Entretien avec Jean-Paul Demoule
Rédigée par le Conseil de l’Europe en 1992, la Charte des langues régionales ou minoritaires et sa ratification connaissent en France une histoire chaotique et hautement polémique.
Pour certains de ses détracteurs, la charte n’est pas soluble dans la constitution de la République française qui stipule que la langue de la République est le français – et il n’est pas nécessaire de réviser la constitution pour prêter le flanc à la moindre revendication régionaliste. Pour d’autres, la charte contient en creux le projet d’une Europe des ethnies, ourdi par des groupuscules d’extrême droite infiltrés à Strasbourg, et servant surtout les intérêts de l’Allemagne. Du côté des régions ou des territoires où l’on parle le breton, le basque, l’alsacien ou l’occitan, le son de cloche est évidemment bien différent : on attend que François Hollande tienne sa promesse de campagne et entame le processus menant à la ratification de la charte. Au début du mois de juin, le président de la République a finalement déclaré qu’il allait demander au Parlement de réviser la Constitution. L’exécutif vient de fixer un calendrier et espère une présentation du texte en conseil des ministres le 31 juillet. Il n’en fallait pas davantage pour réactiver l’affrontement entre les adversaires et les défenseurs de la charte, qui échangent (pratiquement) les mêmes amabilités depuis 23 ans et qui observent évidemment avec attention ce qui se passe en Catalogne ou en Ecosse… Et comme on entend à peu près tout et n’importe quoi sur ce dossier, il nous a paru intéressant de trier le bon grain de l’ivraie en compagnie de l’historien et archéologue Jean-Paul Demoule (auteur du passionnant et récent Mais où sont passés les Indo-européens ? au Seuil).
Assimil : Historiquement, les langues régionales (utilisons la terminologie actuelle) étaient surtout le fait de locuteurs ennemis de la République Française. Qu’en est-il aujourd’hui si on s’en tient seulement aux locuteurs ?
Jean-Paul Demoule : le paysage linguistique français n’a plus rien à voir avec ce qu’il était encore dans la première moitié du XXe siècle. Les langues régionales traditionnelles de la France métropolitaine ne sont plus parlées que par environ deux millions de personnes, surtout les plus vieilles générations, même si elles sont enseignées de manière volontariste dans des établissements bilingues comme les écoles Diwan en Bretagne, les Calendreta du Languedoc, les Ikastola du Pays basque, La Bressola de Catalogne, ou A.B.C.M. Zweisprachigkeit en Alsace-Moselle. Si ces entreprises sont fort louables, elles ne scolarisent dans chaque langue que quelques milliers, voire quelques centaines d’enfants seulement. Il en va de même pour les options linguistiques dans l’enseignement public (y compris au bac), et pour les épisodiques émissions en langues régionales sur France 3 et sur quelques radios. L’alsacien alémanique et dans une moindre mesure le francique lorrain (le « Platt ») se maintiennent un peu mieux, car ils sont adossés à l’Allemagne et bénéficient de ses émissions de radio et télévision, même si elles sont en allemand standard (hochdeutsch).
Mais on est loin des six millions de locuteurs maternels de l’occitan qu’on recensait encore il y a un demi-siècle. Il est vrai que certains de ces mouvements régionalistes étaient plutôt de droite, sinon d’extrême droite, et certains ont pactisé avec le nazisme pendant la guerre, comme en Bretagne, en Flandres ou en Alsace. Mais à partir des années 1970, les mouvements régionalistes sont en grande partie passés « à gauche », notamment en Bretagne et dans le Languedoc, sans compter le Pays Basque. Notons aussi que ces écoles bilingues sont parfois, pour la bourgeoisie cultivée, un moyen de contourner la carte scolaire.
La situation est évidemment différente dans les territoires dits d’outre-mer, où des langues locales, qui forment une partie importante des 75 langues régionales officiellement recensées, continuent à être pratiquées couramment, et dont plusieurs (le tahitien et cinq langues mélanésiennes) font l’objet d’un enseignement public. La langue régionale la plus parlée, avec deux millions et demi de locuteurs, reste le créole.
La charte cristallise contre elle des détracteurs d’horizons et d’intérêts très hétérogènes. Est-ce qu’on peut résumer ces tendances et définir une typologie des défenseurs et des détracteurs ?
J.-P. D. : Le tableau a été singulièrement brouillé, à la fois par des mouvements et des passions xénophobes, et par des soucis politiciens. À l’origine, il y avait un certain consensus. Le rapport de Bernard Cerquiglini recense en 1999 les 75 langues régionales officielles, et en 2001, la Délégation générale à la langue française (DGLF) du ministère de la Culture devient la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF). En 2008, donc sous le quinquennat Sarkozy, la loi constitutionnelle n° 2008-724 dite « de modernisation des institutions de la Ve République » ajoute à la constitution un article 75-1 qui stipule sobrement : « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France », ce qui pour certains constitutionnalistes serait suffisant pour pouvoir ratifier. Néanmoins le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel ont jugé que la Charte n’était pas conforme à la Constitution dans son état actuel, au nom de l’unicité du peuple français et du principe constitutionnel : « la langue de la République est le français ». L’ancien président du Conseil constitutionnel, Robert Badinter, avait affirmé que ce « serait donner un fondement légal, sur la base d’une convention internationale, à la revendication collective des régionalistes les plus radicaux ».
La ratification était néanmoins la 56e promesse du candidat Hollande – à laquelle était opposé officiellement le candidat Sarkozy. Elle est donc à nouveau d’actualité, par la voie d’une révision constitutionnelle qui demandera les trois cinquièmes des deux chambres.
Quant aux partisans et adversaires, on sait que les Girondins ont provisoirement gagné contre les Jacobins et les Montagnards, au moins depuis les lois de décentralisation des années 1980. De fait, on trouve parmi les partisans le centre gauche (la majorité du parti socialiste) et le centre droit ; et parmi les adversaires, le Parti de Gauche (mais pas les communistes, favorables au texte), le Front national et la droite du parti Les Républicains (ex-UMP). La position du Parti de Gauche est clairement jacobine. Celle du Front national et de la droite la plus conservatrice surfe sur les peurs islamophobes. En effet, parmi les langues minoritaires recensées figuraient dès l’origine l’arabe dialectal, l’arménien occidental, le berbère, le judéo-espagnol, le romani et le yiddish, langues effectives de communautés clairement françaises depuis plusieurs générations (comme les harkis par exemple). La peur entretenue est que d’autres langues issues de l’immigration pourraient être reconnues, même si la Charte européenne exclut officiellement les langues de migrants. Et même si, par ailleurs, un meilleur enseignement des langues dites minoritaires aurait certainement un effet bénéfique sur ces communautés et sur leurs relations avec le reste de la nation.
Notons que selon les sondages, les trois-quarts de la population française est favorable à la ratification de la Charte.
Certains prétendent que la charte a été rédigée par des néo-pangermanistes à l’attention exclusive de groupes ethniques qui en font une arme de guerre dirigée contre les Etats-Nations. Est-ce qu’on peut soutenir une telle thèse ?
J.-P. D. : Cette « théorie du complot » un peu paranoïaque n’est pas très crédible, même si elle est soutenue par certaines historiennes. Il est vrai que des mouvements autonomistes liés à l’extrême droite sont bien présents en Alsace. Il est vrai aussi que certaines régions mènent des politiques internationales propres, et qu’elles traitent directement avec d’autres régions de pays étrangers, sans passer par les services de l’État. Certains y voient une contribution à l’affaiblissement régulier des États souverains, pris entre une Union européenne qui régente, et des régions de plus en plus autonomes. Néanmoins, concernant cet enjeu culturel spécifique et important, ces craintes peuvent paraître subalternes.
Le Front National se déclare contre la ratification de la charte et accuse François Hollande de « solder la République Française ». Comment doit-on interpréter cette position selon vous ?
J.-P. D. : Comme je l’ai indiqué plus haut, le Front national veut utiliser les peurs islamophobes comme argument politique, dont la reconnaissance des langues régionales ferait partie. Cette position est historiquement paradoxale puisqu’un certain nombre de mouvements régionalistes étaient ou sont encore liés à l’extrême droite. Une partie de l’extrême droite, notamment dans la nébuleuse de la « Nouvelle Droite », prône toujours un « ethno-empire » européen, où chaque région bénéficierait d’une grande autonomie politique et culturelle. Le Front national est d’ailleurs gêné dans les régions où les langues régionales survivent, comme en Catalogne, en Corse, en Bretagne ou en Alsace, et ses militants locaux gardent sur le sujet un silence prudent. Ce changement de position est symptomatique des efforts actuels de ce parti pour gagner en respectabilité, et illustre également sa remise de l’État au centre du dispositif politique, au rebours de l’idéologie néolibérale qu’il déployait dans les années 1980.
Si la charte est ratifiée, que va-t-elle changer ou que peut-elle changer concrètement pour les langues régionales et les langues minoritaires ?
J.-P. D. : La « Charte des langues régionales ou minoritaires » a été adoptée en 1992 au Conseil de l’Europe, qui regroupe la cinquantaine de nations de l’Europe géographique – à distinguer de l’Union Européenne et de ses 28 nations. Elle a été signée puis ratifiée (l’État signe, puis le parlement ratifie) par la moitié de cette cinquantaine d’États ; seulement signée mais non ratifiée par huit pays, dont la France. Enfin quatorze pays n’ont ni signé ni ratifié, en général ceux qui ont des problèmes de minorités nationales, dont les pays baltes avec leurs fortes minorités russes ; la Grèce avec ses minorités albanophones, slavophones ou turcophones ; la Bulgarie avec sa minorité turque ; ou encore l’Albanie, la Géorgie et même l’Italie, sans compter les micro-États de Monaco, Andorre et Saint-Marin, sans doute pour d’autres raisons. On distingue les langues « régionales », territorialement limitées et souvent circonscrites à une nation donnée, et les langues « minoritaires », qui peuvent être parlées principalement dans une nation voisine (allemand en Belgique ou au Danemark).
La Charte n’est pas totalement claire sur les limites de ses recommandations. Elle demande effectivement que soient favorisés l’enseignement et la pratique des langues régionales ou minoritaires, dans une suite de préconisation dont chaque pays doit appliquer au moins un tiers. Mais l’une des questions est de savoir jusqu’où pourraient aller ces pratiques nouvelles. Et les craintes, réelles ou feintes, des adversaires de la ratification seraient par exemple que les séances des tribunaux se tiennent dans la langue des accusés, alors que la Charte demande simplement que les principaux textes juridiques utiles soient traduits dans la langue. Le quotidien Corse Matin déclarait récemment : « Ce qui est certain, c’est que la révision de cette charte ne changera pas grand-chose dans les faits ».
Une question plus personnelle pour finir. En quoi est-ce important selon vous que l’on prenne soin des langues régionales en France ?
J.-P. D. : En tant qu’archéologue et historien, je ne peux qu’être très sensible à la conservation de ce qui fait partie de notre patrimoine culturel « immatériel », au sens de L’Unesco. Une langue ne peut survivre que s’il en reste des locuteurs. Or, sur les quelque 6.000 langues recensées dans le monde, la plupart sont menacées ou en voie de disparition. Et il ne suffit pas d’en faire le vocabulaire et la grammaire, comme l’avait fait le mythologue Georges Dumézil, aidé de Georges Charachidzé, en recueillant auprès de son dernier locuteur les témoignages sur l’oubykh, une langue du Caucase. Tout ce qui va dans le sens d’une préservation vivante ne peut être que bon pour l’histoire culturelle de l’humanité en général, et de la France en particulier.
Outre les calculs politiciens, jouent sans doute les traditions jacobines de la France – parfaitement nécessaires dans bien d’autres domaines de la vie publique. Mais peut-être aussi la célèbre inaptitude française aux langues autres que le français. C’est pourtant une erreur. La plupart des sociétés traditionnelles étaient multilingues. Le multilinguisme est une richesse et l’on sait bien que, plus on parle de langues, plus il est facile d’en apprendre d’autres. Le rejet de cette loi est à la fois un rejet de l’autre, et un rejet de notre propre patrimoine culturel.
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