Suite de notre série « Dans la Bibliothèque de… » avec le choix personnel du sociolinguiste et professeur à l’Université de Rennes Philippe Blanchet (et également notre auteur de marseillais et de provençal).
Une sélection qui révèle à l’évidence les fondations intellectuelles et militantes de ce grand défenseur des langues régionales et des droits de l’Homme.

Langage et pouvoir symbolique, de Pierre Bourdieu, Fayard/Seuil (2001)

Langage et pouvoir symbolique - Pierre bourdieu

C’est la version revue et augmentée de Ce que parler veut dire (1982), livre que j’ai lu dès sa parution quand j’étais étudiant en maîtrise et que j’avais mes premières intuitions sociolinguistiques pour mes premières recherches sur la francisation de la Provence. Les ajouts de la version de 2001 donnent encore plus d’ampleur, de profondeur et de solidité à l’analyse. Bourdieu est un des rares sociologues qui se soient préoccupés des questions linguistiques et son analyse aussi bien globale que sur des cas précis est d’une justesse de vue extraordinaire. Presque 35 ans après, ce livre reste pour moi l’un des plus éclairants pour comprendre les enjeux sociopolitiques des langues et il m’inspire fondamentalement, comme on peut le voir dans mon dernier livre, sur la glottophobie.

Le marxisme et la philosophie du langage, de Mikail Bakhtine (V. N. Volochinov), Minuit (1977)

Le marxisme et la philosophie du langage - Mikhail Bakhtine

Ce texte a eu une histoire étonnante. Très probablement écrit par Bakhtine, en russe, et publié en 1929 sous un pseudonyme pour échapper à la censure stalinienne, il a disparu pendant trente ans avant d’être retrouvé et traduit hors d’URSS en plusieurs langues dans les années 1970. Je suis frappé, en le relisant aujourd’hui, par le caractère doublement précurseur de l’analyse. D’une part dans sa critique du marxisme orthodoxe et dans son transfert hétérodoxe de la problématique marxiste aux aspects linguistiques et culturels du monde social. D’autre part, et en conséquence, ce livre est précurseur parce qu’il propose avec 70 ans d’avance une véritable théorie sociale des langues, à contre courant de tradition grammaticale et de la linguistique saussurienne alors en plein essor. Ses propositions et conclusions restent aujourd’hui souvent hardies par rapport au regard traditionnel et hélas dominant de type grammatical ou linguistique. Les relire est revigorant.

Pour une écologie des langues du monde, de Louis-Jean Calvet, Plon (1999)

Pour une écologie des langues du monde - louis-Jean Calvet

Cet ouvrage est l’un des premiers à avoir proposé une vision globale des relations entre les communautés sociolinguistiques et entre leurs langues à une échelle mondiale. Il est paru quelques mois avant ma Linguistique de terrain, qui était déjà sous presse, et j’ai aussitôt rajouté en urgence une note pour signaler ce livre et ses apports très consistants pour une compréhension de cette dynamique générale. En plus de son intérêt théorique et pratique, il présente à mes yeux deux grandes qualités, l’une est son approche interdisciplinaire (d’où les emprunts à l’écologie), l’autre, caractéristique de l’écriture de Calvet, est sa clarté et sa facilité d’accès même pour les non spécialistes. Ses modélisations par métaphore, sont très parlantes et très pédagogiques (là, la métaphore du « modèle gravitationnel »). C’est une référence et je l’utilise beaucoup avec mes étudiant·e·s.

Sociolinguistique interactionnelle, de John J. Gumperz, L’Harmattan, (1989)

Sociolinguitsique interactionnelle - John J.Gumperz

La lecture de cette traduction de textes de Gumperz, au début des années 1990, a été pour moi une révélation en termes de méthode de terrain et pour comprendre les pratiques plurilingues dans des interactions plurilingues dans des sociétés plurilingues. Ce qui est frappant chez Gumperz, c’est, malgré sa modestie, la précision impressionnante de sa méthode ethnographique d’observation et d’analyse, très fines. Il travaille sur des cas très précisément présentés, contextualisés, explicités. Les enjeux sociaux y sont puissants et j’ai toujours en mémoire plusieurs des cas qu’il a étudié, ce médecin philippin qu’il a pu faire innocenter ou ce pasteur noir américain accusé d’appel au meurtre ou encore cet indopakistanais qui ne trouvait pas de travail en Angleterre, tout ça pour des raisons d’interprétations normatives et unilatérales de leurs façons de parler. Pédagogiquement, ces études de cas sont exemplaires, et leur adaptation en français très réussie. C’est pour moi un modèle vers lequel je reviens toujours, y compris quand l’appel du terrain se fait pressant dans notre métier de plus en plus envahi par des tâches administratives qui nous en éloignent.

Jean-Baptiste MARCELLESI, Sociolinguistique. Épistémologie, langues régionales, polynomie, de  L’Harmattan, (2003)

Sociolinguistique - Jean-Baptiste Marcellesi

Cet ouvrage regroupe une bonne partie des textes épars que J.-B. Marcellesi a publié au long de sa carrière de sociolinguiste et qui, rassemblés, constituent le corps de la théorie sociolinguistique qu’il a élaborée progressivement à partir surtout du terrain corse. Ils sont précédés d’un entretien dans lequel l’auteur revisite son parcours personnel et professionnel de « père fondateur » de la sociolinguistique en France, avec quelques autres. Cet entretien filmé est disponible sur http://www.lairedu.fr/media/video/entretien/aux-origines-de-la-sociolinguistique-le-parcours-de-jean-baptiste-marcellesi/. Ces textes sont tous parus autour des années 1980-1990 et je les connais depuis leur publication initiale, au moment de ma propre formation scientifique (j’ai soutenu ma thèse en 1986). Pour moi, cet appareil théorique radicalement sociolinguistique, cette façon totalement nouvelle de considérer les langues et leurs dimensions sociales, est une inspiration absolument fondatrice et permanente de mes propres travaux et de mes propres engagements sociolinguistiques, y compris pour ma langue provençale. Ma méthode Assimil de provençal ne serait pas ce qu’elle est sans les travaux de Marcellesi et de ses collègues sur le corse. Marcellesi a importé en sociolinguistique de façon très stimulante la philosophie politique d’Antonio Gramsci qui, elle aussi, m’éclaire beaucoup. J’ajoute, mais c’est une note très personnelle, que cet entretien et la publication de cet ouvrage, en plus d’être un hommage à un maître immense et à un grand homme, ont été le premier chantier que j’ai mené il y a 15 ans avec mon collègue et ami fraternel Thierry Bulot, qui nous a quittés en janvier 2016. Ce livre est aussi plein d’émotions pour moi. Il est d’une humanité complète.

Le français dans tous les sens, de Henriette Walter, Laffont/Points Seuil (1988)

Le français dans tous les sens - Henriette Walter

Henriette Walter a un grand talent pour rendre accessibles et même attractives, à travers un style plaisant, des connaissances scientifiques dont les soubassements sont plus ardus. J’ai une réelle admiration pour son œuvre continue de diffusion de connaissances scientifiques qui vont souvent à l’encontre des croyances et des idées reçues sur les langues et surtout sur la langue française. Son livre a eu un immense succès et j’espère qu’il a eu des effets éducatifs à cette hauteur. C’est l’un des rares et premiers livres que je recommande à toute personne qui veut apprendre des choses sérieuses sur le français et sur les langues en général. Des choses qui sont fondées scientifiquement et non orientées par les préjugés idéologiques qu’on trouve habituellement dans les discours circulants et dans les grammaires à l’ancienne. Relire H. Walter c’est pour moi me rappeler en permanence la mission de service public d’éducation générale et d’analyse critique du monde social qui est celle des universitaires. Nous avons d’ailleurs été collègues à Rennes 2 et son intérêt pour mes travaux sur les français régionaux ainsi que pour les liens entre une linguistique fonctionnaliste (la sienne) et une sociolinguistique (la mienne), a joué un rôle important dans mon propre parcours.