Entretien avec Armand Michelin, un polyglotte assimiliste passionné d’histoire, de cultures et de linguistique.
Très récemment, nous avons reçu un message d’un assimiliste que nous ne connaissions pas, au sujet du grec ancien. C’est ainsi que nous sommes rentrés en contact avec Armand Michelin, un polyglotte qui « sait » 23 langues. Armand insiste sur le choix du verbe « savoir » pour indiquer qu’il ne maîtrise pas ces 23 langues à un niveau équivalent. Il nous a semblé intéressant de partager avec vous l’expérience de cet historien et professeur qui a enseigné les langues et qui est devenu, dans un passé assez proche, cadre commercial pour une célèbre marque de spiritueux du sud-ouest de la France. Armand a notamment conçu une grille permettant d’évaluer de façon très détaillée son niveau pour chacune des langues qu’il a apprises, qu’il évoque dans ce long entretien.
1. Pouvez-vous nous raconter brièvement votre parcours ?
Je suis né en Arménie à l’époque où elle faisait partie de l’URSS. Dès mon enfance, j’ai été bercé par plusieurs langues et j’ai même fait mes études primaires en plusieurs langues ; dans ma famille élargie mes parents parlaient arménien, mes grands-parents originaires de Turquie et de Perse, savaient le turc, la famille de mon oncle dont la femme était Russe, parlait le russe. Mon école maternelle dispensait des heures de cours en anglais (un fait rarissime en URSS) dont j’ai profité à l’âge de quatre ans et j’ai continué à étudier l’anglais à l’école primaire. Très tôt j’ai pris goût aux langues et à l’âge de huit ans j’ai commencé à apprendre le français, complètement tout seul. Mes « professeurs » étaient d’abord les manuels scolaires de mon père (il avait appris le français à l’école), ensuite des méthodes plus compliquées, des grammaires etc. À l’université où je faisais mes études d’histoire on nous a enseigné l’ancien arménien. À la faculté il y avait des étudiants étrangers venus de différents pays qui parlaient l’arménien occidental, l’italien, l’arabe, le persan et d’autres langues. Quand on est déjà « dans le bain », on ne peut plus en sortir. Les langues vous attirent et on a envie d’en apprendre de plus en plus, de comprendre ce qui se passe autour de soi.
Depuis que j’habite en France, d’autres langues m’ont intéressé, comme le latin bien sûr mais aussi l’ancien français, le grec (moderne et ancien), l’allemand. Pendant mes dix dernières années quand je travaillais en Russie, d’autres langues slaves m’ont intéressé davantage : le bulgare, l’ukrainien, le vieux russe et le slavon ecclésiastique. De retour en France cette année, je me suis intéressé davantage au géorgien, une langue très intéressante et unique en son genre.
2. Vous êtes d’origine arménienne, vous vivez en France et vous avez pas mal voyagé dans votre vie professionnelle. Qu’est-ce qui vous a poussé à vouloir parler tant de langues ?
En réfléchissant je me rends compte que ce qui m’a poussé à apprendre des langues, c’est la volonté de comprendre le monde et l’information qui en provient. Enfant, je ne me sentais pas à l’aise quand les grands parlaient une langue que je ne comprenais pas. Aujourd’hui quand je lis par exemple un article de Wikipédia, je le lis parfois en plusieurs langues pour voir si les versions des faits sont différentes. Parfois l’article n’existe que dans une seule langue. D’ailleurs, il est normal (et indispensable) pour un historien de maîtriser plusieurs langues à la fois vivantes (anglais, français, allemand, italien ou russe) et anciennes (latin, grec). Bien que j’aie appris certaines langues par plaisir, c’était surtout l’envie de comprendre qui me poussait à apprendre toujours de nouvelles langues. J’ai toujours sélectionné soigneusement les langues à apprendre. De ce côté-là je ne ressemble pas à un polyglotte qui apprend souvent des langues juste par curiosité.
Il y a une autre impulsion qui m’oblige à prendre un livre et à me renseigner sur une langue complètement « inutile » pour mon travail. On peut se demander, par exemple, pourquoi j’ai appris le slavon ecclésiastique ? Eh bien, quand on maîtrise plusieurs langues slaves vivantes, le slavon ecclésiastique lui-même se donne à vous. Il suffit d’en apprendre la grammaire et vous êtes prêt à comprendre les livres écrits pour l’église orthodoxe.
Parfois c’est un défi. Lors de mes conversations avec des collègues qui me demandaient souvent comment je faisais pour apprendre des langues étrangères, j’avançais l’idée qu’il n’est pas tellement difficile à apprendre une langue. J’ai même dit une fois qu’une semaine suffirait pour maîtriser les bases d’une langue et commencer à s’y exprimer. Mes collègues m’ont tourné bien sûr en ridicule. Mais je suis certain que je relèverai un jour ce défi – je m’enfermerai une semaine dans une pièce et en sortirai en parlant une nouvelle langue.
3. Vous avez travaillé pour une célèbre marque d’alcool sur la zone Russie/ex CEI et Pays baltes. Est-ce que vous parlez une langue balte ?
Je n’ai pas eu l’occasion d’en apprendre une. En fait, dans les affaires de l’espace post-soviétique on se contentait de l’anglais, du russe, parfois du français. L’URSS a éclatée en 15 nouveaux États dont chacun avait sa langue vernaculaire. Mais la langue véhiculaire restait largement le russe et pour les affaires, c’était l’anglais. En plus, notre bureau était basé à Moscou. Cela dit, j’aime beaucoup les pays baltes, les gens et leurs cultures, et j’ai chez moi des manuels et des dictionnaires pour ces trois langues que je n’ai malheureusement pas eu le temps d’aborder (à part un peu de phonétique).
4. Quelles méthodes (au sens le plus large) avez-vous utilisées pour apprendre de nouvelles langues ?
Si je ne compte pas les trois langues de mon enfance (l’arménien, le russe et l’anglais) qu’on m’a enseignées à l’école suivant les programmes de l’éducation nationale, toutes les autres langues, je les ai apprises moi-même sans aucun professeur. J’ai essayé, quand j’étais jeune, d’assister à des cours de langues organisés ou prendre des cours particuliers. Mais j’y ai renoncé au bout de trois ou quatre leçons. Les cours où il y avait plusieurs étudiants me faisaient bouillir d’impatience – l’enseignement avançaient trop lentement (évidemment, il fallait que chaque personne assimile la première leçon pour passer ensuite à la suivante). Les professeurs qui ont essayé de me donner des cours particuliers, maîtrisaient bien la langue mais leurs méthodes étaient incompatibles avec mes exigences.
À force d’apprendre (et d’enseigner) des langues, j’ai élaboré une méthode qui m’est propre. Tout d’abord je fais très attention à la phonologie. Tant que je n’articule pas correctement la prononciation de chaque son et que je ne maîtrise pas les secrets des changements des phonèmes, je n’avance pas sur des sujets plus complexes. Je trouve que l’apprentissage d’une langue se construit comme un édifice. Tant qu’on n’a pas terminé les fondations, on ne peut pas mettre la première pierre. Les phonèmes sont les éléments dont on construit les mots, et les mots sont les éléments dont on construit les phrases. Je fais aussi très attention à la grammaire de la langue. Je dis bien à la « grammaire », pas à la « théorie de la grammaire » qu’on nous enseigne avec chaque nouvelle langue apprise. J’entends par la « grammaire », entre autres choses, les règles comment les mots se forment, quelle est leur morphologie, comment se construit une phrase etc. J’entends par la « théorie de grammaire » toute la terminologie grammaticale que l’étudiant est obligé d’absorber parallèlement à l’apprentissage de la langue. Il y a beaucoup de choses à dire sur ma méthode d’apprentissage. J’ai l’intention de publier un livre où j’exposerai mes expériences et mes idées destinées à la fois aux étudiants et aux enseignants ; je trouve que les deux doivent collaborer pour réussir.
En attendant la publication des manuels écrits par ma méthode à moi (en verrai-je un un jour ?), j’achète plusieurs manuels qui me semblent correspondre à mes besoins et je puise dans chacun l’information qui m’est nécessaire. Je ne suis pas forcément les instructions de la méthode.
5. Tous les polyglottes ne s’intéresse pas forcément à la linguistique. Ce n’est pas votre cas.
C’est justement mes connaissances en linguistique qui m’ont permis d’élaborer ma méthode d’apprentissage. La linguistique comparative nous permet aussi de ne pas aborder une langue à zéro mais de comprendre, par exemple, de nouveaux mots sans avoir recours au dictionnaire. C’est aussi la linguistique qui me permet à saisir la structure et la logique d’une nouvelle langue avant que les manuels m’expliquent les règles grammaticales. Parmi les langues que je maîtrise il y en a que je n’ai jamais apprises, à part la grammaire. Elles étaient tellement proches d’une autre langue déjà maîtrisée que je n’avais pas besoin de prendre un manuel de base.
La linguistique enrichit nos connaissances des langues. Si on prend le français contemporain, la connaissance du latin et de l’ancien français avec leur évolution phonétique, grammaticale et sémantique nous donne beaucoup plus de renseignements sur le français d’aujourd’hui. La connaissance de la géographie linguistique dans l’histoire de la France assoit mieux notre compréhension des régionalismes du français.
6. Lors de nos échanges, vous m’avez envoyé un tableau d’auto-évaluation pour qualifier votre maîtrise de telle ou telle langue. Vous pouvez nous en parler et nous dire en quoi c’est important pour vous ?
Très tôt il s’est posé la question de savoir quelles étaient les langues que je maîtrisais mieux. Au début, je prenais un dictionnaire et comptais les mots que je connaissais. Mais j’ai vite compris qu’il n’y a pas que les mots qui comptent. La bonne prononciation, la grammaire, la fluidité de l’expression et encore d’autres critères sont aussi importants que les mots. J’ai donc créé un petit outil (un tableau Excel) qui me permet d’évaluer mes connaissances de chaque langue. Je trouve qu’il n’est pas assez de noter la connaissance d’une langue par des expressions telles que « courant », « lu, écrit, parlé » que l’on trouve dans les CV. Mon tableau d’évaluation donne tout de suite la situation globale en montrant où sont les faiblesses et les points forts de la personne (voir Figures & & 2).
7. Ensuite, pour chaque langue vous avez également défini une dizaine de critères permettant d’évaluer votre niveau de maîtrise. Quels sont ces critères ?
Ce tableau se construit sur dix critères que j’ai sélectionnés et que je juge essentiels pour décrire la maîtrise d’une langue. Ce sont : la phonétique (en particulier la bonne prononciation), le vocabulaire courant (vers 2000 mots), la morphologie et la syntaxe, la formation des mots (les procédés, les suffixes et les préfixes), l’oral (la fluidité de la parole avec la correction et la richesse de la phrase), la lecture (la rapidité, la compréhension), le vocabulaire général (le pourcentage sur 50 mille mots), l’écriture (orthographe, style), la phraséologie (les expressions spécifiques), les versions régionales et diachroniques (dialectes, anciennes formes). Il arrive qu’une personne parle couramment une langue mais fait beaucoup de fautes en écrivant et ignore complètement la grammaire. Il arrive aussi qu’une autre personne maîtrise un vocabulaire important, écrit très bien dans cette langue mais n’arrive pas à s’exprimer intuitivement sans réfléchir. Comment dire laquelle des deux maîtrise mieux cette langue ? Effectivement, les critères que j’ai choisis sont à discuter avec les linguistes et les enseignants. Mais il est clair qu’il ne suffit pas tout simplement déclarer qu’une personne parle ou non telle ou telle langue.
8. Les hyperpolyglottes et les polyglottes apprécient beaucoup les échanges et les rencontres, ce qui leur permet de confronter leurs expériences . Si tel est votre cas, quels moyens utilisez-vous pour cela ?
Moi aussi, j’apprécierais beaucoup ces échanges. Malheureusement, mon ancien travail était très prenant et je n’avais pas beaucoup de temps pour me consacrer aux discussions. Mais ça change – je commence à m’intéresser aux réseaux sociaux, aux blogues et autres moyens de communications. Je serai ravi non seulement de lire les livres publiés par les linguistes et les polyglottes (ce que j’ai fait jusque-là) mais aussi d’échanger nos expériences et nos pensées qui ne seront peut-être jamais publiées. Je lis beaucoup sur Internet que je trouve, malgré sa qualité un peu superficielle, assez réactif pour diffuser la nouvelle information dans beaucoup de domaines.
9. Souhaitez-vous apprendre de nouvelles langues ? Lesquelles ?
Pratiquement tous les jours, je lis quelques pages d’un livre, d’un manuel ou d’une grammaire dans une langue étrangère. Il arrive même des jours où je lis dans dix langues différentes sans m’en rendre compte. Je me souviens les propos d’un de mes professeurs d’enfance qui disait qu’une langue est comme une clé, si tu ne l’utilises pas, elle rouille. Je progresse donc constamment dans les langues que j’ai commencé à apprendre parfois depuis très longtemps. Le côté négatif de cette approche est que toutes mes langues progressent simultanément mais lentement. La raison me dicte de changer de tactique et de me concentrer sur une seule langue pendant plusieurs semaines. Mais comment renoncer aux autres ? Je les aime toutes.
Sinon, à part celles que j’ai apprises et continue à apprendre, j’aimerais beaucoup me plonger dans le chinois, le hindi et le japonais. De mes renseignements superficiels sur ces langues (surtout en phonologie et en orthographe), j’ai eu l’impression qu’il reste encore des points controversés dans l’enseignement de ces langues. Cela nous amène à ma conviction de longue date que ce ne sont pas les langues qui seraient faciles ou difficiles à apprendre mais les méthodes qui sont plus ou moins bien adaptées.
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