Le LaCiTO, laboratoire du CNRS spécialisé dans les langues rares, fête actuellement le Quarantenaire de sa création. Les 15, 16, 17 novembre, à Villejuif près de Paris, il organise ainsi un colloque international « Du terrain à la théorie : Les 40 ans du Lacito« .
C’est l’occasion pour nous de revenir, avec son directeur Alexandre François, sur la mission scientifique de cette équipe constituée d’anthropologues et de linguistes.

« Le LaCiTo est un petit bijou de la recherche linguistique française ». C’est par ces mots que Nicolas Tournadre, dans l’entretien qu’il nous accordait en novembre 2014, décrivait le laboratoire des Langues et Civilisations à Tradition Orale (dont il fait d’ailleurs partie), rattaché au CNRS et étudiant pas moins de 218 langues. Ces propos élogieux et la raison d’être du laboratoire nous ont donné envie d’en savoir davantage à l’occasion de son quarantième anniversaire, célébré comme il se doit par un cycle de conférences les 15, 16 et 17 novembre prochains (ouvert à tous mais sur inscription).
Alexandre François, le très dynamique directeur du LaCiTO (un homme qui a aussi le sens de la formule : « le monolinguisme est une maladie qui se soigne » a-t-il déclaré un jour), revient ici sur cette histoire passionnante, le travail des terrains linguistiques et la destinée des « petites langues » sans écriture.

Assimil : Le LaCiTO fête ses 40 ans cette année. Quelle était la vocation du laboratoire lors de sa création en 1976 ?
Alexandre François : Le LaCiTO est un laboratoire du CNRS, dont le nom signifie Langues et Civilisations à Tradition Orale. Ce labo est né en 1976, d’une rencontre entre plusieurs jeunes chercheurs qui souhaitaient explorer les langues du monde — en commençant par certaines langues de Centrafrique et du Nigéria, ensuite élargies aux îles du Pacifique puis, notamment, à la région himalayenne.
C’était l’époque où la linguistique générale, en particulier aux États-Unis, devenait de plus en plus abstraite – notamment par des tentatives de modélisation formelle inspirée par les mathématiques ou par l’informatique, connues sous le nom de grammaire générative. Malgré leur intérêt intellectuel, ces tentatives de formalisation n’ont jamais donné de résultats vraiment probants ; mais surtout, elles se sont délibérément coupées de la réalité des langues telles qu’elles sont vraiment parlées par les gens ordinaires, dans leur contexte réel.
Les fondateurs du LaCiTO – Jacqueline Thomas, alors conseillée par le célèbre linguiste André-Georges Haudricourt – souhaitaient voir sur le terrain comment les langues s’intègrent à leur environnement naturel, à leurs sociétés, aux cultures qui les portent. Car les langues ne sont pas seulement des suites de règles syntaxiques abstraites : ce sont des outils sophistiqués qui nous permettent de comprendre le monde et d’y évoluer, d’interagir les uns avec les autres, de se repérer dans le temps et dans l’espace, parmi la flore et la faune, dans la complexité des réseaux sociaux…
C’est ainsi que le LaCiTO est né, avec un désir de comprendre le langage dans ses multiples dimensions. Lors de sa naissance officielle en 1976, le labo comptait non seulement des linguistes, mais aussi des ethnolinguistes, des ethnomusicologues, des ethnobotanistes… : perspective résolument pluridisciplinaire qui permettait de contrebalancer l’approche purement formelle alors en vogue dans les cercles de linguistique. L’esprit éclectique d’André-Georges Haudricourt – à la fois linguiste, géographe, botaniste, agronome – imprimait ainsi sa marque aux premières années de notre laboratoire.

A : Quelles sont les activités du LaCiTO aujourd’hui, en 2016 ?
A.F. : Plusieurs décennies plus tard, le LaCiTO a forcément un peu changé. Prenant de l’ampleur au cours des années 1970 et 1980, il a fini par essaimer en donnant naissance à plusieurs laboratoires différents : les linguistes africanistes, se sont créé leur propre unité ; les ethnomusicologues du LACITO, ou les ethnobotanistes, ont fini par inaugurer également de nouveaux laboratoires.
Aujourd’hui, le LaCiTO s’est recentré sur la linguistique, et l’anthropologie de la parole ; mais il a bel et bien préservé l’esprit des origines. Notre travail est toujours d’aller découvrir les langues du monde telles qu’elles sont parlées dans leur environnement naturel, social et culturel. Nous continuons de mener des enquêtes de terrain, en mettant en pratique la méthode d’observation participante déjà préconisée par l’anthropologue Malinowksi dans les années 1920. D’ailleurs, rien ne nous interdit de continuer par nous-mêmes l’esprit pluridisciplinaire : par exemple, j’ai récemment publié un disque, Musiques du Vanuatu, en collaboration avec une ethnomusicologue du CNRS.
Les chercheurs et les doctorants du LACITO se rendent dans des contrées souvent éloignées, requérant parfois des voyages longs pour atteindre la zone où se trouve parlée la langue qu’ils souhaitent décrire. En 40 ans, nous avons travaillé sur plus de 150 langues sur les cinq continents, avec une attention particulière pour les aires à fort multilinguisme : l’Afrique subsaharienne ; la région himalayenne au sens large, de l’Inde à la Chine ; le Mexique ; le Caucase ; les îles du Pacifique… (voir la carte des langues du LaCiTO ci-dessous)

Bon nombre des langues que nous étudions sont des langues en danger, menacées d’extinction face aux grandes langues coloniales ou nationales (anglais, français, espagnol, russe, chinois…) qui s’imposent localement dans les médias ou les écoles. S’il existe depuis des siècles, le processus de mondialisation économique et culturel s’est particulièrement accéléré au cours des dernières décennies, rendant d’autant plus urgent le travail de documentation des nombreuses langues de la planète, avant qu’elles ne s’éteignent tout à fait. Sur les 7000 langues encore parlées aujourd’hui dans le monde, on estime que la moitié pourrait disparaître dans le prochain siècle : pour les chercheurs du LaCiTO et leurs collègues internationaux, c’est une tâche immense que de préserver la mémoire de cette diversité en péril.

A : Comment se passe exactement le travail des linguistes du LaCiTO ?
A.F. : Au début des recherches sur une langue, le chercheur passe beaucoup de temps sur le terrain, en s’intégrant à la communauté des locuteurs, et en tâchant de recueillir autant d’informations que possible sur leur langue. Lorsqu’on travaille sur une langue encore jamais décrite, il faut décrire le système linguistique sous tous ses aspects : phonétique, morphologie, syntaxe, sémantique ; mécanisme des temps verbaux ou des relations spatiales, vocabulaire technique ou psychologique… sans oublier d’observer la langue dans ses divers usages : pragmatique des interactions sociales, fonctionnement de la politesse ou de l’humour, arts du récit ou de la poésie… Recueillir toutes ces connaissances, on l’imagine, requiert des séjours longs et répétés dans la même communauté, avec généralement des visites échelonnées sur plusieurs années, voire sur toute une vie de chercheur. Même après dix ans, même si l’on finit par bien la parler soi-même, on n’a jamais fait entièrement le tour d’une langue.
De ces séjours sur le terrain, nous rapportons de nombreux enregistrements audio ou vidéo, qui souvent sont les seuls documents au monde permettant d’entendre ces langues. Moyennant un patient travail de transcription et de traduction, nous archivons ces enregistrements dans notre archive en ligne, nommée la Collection Pangloss (« toutes les langues »). Ces précieuses données – souvent des contes traditionnels, des chansons, des conversations – sont passionnantes en elles-mêmes ; mais pour pouvoir en tirer tous les enseignements linguistiques, il faut les analyser en détail. Les textes enregistrés deviennent alors un corpus pour des études approfondies de ces langues, qu’il s’agisse d’écrire une thèse de doctorat, des articles dans des revues scientifiques internationales, des chapitres dans des ouvrages collectifs, ou des monographies toutes entières consacrées à une ou plusieurs langues.
Certes, la rédaction de ces publications est souvent l’œuvre d’un chercheur individuel. Mais il ne faut pas oublier les nombreuses occasions que nous avons aussi de travailler collectivement : séminaires de recherche, conférences internationales, projets scientifiques collectifs, sont autant d’opportunités d’échanger entre nous, de comparer nos résultats et nos interprétations.

A : Puisqu’on est à l’heure du bilan, en quelque sorte, quel est pour vous la contribution majeure du LaCiTO à la linguistique et à l’ethnologie ? ou, pour dire les choses autrement, comment les pratiques des linguistes du LaCiTO se distinguent-elles d’autres unités de recherches ?
A.F. : Si l’on se replace dans le contexte des années 1970 et 1980, je dirais que la principale contribution du LaCiTO était d’ouvrir les yeux d’autres linguistes sur l’existence de ces milliers de langues trop souvent oubliées. À une époque où la linguistique ne s’intéressait guère qu’à une poignée de langues européennes, cette attention particulière portée aux « petites » langues était rafraîchissante.
Au début, le laboratoire était alors l’un des rares à porter ce message ; heureusement, les choses ont un peu changé au cours des dernières années, dans le bon sens. Depuis une vingtaine d’années, on assiste à une prise de conscience du risque d’uniformisation culturelle et linguistique que la mondialisation fait peser sur les sociétés traditionnelles. En parallèle avec la prise de conscience écologique sur l’importance de préserver la biodiversité, de plus en plus de gens comprennent que nous sommes en train de perdre une diversité linguistique et culturelle qui avait mis des millénaires à se façonner, sur tous les continents. La récente création du Musée du Quai Branly, pour ne citer qu’un exemple, témoigne de ce nouvel intérêt pour la richesse de notre patrimoine mondial.
Le monde de la recherche reflète ces mouvements de la société. C’est ainsi que s’est mis en place un vaste réseau international qui prend désormais au sérieux la grande variété des langues parlées. Plutôt que de définir a priori à quoi doit ressembler une grammaire à partir du seul exemple de l’anglais ou du français, le programme de la « linguistique typologique » compare les structures des langues du monde pour voir ce qu’elles ont en commun, et ce qui les distinguent. Désormais, n’importe quelle langue sur la planète, fût-elle parlée dans une jungle isolée par quelques dizaines de locuteurs, est susceptible de remettre en question les grandes généralisations théoriques élaborées à partir des langues les mieux connues. C’est une révolution scientifique.
Avec des milliers de langues qui restent à bien décrire, les linguistes ont encore beaucoup de travail pour découvrir tout ce qui est possible dans les langues. Le LaCiTO est fier de participer à ce mouvement scientifique international. Surtout, il peut être fier d’en avoir été un des précurseurs, il y a maintenant quarante ans. Nous avons bien l’intention de poursuivre notre effort au fil des prochaines années.

A. : Une immense majorité des langues ne sont pas écrites, justement celles qui font l’objet d’études par le LaCiTO. Quelles sont donc ces “langues et civilisations à tradition orale” qui sont au cœur de votre projet scientifique ?
A.F. : Nos civilisations modernes se sont construites autour de l’écriture. Depuis les Sumériens, cette technologie a permis la fixation des textes religieux monothéistes, l’émergence de l’Histoire et de la littérature écrites, sans oublier la bureaucratie, la scolarisation, la presse. Nos cultures dépendent tellement de la médiation de l’écrit qu’il est devenu difficile d’y mener une vie sociale réussie sans savoir ni lire ni écrire : l’illettrisme existe, mais il est généralement vécu ici comme un handicap.
Pourtant, si l’on prend le recul de l’historien ou de l’anthropologue, on s’aperçoit que l’écriture – cette idée de convertir le flot de la conversation en signes graphiques – est en réalité une invention très particulière, comme la poudre à canon, les nœuds papillons, ou le trombone à coulisse. C’est surtout une technologie relativement récente, apparue sur quelques points de la planète avec le néolithique et l’agriculture, il y a quelques milliers d’années à peine : à l’échelle de l’histoire humaine, ce n’est pas si ancien. Et si l’on fait la liste des langues du monde disposant d’une tradition écrite établie, disons, avant 1900, on s’aperçoit qu’elles sont très rares : tout au plus deux ou trois cents langues, sur les sept mille parlées sur la planète – à peine 5 %. Donc oui, comme vous le dites, dans l’immense majorité des langues la transmission du savoir ne se passe pas par écrit, mais oralement. On parle alors de tradition orale – et plus particulièrement de “littérature orale” pour ce qui est de l’art littéraire lorsqu’il se transmet de bouche à oreille (mythes, épopées, contes, histoire orale, chants, musique…).
Un laboratoire CNRS dédié à ces langues et civilisations à tradition orale n’était pas de trop, pour donner la parole – c’est le cas de le dire – à toutes ces langues que nos supports écrits, qu’il s’agisse d’imprimés ou d’internet, tendent à rendre invisibles. Lorsque j’ai découvert, à l’âge de quinze ans, l’existence du LaCiTO, j’ai été d’emblée séduit par ce projet scientifique, de partir à la rencontre des civilisations sans écriture, et découvrir tout ce qu’elles ont à nous dire.
Pour un linguiste, il suffit de vivre quelque temps dans une telle société pour comprendre qu’une langue n’a pas besoin d’être écrite pour avoir une grammaire précise, un vocabulaire riche et nuancé – ou encore des arts du récit, de la poésie, du chant qui soient aussi codifiés et complexes que nos propres traditions.

A. : Mais est-ce que ces langues ne sont pas justement fragilisées par l’absence d’écriture, dans le monde d’aujourd’hui ? Quel peut être le rôle du linguiste sur ce plan ?
A.F. : En effet, le monde change. Des sociétés qui pouvaient parfaitement se passer de l’écriture pendant des millénaires, se mettent aujourd’hui à adopter des pratiques culturelles mondialisées : naguère les livres ou les journaux, aujourd’hui Internet sur smartphone. Or, qui dit langues non écrites, dit absence d’orthographe stabilisée. Pour peu qu’une telle langue ait une phonologie un peu complexe, avec par exemple des phonèmes qui n’existent pas dans les langues dominantes, elle sera souvent difficile à transcrire spontanément. Les locuteurs s’y mettent parfois eux-mêmes, en adaptant tant bien que mal à leur propre phonologie les conventions orthographiques de la langue majoritaire… Mais dans bien des cas, la solution la plus simple est de passer directement à la langue dominante – français, anglais, espagnol, chinois, indonésien… – chaque fois que l’on se met à écrire. Si ce schéma se répète tous les jours, on voit bien que les langues orales se retrouveront en effet fragilisées, car désarmées face à la pression croissante de l’écrit. Déjà souvent “langues en danger” du fait de leurs faibles nombres de locuteurs, elles voient leur préservation encore plus menacée par l’absence d’écriture standardisée.
C’est là que le linguiste peut intervenir. Par sa connaissance de la phonétique et de la phonologie, sa maîtrise des techniques de transcription, un linguiste sera en mesure de dégager le “système phonologique” d’une langue, son alphabet si l’on veut, lequel sera toujours différent d’une langue à l’autre. Sur cette base, il peut alors réfléchir à un système orthographique, et le proposer à la communauté des locuteurs. Je me souviens ainsi de nombreux rassemblements que j’ai organisés dans divers villages du Vanuatu, dans le Pacifique, afin de décider collectivement de la meilleure orthographe pour leur langue. Le plus souvent, on obtient assez vite un consensus pour la plupart des phonèmes de la langue, mais il y en a toujours un ou deux – une voyelle ou une consonne – plus difficiles à transcrire que les autres, et qui déclencheront des débats homériques ! C’est un peu la malédiction lorsque l’on passe de l’oral à l’écrit – rappelez-vous notre drame national autour de l’accent circonflexe.
Cela dit, les gens sont souvent fascinés de voir leur langue écrite pour la première fois ; c’est comme si elle acquérait enfin, aux yeux du monde, le statut d’une langue reconnue, digne d’être écrite et, pourquoi pas, enseignée à l’école. Bien des linguistes du LaCiTO ont ainsi l’occasion de créer des ressources pédagogiques pour l’enseignement des langues dans les écoles, en espérant que ces efforts permettent de consolider un peu ces parlers, à l’heure de la modernisation. Ces ressources peuvent prendre la forme de simples abécédaires pour les petits, mais aussi des recueils d’histoires, de petits lexiques, voire de vastes dictionnaires ou des grammaires. (Par exemple, cette page présente les petits livres que j’ai réalisés pour une douzaine de langues du Pacifique, transcrites alors pour la première fois.)
Mais je ne pense pas que ce soit là la seule manière pour le linguiste d’aider à consolider les langues orales. Les aider à accéder au grand club des langues écrites, c’est utile, c’est même indispensable. Mais le linguiste peut aussi réfléchir à des moyens de servir la vitalité de ces langues, en en préservant justement toute l’oralité.
Au siècle dernier, la radio ou la cassette permettaient déjà de faire entendre les langues parlées, sans forcément leur imposer le passage par l’écriture – lit de Procuste qui ne représente jamais parfaitement toute la force de la parole.
Aujourd’hui, les technologies multimédia offrent un potentiel immense en matière de transmission des langues sous la forme orale, via des moyens audio ou vidéo. La Collection Pangloss dont je parlais, cette archive en ligne développée au LaCiTO pour les langues à tradition orale, sont justement un outil qui présente des centaines de textes transcrits, mais surtout qui permet d’entendre directement ces langues telles qu’elles sont parlées, avec leur intonation, les inflexions du conteur ou l’émotion du chanteur. Et parce que nous proposons ces enregistrements en accès libre, tout le monde peut les écouter – y compris les jeunes locuteurs de ces langues, qui pourront ainsi entendre les voix de leurs aînés, et garder la mémoire des histoires que l’on racontait il n’y a pas si longtemps.

 A. : Pour finir, une question plus personnelle : quelle est la langue (ou le groupe de langues) le plus étonnant sur lequel vous ayez travaillé dans le Pacifique ?
A.F. : Bonne question ! Chaque langue a quelque chose d’étonnant, ou en tout cas d’original par rapport à ses congénères : pour les unes, ce sera la phonologie, pour d’autres, ce sera une conjugaison verbale très compliquée, ou encore certaines métaphores ou expressions surprenantes… J’ai eu la chance de découvrir beaucoup de pépites d’or lors de mes enquêtes de terrain dans le Pacifique, lesquelles ont porté au total sur une vingtaine de langues du Vanuatu et des îles Salomon (au nord-est de l’Australie).
Parmi les régions que j’ai explorées, la plus étonnante a sans doute été l’île de Vanikoro, à l’est de l’archipel des Salomon. J’y ai effectué deux séjours, chaque fois dans des circonstances assez atypiques pour un linguiste. Lors de ma première visite à Vanikoro en 2005, je faisais partie d’une vaste expédition d’archéologues et autres scientifiques visant à mieux connaître cette île où avait péri, en 1788, le navigateur français Jean-François de La Pérouse. La deuxième fois, en 2012, j’ai été convié par une équipe de géologues du CNRS, qui menait une expédition à Vanikoro pour y effectuer des mesures de sismologie. Comme ils avaient entendu parler de mes recherches linguistiques sur cette région, et qu’ils savaient combien il est difficile d’accéder dans cette île isolée, ils m’avaient proposé de rejoindre leur expédition.
Ce qui me fascine dans cette île de Vanikoro, c’est sa diversité linguistique. Historiquement, trois langues mélanésiennes se sont développées dans cette île : le teanu, aujourd’hui devenue langue principale de l’île avec environ 800 locuteurs ; le lovono, et le tanema – aujourd’hui langues quasiment éteintes, puisque le lovono ne compte plus que quatre locuteurs aujourd’hui, et le tanema n’en a plus qu’un ! Lorsque l’on interroge ainsi le dernier locuteur d’une langue encore jamais enregistrée, je peux vous dire que l’on se sent investi d’une mission. Et lorsqu’il ne reste que quelques jours devant soi, on devient fébrile à l’idée de passer à côté d’une question importante…
Finalement, ce qui m’a le plus frappé, c’est l’incroyable différenciation entre ces trois langues : bien qu’elles aient toutes le même ancêtre, avec le temps elles ont fini par devenir aussi différentes que le français, le portugais et le sicilien. Et tout cela sur un minuscule territoire. Je connaissais déjà le goût des Mélanésiens pour la diversité linguistique – mais là j’ai découvert un cas extrême.
En outre, depuis quatre ou cinq siècles, une quatrième langue se fait entendre dans l’île : le fakatikopia, langue polynésienne parlée sur l’île voisine de Tikopia depuis que des navigateurs avaient traversé l’océan depuis la Polynésie à l’est, avant de coloniser également la côte sud de Vanikoro. À ces quatre langues, on pourrait encore ajouter cinq ou six langues des îles voisines, car il n’est pas rare que l’île de Vanikoro accueille un époux ou une épouse venus d’Utupua ou de Santa Cruz. En somme, il est possible de se promener à travers les six villages de Vanikoro, et d’entendre quotidiennement huit ou neuf langues différentes – sans compter l’anglais (langue de scolarisation) ou le pidgin (langue nationale).
Avec moins d’un millier d’habitants, l’île de Vanikoro forme ainsi, à elle seule, un microcosme de la diversité linguistique du Pacifique – pour ne pas dire, si l’on veut, un microcosme de notre humanité tout entière. Même après des années de voyages et d’enquêtes, c’est cette diversité linguistique qui continue de me subjuguer. Si nous savons la préserver et l’interroger, elle nous promet encore de belles découvertes à l’avenir…

http://lacito.vjf.cnrs.fr/
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