Anthony Bulger, auteur de nombreux ouvrages destinés à l’apprentissage de l’anglais chez Assimil (mais aussi du français pour les anglophones), nous propose une chronique mensuelle consacrée à l’histoire naturelle de la langue anglaise et, notamment aux nouveaux mots et expressions, le tout en français mais aussi en anglais. Premier épisode sur un fâcheux événement qui fâche : les mots du Brexit.
Si le jargon enterre le vrai sens, alors le jargon du Brexit ne se contente pas de l’enterrer mais, en plus, il verse de la crotte sur le cadavre. De « BRINO» à « Brexodus» , de « Rouge-Blanc-Bleu» à « flextension », le lexique du Brexit devient de plus en plus confus. À tel point qu’un professeur de linguistique prévient qu’une grande partie du langage utilisé est conçue pour déclencher des émotions plutôt que pour élucider cette question si complexe.
Le langage employé dans le débat peut être difficile voire presque impossible à comprendre pour un non-Britannique, d’autant plus que certains mots sont brandis comme des gourdins.
Bien sûr, tout sujet spécialisé possède son propre jargon car une grande partie du vocabulaire connexe est inventée et utilisée par un groupe d’initiés. Le problème avec le Brexit, cependant, c’est que le retrait de la Grande-Bretagne de l’UE concerne non seulement l’ensemble de la population nationale, mais aussi les citoyens d’Europe et, sans doute, une bonne partie du reste du monde.
Sucettes politiques
Les aspects techniques du retrait de l’UE sont à l’origine de termes tels que « divergence gérée» et « Norvège-plus» qui, bien qu’opaques, sont néanmoins définis. Il existe aussi différentes teintes et saveurs de Brexit, comme autant de sucettes politiques. Comment aimeriez-vous la vôtre ? « Hard » (« dure », sortir de l’ensemble du cadre de l’UE) ? « Soft » (« douce », rester dans l’espace douanier européen) ? « Bespoke » (« sur-mesure », en tenant compte des spécificités du Royaume-Uni) ? Ou même « « Blind » (« aveugle », advienne que pourra) ?
Il existe aussi des dérivations du mot « Brexit» (lui-même dérivé de Grexit, inventé par des économistes qui envisagaient le départ imminent de la Grèce de l’UE en 2012). Les plumes agiles ont rivalisé d’ingéniosité en matière de vocabulaire. Par exemple, l’idée même de Brexodus est à l’origine du « Brexiety » profond — ou même de la « Brexchosis » — chez les « Brexiteers » comme chez les « Bremainers ». Ceux qui regrettent (ou Bregrettent) la sortie de l’UE sont frappés par le « Bremorse » — certains sont même dans le déni, ou « Brenial ». Pendant ce temps, beaucoup de gens — Britanniques et étrangers — ne sont que des BOB (« blasés de Brexit» ).
Cependant, au-delà de ces exemples de dextérité lexicale (Brexterité, peut-être ?) se cache un réservoir trouble de termes pernicieux qui ne visent pas à décrire mais à attaquer et à diffamer. Les partisans du maintien dans l’UE ont été décrits, entre autres, comme des « remoaners» et des « remaniacs», tandis que les Brexiteers ont été surnommés « bremaniacs » et « thickies ». Les éléments émotifs de ce langage sont plus tranchants et plus difficiles à déchiffrer. Que dire du « gammon» (jambon de couleur rosâtre), un terme qui décrit graphiquement les pro-Brexiteers blancs d’âge moyen qui deviennent roses au visage lorsqu’ils défendent leur cause ? Ou les « swivel-eyed few », terme qui suggère la folie ou la malice, utilisé pour ridiculiser les pro-EU.
Dystopie à la Mad Max
Comme toujours au Royaume-Uni, du vocabulaire a été importé de l’anglais américain et remanié. BRINO – Brexit in Name Only, c’est-à-dire Brexit « doux» – est un remaniement des RINOs, ou Republicans in Name Only, utilisé par les Républicains conservateurs pour stigmatiser des collègues jugés trop laxistes. De même, les « snowflakes » (« flocons de neige ») et les « libtard » ont été militarisés pour être utilisés contre des partisans du maintien.
Certains de ces propos ont été extrêmes, allant de Boris Johnson comparant l’UE à une dictature étrangère (Napoléon, Hitler) à un ministre de haut rang niant que Brexit allait créer une « dystopie du style Mad Max» . Pire encore, certains jeux de mots peuvent être carrément méchants : Les pro-UE sont traités de « quitlings» (mélange de « quitter» et de « quisling »1, signifiant « traître») tandis que les pro-sortie sont parfois décrits comme « Hi-vis Nazis»((hi-vis est une abréviation de high visibility (haute visibilité), un élément du terme high-visibility jacket, veste haute-visibilité)) (« gilets jaunes fascistes »).
Il y a aussi une sorte de conflit culturel entre les Britanniques insulaires et les Européens continentaux. Ici aussi, la langue joue un rôle. Lorsque le Premier ministre britannique Boris Johnson a déclaré que sa politique Brexit était de « pro-having our cake and eating it » , il jouait sur l’adage » On ne peut pas avoir son gâteau et le manger »2 pour le contredire. Le précédent président du Conseil européen, Donald Tusk, a répondu : « Il n’y aura pas de gâteau, seulement du sel et du vinaigre». Tandis que les autres catholiques de Tusk pourraient reconnaître une référence à la crucifixion de Jésus, donc les épreuves et les tribulation, les Britanniques reconnaîtraient les condiments qu’ils mettent sur leur poisson-frites — un bonus supplémentaire.
La prolifération des mots-valises, des néologismes, des changements sémantiques et des références culturelles a créé un nouveau champ d’étude pour les linguistes (appelons-le Brexitologie). Elle a même suscité l’intérêt de la France, où l’écrivain et journaliste Bernard Pivot a proposé d’ajouter « brexit» — sans majuscule — à la langue française pour signifier « un débat cacophonique et insoluble, un ‘meeting’ foutoir, une assemblée bordélique. Ex : l’assemblée des copropriétaires s’est achevée en brexit ». L’imitation est, en effet, la forme de flatterie la plus sincère : par ici, les partisans du Frexit !
- Le Norvégien Vidkun Quisling fut le fondateur dans les années 1930 du Nasjonal Samling, modelé sur le parti Nazi. L’homonyme quisling est employé aujourd’hui en anglais (ainsi que d’autres langues scandinaves) dans le sens de « collabo ». [↩]
- Équivalent de l’expression « avoir le beurre et l’argent du beurre » [↩]
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