un feuilleton compréhensible en français) qui m’a petit à petit amené vers l’idée de marier les langues aux jeux. Mais non pas que le jeu devienne juste un outil d’apprentissage pour les langues mais que, en jouant et en s’amusant (qui sont là les buts premiers d’un jeu), on puisse éventuellement au passage retenir certaines choses, et qui finalement resteront peut-être mieux gravées que des choses apprises consciemment…
Je n’en étais pas encore à mes premiers protos de jeux linguistiques, mais c’est justement en faisant cette collection de méthodes de langues innovantes que j’en suis venu à acheter les quelques jeux de société déjà existants sur le marché en rapport avec l’apprentissage des langues. Certains de ces jeux étaient plus ou moins efficaces, d’autres plus intéressants ou plus ludiques, les règles étaient souvent un peu trop classiques (style jeu de l’oie) et le côté didactique l’emportait trop souvent sur le côté ludique… Mais ils avaient toutefois le mérite d’exister et de proposer une approche nouvelle par le truchement du jeu. Par la même occasion, cela a réveillé en moi ma passion pour les jeux de société qui s’était quelque peu assoupie.

EuroLinguo, le jeu des langues européennes

En2010, je vivais à l’époque à Bruxelles et c’est justement en faisant tester quelques-uns de ces jeux à un copain tout aussi passionné de langues que nous est venue l’idée de faire un jeu de société qui permettrait de s’initier aux 24 langues officielles de l’Union Européenne. Je me lançai alors dans la conception de règles pour cette idée ambitieuse de jeu de plateau multilingue, et en s’associant avec un troisième ami, nous nous mîmes à la tâche pour aboutir au bout d’un an à la réalisation d’un premier prototype. Les tests de ce prototype que nous avions intitulé « EuroLinguo » n’étaient pas encore satisfaisants (le jeu était encore trop complexe pour des non-passionnés de langues et l’aspect ludique n’était pas suffisamment présent) et le projet fut mis de côté… Mais le fait de se remettre ainsi à la création d’un jeu, de s’informer sur le paysage ludique d’aujourd’hui pour se documenter, tout cela m’a fait plonger à mon plus grand bonheur dans le monde du jeu de société, à la fois en tant que joueur toujours avide de tester les dernières nouveautés, et en tant qu’auteur débordant de nouvelles idées de jeux.
En effet, ce premier projet de jeu sur les langues européennes m’a ensuite amené dans un premier temps à inventer plusieurs autres idées de jeux sur les langues (et DéliroLinguo sera la première idée qui me viendra suite au projet EuroLinguo), avec des jeux généralement plus rapides et plus faciles à réaliser, composés le plus souvent de cartes pour en faire des jeux d’ambiance, et ce toujours avec cette idée de faire des jeux en rapport avec une ou plusieurs langues mais dont le but principal n’est pas l’apprentissage mais vraiment l’amusement. Et de fil en aiguille, les idées de jeux et de mécanismes étant de plus en plus nombreuses, j’ai commencé à élaborer également plusieurs jeux de société sur des thèmes cette fois-ci sans rapport avec les langues. De ce fait, dans ma création ludique actuelle, j’alterne le plus souvent entre la réalisation d’un jeu « linguistique » et d’un ou plusieurs jeux « non-linguistiques ».

DéliroLinguo : qui parle quoi ?

Mais revenons-en à la genèse des jeux DéliroLinguo et EtymoLinguo. Pour DéliroLinguo, l’idée m’est venue au cours de mon métier d’enseignant : dans les différents établissements scolaires où j’ai pu travailler, j’avais pris l’habitude à mes débuts de saluer les professeurs de langues ou les assistants dans la langue qu’ils enseignaient. Et prenant conscience de cela, j’ai eu l’idée d’un jeu où il faudrait se rappeler à quelle personne on doit parler dans telle ou telle langue : les bases du jeu DéliroLinguo étaient là. Je développais cette idée avec des cartes spéciales qui viendraient mettre le trouble dans la mémoire des joueurs, je choisissais 12 des langues les plus parlées au monde et je me lançais dans la réalisation de prototypes de ce jeu. Le principe du jeu est simple : chaque joueur reçoit une carte avec le nom d’une langue qu’il montre aux autres quelques instants, puis chacun cache sa carte Langue et on doit se rappeler des langues des autres joueurs. Ensuite, à notre tour, on pioche une carte Expression avec une expression de base (style « Bonjour », « Merci », etc.) traduite dans les 12 langues du jeu et il faut la lire à chaque joueur dans la bonne langue ; si on parvient à faire un tour complet sans se tromper, on vole alors la carte Langue d’un des autres joueurs qui change alors de langue, ce qui sème la confusion dans les mémoires et fait tout le sel et l’ambiance du jeu (on est sans cesse à se demander « à qui il faut parler dans quelle langue ? et lui, c’était quoi déjà ?… »). Et dès les premiers tests dans mon entourage, les retours sur ce jeu furent bons. Dans mon collège, j’avais monté sur le temps du midi un club « Langues & Jeux » (c’est-à-dire un club où je faisais découvrir tous les jeux de société existants sur le thème des langues) : chaque année je commençais la première séance du club par une partie de DéliroLinguo et ce jeu devint rapidement un classique qui m’était régulièrement réclamé par les collégiens. Je suis très heureux (et notamment vis-à-vis de mes premiers testeurs que je tiens ici à remercier) que ce jeu, qui fut un de mes premiers prototypes, s’apprête à présent à voir le jour, d’autant plus que tout le travail de développement que nous avons mené avec les équipes de Céladon Editions et d’Assimil en a fait un jeu encore plus rapide et efficace qu’il ne l’était à ses premiers balbutiements.

D’AntiquoLinguo à EtymoLinguo

La création et l’idée du jeu EtymoLinguo m’est au contraire venue plus tard et de façon plus indirecte. Aux alentours de 2012, au bout d’une ou deux années, je commençais à avoir dans mon escarcelle une certaine quantité de prototypes de jeux sur le thème des langues : la plupart de ces jeux portaient sur les 24 langues de l’UE, quelques-uns sur l’espéranto, le DéliroLinguo concernait quant à lui les 12 langues les plus parlées au monde… mais étant professeur de latin et de grec ancien (et donc passionné également par ces langues), je cherchais une idée de jeu permettant de découvrir ces deux langues antiques tout en jouant : c’est ainsi que me vint l’idée du jeu AntiquoLinguo. Il s’agit d’un jeu de plateau sur le thème de la conquête des empires grecs et romains : les joueurs se divisent en 2 équipes (les grecs contre les romains) et chaque fois qu’une équipe veut conquérir une nouvelle cité, un joueur de l’équipe adverse pioche un jeton avec un mot en grec dont il faut trouver la traduction en latin parmi 3 propositions, ou bien l’inverse. Ce jeu fonctionnait bien avec mes élèves de langues anciennes, mais très vite je me suis rendu compte qu’en se servant uniquement des jetons bilingues latin/grec ancien, on pouvait avoir en quelque sorte 2 jeux en 1, en se servant de ces mots généralement assez transparents pour essayer de trouver les mots que cette racine antique a donné en français. Pour plus de commodités, je faisais une version avec des cartes de ce jeu d’étymologie que je nommais tout simplement EtymoLinguo et avec le fonctionnement suivant : un joueur lit le mot latin ou grec en haut de la carte avec sa traduction en français, et les autres joueurs essaient de trouver le plus vite possible un mot français issu de cette racine grecque ou latine, et on remporte plus ou moins de points en fonction de la difficulté du dérivé. Ainsi, à partir d’un autre jeu AntiquoLinguo plus orienté pour des spécialistes ou des passionnés de langues anciennes, j’ai fait un jeu plus grand public et plus facile d’accès, et à l’efficacité redoutable même en grands groupes.

Des choix difficiles

Toutefois, la réalisation et la finalisation de ces deux jeux ne furent pas toujours évidentes car pour obtenir des jeux faciles d’accès et efficaces, tout en essayant d’être le plus précis possible étant donné qu’ils s’appuient sur des matériaux que sont les langues, il a fallu parfois faire des choix difficiles. Ainsi, pour DéliroLinguo, des expressions en apparence très courantes et très basiques n’étaient pas toujours évidentes à traduire ou à transposer dans certaines langues. Par exemple, en chinois on n’utilise pas à proprement dit les mots « oui » et « non ». Ou bien, en mettant un juron fréquent comme « Merde ! » en français (histoire de mettre un soupçon d’argot dans le jeu, chose dont les gens sont souvent très friands dans les langues étrangères), il a fallu trouver des expressions équivalentes dans les autres langues n’ayant pas toujours la même signification mais avec une utilisation à peu près équivalente, et cette expression-là m’aura donné bien du fil à retordre. Mais là où les choix furent vraiment les plus complexes, ce fut pour EtymoLinguo : sur chaque carte, nous voulions mettre tous les dérivés possibles que tel ou tel mot latin ou grec avait donné en français. Nous avons essayé d’être le plus exhaustif possible, mais la mise en page des cartes faisait que l’on ne pouvait en mettre au grand maximum que 30 dérivés, or certaines racines ont parfois donné jusqu’à des centaines de dérivés en français. Alors il a fallu ruser (par exemple, en enlevant les féminins ou les adverbes, ou en n’indiquant que le préfixe ou le suffixe lorsqu’ils étaient trop productifs) et parfois faire des coupes des dérivés les moins usités. Et l’autre difficulté sur ce jeu a été de classer ces dérivés en 3 colonnes de difficulté progressive, car un tel classement est assez subjectif : quels dérivés semblent les plus évidents à trouver ? Comme chacun a sa culture qui lui est propre, cette perception varie beaucoup d’une personne à l’autre. J’ai donc essayé sur ce point de ménager la chèvre et le chou, en essayant de mettre une certaine logique dans ce classement en 3 colonnes, mais en faisant parfois certaines concessions à cette logique pour essayer de mettre le maximum de dérivés possibles sur la carte par des transfuges d’une colonne à l’autre.
Voilà comment sont nés ces deux jeux, qui permettent de retenir quelques mots dans les 12 langues les plus parlées au monde, de découvrir quelques mots latins et grecs, et aussi de redécouvrir la langue française avec des mots surprenants par leur étymologie… Mais surtout, ces jeux permettent avant tout de s’amuser et de passer de bons moments à plusieurs, les langues devenant finalement un prétexte à l’amusement ! En effet, les blocages que l’on peut retrouver souvent en France vis-à-vis des langues viennent surtout du fait qu’il faut dédramatiser l’approche des langues et ne plus les voir comme une barrière infranchissable : c’est pourquoi l’approche que j’essaie de proposer au travers de mes jeux est d’oublier que l’on est en train de jouer avec des langues dites « étrangères » pour se rendre compte après coup qu’elles ne sont pas si étrangères que ça. Je souhaite beaucoup de plaisir aux futurs joueurs de DéliroLinguo et EtymoLinguo !