Notre auteur de québécois, le linguiste et professeur Jean-Charles Beaumont, inaugure une nouvelle série d’articles, Dans la bibliothèque de… : nous demandons à des auteurs, linguistes, traducteurs, polyglottes et autres amateurs de langues de sélectionner leurs 6 livres préférés consacrés à la langue et/ou aux langues. Dans quelques mois, le résultat formera une sorte de bibliothèque idéale de l’amateur de langues.
Des 6404 livres que compte ma bibliothèque ce 4 février 2016 à 11h03, Assimil me propose d’en choisir six qui ont trait aux langues. L’exercice est difficile et je demande pardon aux 6398 autres de les abandonner sur les rayons. Mais dans une bibliothèque, un livre n’est jamais seul !
1- Le yiddish, histoire d’une langue errante, de Jean Baumgarten, Albin Michel (2002)
Ce livre, que je cherche souvent à consulter, est aussi nomade que la langue dont il traite. Il erre d’un rayon à l’autre et me file souvent entre les doigts. Parfois, je le trouve coincé entre une grammaire de l’hébreu et des ouvrages sur divers dialectes germaniques ; souvent, il se cache derrière les hautes piles de romans new-yorkais, flirtant avec Isaac Bashevis Singer ; d’autres fois, il fait un tour du côté de la Pologne ; mais lorsqu’enfin il daigne se laisser saisir, la longue histoire complexe qu’il raconte, faite de rencontres, de fusions, de compromis, d’inventions, m’envoûte et me fait serrer les poings. Car malgré tout, elle résiste cette belle langue !
2- Dictionnaire des langues, sous la direction d’Emilio Bonvini, Joëlle Busuttil et Alain Peyraube, PUF (2011)
Il y en a tant ! Et pourtant, certaines, comme ces animaux en voie de disparition, quittent la surface de la terre. Elles s’effacent et avec elles, un univers meurt à jamais. Alors, j’ouvre ce gros dictionnaire, au hasard. Je le feuillette et j’y lis comment telle langue découpe la réalité, comment telle autre fait sonner des phones improbables, comment le basque se partage l’ergativité avec des langues dravidiennes, comment certaines se regroupent et d’autres se séparent, se dominent ou se laissent dominer. Le soir, je referme le livre et je soupire : toutes ces langues que je ne connais pas et qui me donneraient accès à une autre façon de voir le monde ! La vie est bien courte pour les grands curieux !
3- Théories du langage, théories de l’apprentissage : le débat entre Jean Piaget et Noam Chomsky, Seuil (1979)
Un ouvrage savant, un peu daté mais qui m’est cher ! Il me renvoie à mes études de linguistique au Canada, à une époque où naissaient les sciences cognitives et où l’on s’interrogeait sur la part de l’inné et de l’acquis dans la constitution des langues. Une question toujours en suspens du reste. Le débat entre Piaget et Chomsky avait eu lieu à l’abbaye de Royaumont. Me doutais-je alors, à six mille kilomètres des côtes européennes, qu’un jour je fréquenterais assidûment cet endroit merveilleux ? Un dialogue entre les deux savants qui tourne parfois au théâtre et qui donne vie à ces propos décalés. Et puis il y a la couverture représentant le portrait d’une jeune fille – Sapho dit-on – une fresque romaine de Pompéi, exposée au musée archéologique de Naples. Avec son stylet posé contre la bouche, j’avais l’impression qu’elle me disait de me taire !
4- Caractères chinois, du dessin à l’idée, 214 clefs pour comprendre la Chine, d’Edoardo Fazzioli, Flammarion (1987)
Enfant, je rêvais de ces idéogrammes ! Ils me semblaient si beaux, si mystérieux ! Qu’est-ce qui se cachait derrière ces élégants tracés ? Comment les déchiffrait-on ? Que se passait—il dans la tête d’un sinophone quand il lisait et qu’il rencontrait un caractère inconnu ? Un blanc soudain ? Un saut dans le vide ? Fazzioli réunit dans ce petit livre des dizaines de caractères et nous les montre, littéralement. C’est la fabrique des mots écrits, leur architecture et leur provenance ! On est face à un palimpseste dont chaque couche se trouve révélée ; on se sent soudain archéologue ! Et lorsqu’un dessin des origines apparaît, lorsqu’on reconnaît l’homme, l’oiseau ou la maison dans tel trait abstrait, on se prend pour Archimède !
5- Le parchemin des cieux, essai sur le Moyen Age du langage, de Benoît Grévin, Seuil (2012)
Que diriez-vous de rencontrer Flavius Mithridate ou Abu Hayyan de Grenade et de vous plonger dans ce Moyen Age dont la réalité est loin d’être obscure ? Creuset où se sont forgées nos langues et où d’autres disparurent, cette longue période ressurgit dans toute sa complexité dans ce livre touffu et savant. Et quel meilleur moyen de rendre compte des pensées médiévales que d’observer comment s’imbriquaient les langues parlées et écrites de l’époque ? Entre celles que l’on écrivait – le latin et l’arabe principalement – et celles que l’on parlait, rarement écrites sauf par le truchement de l’amour courtois, se tissent des réseaux dont l’ancrage – ou non – va marquer la prise de conscience et la référence à une langue donnée. Langues et territoires géographiques et mentaux : vaste et passionnant sujet…
6- Le poisson et le bananier, une histoire fabuleuse de la traduction, de David Bellos, Flammarion (2011)
Traduttore, traditore (traducteur, traître!) entend-on parfois ! Ah ! La traduction ! Tout un poème ! Passage, transgression, perte de sens ici, gain et surenchère ailleurs ! Ce livre est épatant : il se lit comme un roman et comme le disent nos cousins grands-bretons : proprement unputdownable (essayez donc de traduire ça !) L’auteur réussit à rendre intelligible les grandes questions autour de la traduction et naturellement, c’est au voyage qu’il invite. Vous êtes vite plongé dans un maelstrom de langues, de références, d’anecdotes et de renseignements précieux. Vous perdez pied, un peu. Mais ce vertige est exaltant et vous pousse à la réflexion. Et il y a cette touche d’humour si britannique…
Jean-Charles Beaumont
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