Né à Vienne en 1976, Daniel Krasa est un personnage totalement atypique de la Mitteleuropa, telle qu’on se la représente. Auteur brillant et respecté dans le monde de l’édition linguistique et touristique, ce polyglotte a signé près de 40 ouvrages dans 4 langues différentes. De langue maternelle allemande, Daniel s’exprime dans un français parfait, un idiome qu’il a appris au lycée (et un atout indéniable pour publier aux éditions Assimil). Mais surtout, Daniel est un spécialiste de l’arabe, du hindi et de l’ourdou.
Avec des grands-parents qui parlaient des dialectes allemands, mais aussi le russe, le tchèque et le hongrois (pour faire court), Daniel avait sans nul doute une forme de prédestination pour les langues. A l’âge de 6 ans, la dimension magique de la langue lui est révélée : dans une station-service, il entend son grand-père parler dans une langue inconnue avec un homme. Cet homme est un Polonais, et c’est en russe que les deux adultes arriveront à se comprendre. Comme il est très attiré par l’Amérique du Sud, Daniel apprend l’espagnol tout seul à 14 ans puis intègre un lycée franco-allemand à Francfort. C’est l’heure de l’apprentissage du russe et de l’anglais. A 15 ans, il apprend le turc puis, un an plus tard, l’arabe avec la méthode Assimil. En maths, Daniel n’est pas très assidu, mais il a des profs compréhensifs qui connaissent son goût pour les « ailleurs linguistiques ». En outre, ses parents soutiennent cette appétence extraordinaire pour les langues étrangères et le soutiendront de manière indéfectible tout au long de cette aventure intellectuelle. A l’époque, Daniel s’imagine travailler dans le milieu des affaires, en mode international et en VO, partout où le business le demande. Pourtant, il part d’abord en Jordanie et en Israël pour se consacrer à l’étude universitaire de l’hébreu et surtout de l’arabe, une langue qui devient une véritable passion. De retour à Vienne pour son service militaire, il pose ses valises quelque temps dans la capitale autrichienne. Il y finira ses études en sciences politiques et en orientalisme. Il se spécialise en arabe algérien et, à 22 ans, il publie son premier livre consacré à l’apprentissage de ce dialecte (en allemand, chez Reise Know-How Rump, adapté en français pour Assimil). C’est le premier d’une longue série et le début d’une collaboration importante avec l’éditeur Peter Rump. Une année plus tard, Daniel est à São Paulo où il travaille dans une agence de publicité ; il en profite pour apprendre le portugais. Puis, cap sur l’Inde où il passe deux ans pour étudier le hindi et le marathi à Pune, à côté de Mumbai. L’idée d’embrasser la carrière diplomatique le traverse un temps, mais il renonce assez vite à ce projet, réalisant qu’il s’agit un peu de l’antithèse de ce qu’il recherche : un diplomate représente son pays à l’étranger et parle surtout sa langue et celle du pays dans lequel il officie. A l’inverse, Daniel Krasa cherche surtout à pratiquer toutes les langues qu’il a apprises et à échanger avec des cultures différentes… pour toutes ces raisons, il choisit de devenir en quelque sorte ce qu’il est déjà : un écrivain spécialiste des langues et un linguiste qui vit de sa plume. Rencontre avec un polyglotte-trotter qui ne se départit jamais d’une humilité confondante.
Assimil : Dans ta famille, on parlait quelle(s) langue(s) au quotidien et aux repas de famille ?
Daniel Krasa : En famille, l’allemand était la seule langue utilisée. Mes parents et mes grands-parents parlent plusieurs langues, alors j’ai entendu des bribes de russe, de hongrois, d’anglais, de français, d’italien et de tchèque dès mon plus jeune âge. Cependant, c’est l’allemand que nous parlions et que nous parlons quasi exclusivement à la maison. Et quand je dis l’allemand, je parle à la fois de l’allemand standard et des dialectes bavarois et viennois. Ces derniers, bien qu’étant plus mélodieux, sont malheureusement très chargés en calories.
A : Combien de langues maîtrises-tu aujourd’hui ?
DK : C’est une question délicate. Les linguistes et les polyglottes ont du mal à répondre à ce type de questions, tout simplement parce que plus nombreuses sont les langues que tu maîtrises, plus l’apprentissage de la suivante est facile. Ainsi tu atteins un nombre de langues faramineux qui, au mieux, laissent les gens sans voix ou, au pire, leur donne envie d’appeler l’asile pour te faire interner.
Cette multiplication des langues miraculeuse est due à plusieurs facteurs. Primo, une fois que ton cerveau est programmé pour distinguer, s’emparer et absorber différents idiomes, il devient plus aisé d’en maîtriser de nouveaux. Deuxio, le problème qui consiste à apprendre du nouveau vocabulaire n’est plus aussi important qu’avant, parce qu’une fois que vous avez acquis une grande quantité de mots appartenant à différentes familles de langues, il devient moins problématique d’acquérir des langues de même famille. En effet, dans ce cas vous connaissez déjà un certain nombre des mots les plus importants (comparez par exemple le français, l’espagnol, le portugais et l’italien d’une part et, d’autre part, l’arabe, le turc, le persan et l’ourdou). Mais pour en revenir à ta question, je parle couramment l’allemand, le français, l’anglais, l’espagnol, le portugais, l’italien, l’arabe, le russe, l’hébreu et l’hindi/ourdou. En outre je maîtrise le turc, le marathi, le pendjabi, le gurajati, le romani, le chinois (mandarin), le cantonais, le thai, l’indonésien/malais, le ladino et le yiddish. Enfin, je me sens à l’aise en roumain, en serbe et en croate, en néerlandais, en azerbaijani et en afrikaans.
Vous pensez que je suis fou ? hé bien, les langues c’est mon boulot quotidien. J’y travaille ou écris sur elles tous les jours, un peu comme un pianiste qui fait ses gammes. Donnez-lui un violon et, bien qu’il ne sera sans doute pas capable d’en jouer correctement au bout d’un moment, il pourra au moins savoir si les les tons qu’ils utilisent sont placés aux bons endroits ou pas. Mais attention, si vous me donnez un violon, à l’asile je ne suis pas certain qu’ils apprécient. Et les électrochocs, très peu pour moi !
A : A quoi cela sert-il de parler tant de langues ?
DK : Tu veux dire à part le fait qu’on écrive sur toi ou qu’on t’interroge pour un entretien sur un blog ? … je plaisante !
Le langage n’est pas seulement une forme de communication, c’est une clé ! Avec, on peut ouvrir bien des portes, derrière lesquelles on peut trouver tant de manières de vivre. Il n’est pas suffisant d’apprendre une langue, vous devez aussi apprendre à connaître ceux qui l’utilisent, leur état d’esprit, leurs coutumes et leur façon de voir les choses et de vivre. En agissant ainsi, vous vous rendrez compte que le fait de parler une langue différente vous enrichit toujours et ajoute quelque chose à votre personnalité. Dans mon cas : la schizophrénie (je plaisante toujours, euh… en fait, pas tant que ça). Tu vois ce que je veux dire ?
A : Est-ce qu’il y a eu un déclic pour toi à un moment, qui a déterminé ton choix de devenir un professionnel des langues ?
DK : Les langues forment ma passion depuis que j’ai 12 ans. Je me souviens de la première fois où j’ai parlé arabe avec un cairote : j’avais 16 ans. Cette personne était si enjouée et a réagi de façon si enthousiaste que j’ai décidé de continuer mes études dans cette voie. Depuis cette expérience, j’ai vécu des milliers de situations similaires où ma connaissance d’une langue spécifique créait une ambiance qui mettait les gens à l’aise et garantissait presque toujours un grand sourire et ce, dès le début. Avec « My tailor is rich and my flowers are beautiful », on n’est pas très loin de cela…
A : Avec l’expérience, quelles sont les astuces ou les conseils personnels que tu peux donner à ceux qui veulent apprendre plusieurs langues ?
DK : Je pense que la chose la plus importante qu’il faut garder à l’esprit, c’est que le langage est un instrument qui permet de rentrer en contact avec les autres. Il faut donc essayer de parler, même si tout n’est pas parfait. Il n’y a que la pratique qui vous permettra de parler couramment. N’hésitez pas et ne soyez pas timide, même si vous faites des erreurs. Ce genre de choses brise la glace et dans la plupart des pays il est important de pouvoir faire preuve d’auto-dérision. Essayez seulement de parler ! Quand vous choisissez une méthode d’apprentissage, soyez sûrs d’opter pour un cours qui vous assure un enseignement à un rythme lent mais régulier. Assimil représente une fantastique méthode d’auto-apprentissage (c’est la raison pour laquelle j’ai choisi d’écrire pour vous), mais si vous prenez une langue étrangère essayez aussi de trouver un locuteur dont c’est la langue maternelle, immergez-vous dans la culture du pays, regardez des films en VO, écoutez des chansons et essayez les spécialités locales.
A : Tu as beaucoup publié, des ouvrages touristiques, des guides de conversation, des méthodes de langues, des livres de linguistiques plus confidentiels, etc. qu’aurais-tu envie de publier que tu n’aies déjà fait ?
DK : Etre auteur et linguiste indépendant suppose que tu écrives pour gagner ta vie. Cela signifie que tu dois te concentrer sur certains titres avec un potentiel commercial. J’ai passé pas mal de temps à étudier des langues plutôt « exotiques » et j’aimerais pouvoir consacrer des publications universitaires à ces langues. Je viens de finir un cours de rromani (la langue des Roms) pour l’université de Graz et j’espère pouvoir dégager davantage de mon temps pour travailler à d’autres projets de ce type à l’avenir.
A : Tu es autrichien mais tu vis en Allemagne. Quelle est la situation de la langue allemande aujourd’hui et quelle est selon toi son avenir ?
DK : L’allemand est une langue intéressante car elle présente des variantes régionales. Dans le domaine des dialectes et des particularismes, il y a peu d’autres langues en Europe qui offrent autant de facettes et une aussi grande richesse. En tant qu’Autrichien, je constate à quel point la langue a pu changer ces dernières années. Cela est à la fois dû à l’influence des médias et à une ignorance grandissante des identités linguistiques. Il n’y a pas de dimension nationaliste dans mes remarques, mais je regrette simplement que bien des termes considérés comme typiquement autrichiens ou tout à fait particuliers à une certaine région disparaissent du langage quotidien, au profit d’expressions génériques ou substituables. C’est triste parce que lentement, on éradique quelque chose de très original et d’unique dans l’expression en allemand. Cela limite forcément la possibilité d’exprimer certaines subtilités, et d’autant plus que ces mots spécifiques tendent à devenir de plus en plus obsolètes.
A : L’arabe est une autre de tes grandes passions linguistiques. En Occident c’est une langue qui souffre d’un déficit d’image pour des raisons évidentes liées à la politique et à la religion. Quel regard portes-tu aujourd’hui sur la langue et le monde arabes ?
DK : Je suis toujours aussi fasciné par l’arabe et le monde arabe que je l’ai toujours été. Je regrette sincèrement qu’en raison des troubles politiques et religieux, bien des régions du monde arabe ne soient plus fréquentables ou « visitables ». Toutefois quand je parle arabe je me sens toujours aussi bien reçu et apprécié qu’auparavant. Il y a sans doute davantage de préjugés entre Arabes et Occidentaux, et la polarisation des deux côtés est un authentique problème, cependant la compréhension mutuelle est au centre de tout si l’on veut dépasser les différences. Quoi de mieux qu’une communication dans la langue de l’autre comme base de travail ?
A : Avec tous tes voyages, tes différentes expériences et toutes les langues que tu parles, te sens-tu autrichien, citoyen du monde, apatride ?
DK : Je voyage avec un passeport autrichien, et quand je suis loin de chez moi, il m’arrive parfois d’avoir la nostalgie de mon café préféré à Vienne, et bien sûr de mon escalope à la viennoise… A part ça, je ne me sens plus relié à une certain pays ou un certain continent, même si je ne peux ni ne veux nier mes racines européennes. Je suis qui je suis et je me sens béni de pouvoir communiquer avec une telle diversité d’individus dans leur langue maternelle. Cela m’a toujours aidé à nouer de nouvelles amitiés et cela a enrichi ma façon de percevoir d’autres mondes. Cela a aussi favorisé ce sentiment d’être chez moi dans bien des endroits de la planète. Et cela aussi me manque quand je retourne dans mon café préféré à Vienne.
A : As-tu toujours pour projet d’apprendre de nouvelles langues ?
DK : Bien sûr, je travaille en ce moment mon hongrois, mon tchèque, mon persan et l’un des idiomes les plus fascinants que j’ai découvert récemment : le zoulou ! Et il y en a encore bien d’autres sur la liste : si vous avez des suggestions, n’hésitez pas à me faire signe !
A : Pour finir, une question-gag en lien avec l’actualité américaine récente… avec ton profil, tu as tout pour intéresser une agence de renseignements. As-tu déjà été approché ?
DK : Ecoute, si j’avais déjà été contacté, est-ce que tu crois vraiment que je te répondrais « oui » ? Et si je te répondais « non », tu ne me croirais pas. Alors je te fais cette réponse : pour le moment, mes livres m’occupent bien assez. Mais je suis ouvert à d’autres voies, du moment qu’il s’agisse de liens pacifiques avec les gens, et du moment que les martinis sont offerts…
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