Notre auteur de provençal et de marseillais, le sociolinguiste Philippe Blanchet, publie Discriminations : combattre la glottophobie aux éditions Lambert-Lucas (réédition et mise à jour du livre paru en 2016 chez Textuel). Un texte important et engagé qui dévoile des pratiques de discriminations linguistiques largement ignorées mais pourtant répandues partout, et plus particulièrement en France.
Qu’est-ce que la glottophobie ? Le sociolinguiste et professeur à l’université de Rennes 2, Philippe Blanchet, a forgé ce mot pour désigner les discriminations linguistiques de toutes sortes et qu’il définit ainsi : « le mépris, la haine, l’agression, le rejet, l’exclusion, de personnes, discrimination négative effectivement ou prétendument fondés sur le fait de considérer incorrectes, inférieures, mauvaises certaines formes linguistiques (perçues comme des langues, des dialectes ou des usages de langue) usitées par ces personnes, en général en focalisant sur les formes linguistiques (et sans toujours avoir pleinement conscience de l’ampleur des effets produits sur les personnes) ».
Ainsi, qualifier une langue de « langue des barbares » comme on a pu l’entendre ou le lire souvent ces derniers mois, sous-titrer dans une vidéo un locuteur africain qui s’exprime pourtant dans un français très clair (voir le Petit journal « spécial Burkina Faso » du 21 septembre 2015 sur CANAL +), prononcer de travers et de façon intentionnelle le prénom d’un enfant d’origine étrangère : tous ces exemples sont les manifestations de discriminations plus ou moins transparentes et d’autant plus pernicieuses qu’elles ne sont pas forcément perçues comme telles.
Mais, comme le recto d’une feuille de papier est inséparable de son verso, l’autre face de la glottophobie est la glottomanie qui consiste à parer une langue (ou plusieurs) de toutes les qualités (clarté, beauté, précision, etc.) comme autant de mirages qui finissent par créer son « prestige » (rappelons que le prestige est une illusion dans le vocabulaire de la prestidigitation). Et Philippe Blanchet démontre dans son livre, comme dans l’entretien qu’il nous a accordé, que cette surévaluation linguistique est souvent le fruit de politiques linguistiques menées par les Etats-Nations. La France, où l’identité nationale est pensée comme synonyme de langue française, est, à cet égard, un laboratoire de premier ordre pour le sociolinguiste.
Le mot barbare en grec (βάρϐαρος) désigne celui qui ne parle pas la langue grecque et s’exprime de fait en « borborygmes ». Est-ce que la Grèce antique a inventé en quelque sorte la glottophobie ?
Philippe Blanchet : Je ne pense pas que les idées et les comportements glottophobes soient apparus uniquement ou initialement en Grèce antique. On en trouve par exemple un témoignage plus ancien dans la Bible, d’où les sociolinguistes ont tiré la notion de « chibolet » (aussi écrit shibolet ou shibbolet) : le texte raconte dans le Livre des Juges que les hommes du Galaad vérifient l’identité des hommes qu’ils rencontrent en leur faisant prononcer le mot Shibboleth. Les Ephraïmites, leurs ennemis, prononcent [si-] et non [chi-] et sont ainsi reconnus et égorgés, la mort par la gorge ayant une signification symbolique. Vrai ou non, cet exemple montre que l’idée existait ailleurs dans des textes anciens. D’ailleurs, à ce propos, la Bible (juive et chrétienne) compte d’autres exemples majeurs de glottophobie, dont l’exemple le plus célèbre est le mythe de Babel qui conçoit la diversité linguistique comme quelque chose de négatif. On retrouve cette sacralisation du monolinguisme dans la 3e grande religion monothéiste, avec la sacralisation de l’arabe coranique via la parole divine révélée en cette langue.
Pour autant, la Grèce antique nous a laissé un héritage intellectuel et idéologique lourd sur la question des langues. Comme l’ont montré les travaux de Sylvain Auroux sur l’histoire des idées sur les langues, les premiers « linguistes » en Occident ont été des philosophes grecs, qui ont suscité deux graves erreurs, non seulement eux-mêmes (Platon et Aristote notamment) mais ceux qui les ont suivis et ont recopié le même modèle, c’est-à-dire les grammairiens latins puis à leur suite les grammairiens européens à partir du XVIe siècle et ainsi de suite jusqu’à la grammaire scolaire actuelle et même aux linguistes formalistes depuis Saussure et Chomsky. La première, ça a été de plaquer sur les pratiques linguistiques la philosophie de la rationalité qu’ils élaboraient prioritairement, ce qui les a conduits à chercher des règles logicomathématiques d’organisation des langues et des discours, alors que ceux-ci relèvent plutôt d’organisation chaotiques complexes multifactorielles, plus sociologiques que logiques. Du coup ils ont prescrit une organisation de ce type, exclu d’autres organisations, d’autres usages, et laissé penser que la seule « vraie » ou « bonne » langue était celle qu’ils prétendaient décrire alors qu’ils la construisaient de façon artificielle et sélective. La deuxième, en conséquence, ça a été de croire universelles des formes d’organisation de langue et de discours qui n’existaient qu’en grec ancien, et pour cause, puisque pour eux il n’y avait qu’un seule langue, le grec, et donc de rechercher en priorité des règles homogènes quitte à exclure de la langue la diversité qui les contredit. J’ai élaboré récemment, dans un texte à paraitre, une théorie du « triple enfermement » idéologique des pratiques linguistiques, dont l’enfermement logicomathématique, et c’est de la Grèce antique qu’il nous vient. Les deux autres enfermements, sociopolitique et ethnonationaliste, ont fait le reste en sélectionnant, sacralisant, imposant, une variété standardisée semi-artificielle d’une seule langue (par exemple la norme scolaire du français standard) comme totem de l’unité nationale et filtre d’accès aux sphères de pouvoir.
Dans l’histoire de la glottophobie, la lecture et l’interprétation de l’ordonnance de Villers-Cotterêts joue un rôle central. Quelle lecture devrait-on en faire ?
P.B. : La tentative de légitimation implicite et parfois explicite de la glottophobie en France s’appuie sur plusieurs croyances constitutives d’une idéologie linguistique (et donc nationale et donc politique). L’ordonnance de Villers-Cotterêts est à la base d’une de ces croyances et de l’instrumentalisation de cette croyance. Cette ordonnance porte sur le réforme de la justice royale, signée par François Ier en aout 1539 dans le village picard qui lui a laissé son nom. Deux articles seulement portent sur les usages linguistiques. Ils prévoient que, pour rendre la justice plus accessible à tous, celle-ci soit rendue en « langage maternel françois », et non plus en latin. Il faut noter, d’une part, que c’est le latin et pas les langues diverses et nombreuses usitées à l’époque dans le royaume de France qui est visé. Et, d’autre part, en conséquence, que l’expression « langage maternel françois » est ambigüe : elle peut être interprétée comme signifiant « langue française » (mais dans le contexte c’est peu probable car à peu près personne ne la parlait, d’autant qu’elle était encore en cours d’une élaboration qui allait durer au moins deux siècles et qu’elle n’existait vraiment qu’à l’écrit) ou plutôt « langue maternelle de France » ce qui inclut toutes les langues et tous les parlers locaux. C’est d’ailleurs d’abord dans ce deuxième sens qu’elle a été comprise et mise en œuvre, même si le français commençait à être adopté comme langue écrite à la place du latin dans certaines parties du Royaume ou de ses « provinces réputées étrangères » à cause de l’influence politique grandissante de la France et de Paris en Europe.
Beaucoup de gens croient à l’ancienneté des pratiques et du statut du français, de l’unité linguistique de la France, et sont très étonnés quand on leur dit que le français n’est juridiquement langue officielle que depuis la modification de la constitution en 1992 […]
L’Histoire est une rétrodiction, disait Paul Veyne avec raison. L’idéologie nationale (et même nationaliste) française a ensuite fait réinterpréter le sens de ces deux articles pour essayer de légitimer par une ancienneté historique l’imposition du monolinguisme de langue française lancée sous la Terreur (en 1793) et poursuivie jusqu’à aujourd’hui dans l’Etat-Nation français inventé et construit depuis la Révolution. On a fait croire que l’ordonnance couvrait tous les usages administratifs, voire institutionnels. On a même fait croire que c’était le premier texte qui instaurait une « langue officielle » ou une « langue nationale » en France. Tout ceci est évidemment au moins une surinterprétation très exagérée, voire une manipulation malhonnête inspirée par un projet idéologique. Mais le travail d’inculcation du mythe a été très puissant lors de la construction ethno-nationaliste de la France d’après la Révolution, par ses appareils idéologiques d’Etat dont l’instruction publique devenue « éducation nationale » (l’adjectif est lourd de signification). C’est comme ça que se met en place une hégémonie (c’est-à-dire, au sens de Gramsci, une domination inculquée comme « normale » et donc acceptée y compris par celles et ceux qui en sont victimes et qui n’y voient pas d’alternative). Beaucoup de gens croient à l’ancienneté des pratiques et du statut du français, de l’unité linguistique de la France, et sont très étonnés quand on leur dit que le français n’est juridiquement langue officielle que depuis la modification de la constitution en 1992 et que jusqu’à la fin du XIXe siècle la majorité de la population n’était pas francophone. L’ordonnance de Villers-Cotterêts est même le seul texte juridique d’ancien régime (dont toute la législation a été abolie et remplacée par la révolution de 1789 puis le code napoléonien) qui ait été mentionné comme argument dans deux arrêts de la Cour de cassation en 1986 et 1987. Les tribunaux sont aussi un appareil d’Etat. Leurs usages linguistiques sont d’ailleurs particulièrement opacifiés : en ce sens, le droit français fait tout le contraire de l’esprit de l’ordonnance de Villers-Cotterêts. Plusieurs travaux ont montré les liens entre l’instauration historique dans les Etats européens modernes émergents d’un contrôle social par le droit et par la langue. Une lecture de cette ordonnance qui ne serait pas imprégnée de glottophobie et donc qui ne s’en servirait pas pour essayer de justifier des discriminations linguistiques, devrait être celle de son contexte historique de départ : adapter la justice (et autres institutions) à la diversité de ce que parlent et comprennent les gens, et pas l’inverse.
Est-ce que, pour vous, l’exemple de ces enseignants bretons ou alsaciens imposant des punitions corporelles au début du XXe siècle dans leurs classes parce que leurs élèves ne s’exprimaient pas en français et qui rentraient chez eux ensuite et parlaient, eux aussi, le breton et l’alsacien, est représentatif de cette hégémonie et de cette schizophrénie linguistique ?
P.B. : Oui c’est un bon exemple, puisqu’on voit à quel point l’idéologie dominante est intégrée y compris par ceux et celles qui peuvent, d’un autre point de vue, en être considérés comme victimes. C’est ce qui définit une hégémonie : la collaboration à une coercition acceptée comme n’ayant pas d’alternative. Schizophrénie est peut-être un mot un peu fort, mais on a pu rendre compte de ce type de comportement apparemment au moins paradoxal, voire incohérent, avec le concept de haine de soi qui a montré sa puissance explicative depuis sa première apparition chez Lessing à propos des Juifs victimes de judéophobie, puis en passant chez Fanon à propos du racialisme contre les Noirs. On peut aussi mobiliser l’analyse de Memmi en termes de complexe du colonisé qui en est très proche. Bourdieu en a rendu compte en termes d’incorporation d’un habitus sous la coercition cognitive et sociale de l’appareil d’Etat (dont l’institution éducative est la plus agissante en ce sens). Beaucoup d’analyses convergent pour identifier, décrire et rendre compréhensible ce type de comportement dont on mesure du coup la gravité. On peut y ajouter des analyses plus récentes pour essayer de rendre compte du hiatus entre le comportement souvent discriminatoire et despotique d’enseignant-e-s et leurs convictions politiques affichées : Eric Brun, dans une thèse récemment soutenue à Aix-en-Provence sur le rapport de professeures des écoles à la diversité linguistique, a mis en relief le fait qu’elles endossent une éthique institutionnelle et quittent une éthique personnelle au moment d’entrer dans l’établissement scolaire.
Est-ce que la France a servi de modèle ? Dans quelle mesure par exemple l’Allemagne (ou d’autres Etats-Nations au XIXe siècle) s’est inspirée de la France en matière de politique linguistique ?
P.B. : En Europe et au XIXe siècle, l’apparition de la politique de l’Etat-Nation avec ses implications glottophobes n’est pas particulièrement française il me semble, même si l’exemple français depuis la Révolution en a alimenté avec force l’idée et la réalisation. Le Royaume-Uni a eu une politique impérialiste et glottophobe non seulement dans ses propres colonies éloignées, mais aussi en Irlande, au Pays de Galles, en Ecosse. Politique sur laquelle ce pays est revenu depuis (mais pas la France). Un même processus a eu lieu en Espagne et en Italie mais de façon plus ponctuelle, sous les régimes franquiste et fasciste (ce qui en dit long sur le fond idéologique de ce genre de politique linguistique toujours menée en France ou dans d’autres pays). On oppose souvent les conceptions françaises (par adhésion) et allemandes (par « germanité » native) de la nation. On oublie que la politique assimilationniste française vise à construire une nation linguistiquement et culturellement homogène, donc une ethnicisation de la nation, qui, au final, est similaire à ce qui est dans l’histoire de l’Allemagne, un point de départ. Le résultat est le même. Je n’ai pas d’information sur le fait que la politique linguistique allemande, moins glottophobe qu’en France (mais glottophobe quand même vis-à-vis par exemple de ce qui est appelé « bas »-allemand ou du turc, ou, pendant le régime nazi, du yiddish), aurait été particulièrement influencée par le « modèle » français.
La France a surtout exporté son idéologie linguistique d’Etat dans ses colonies, devenues de nombreux pays francophones indépendants (pas tous) où se reproduit souvent cette glottophobie à l’encontre non seulement des langues locales (de moins en moins) mais surtout des façons locales / nationales de parler le français. De nombreuses études ont montré le mépris dans lequel est tenu le français légitimement sénégalais des Sénégalais, camerounais des Camerounais, haïtien des Haïtiens ou algérien des Algériens, par exemple, surtout dans ses variantes populaires. Et ça non seulement en France (où on va jusqu’à sous-titrer en français le français très compréhensible d’Africains francophones à la télévision — ça se fait aussi pour des Méridionaux ou des Québécois), mais, pire, sur place. Je donne dans mon livre l’exemple d’un reportage télé où un jeune Sénégalais raconte un événement dramatique et ses efforts pour sauver la vie à deux enfants, et qui est devenu sur Internet la risée humiliante de réseaux sénégalais « à cause de » son français pourtant clair et efficace.
Dans la constitution de la Ve République, « la langue de la République est le français ». Mais du coup, qu’en est-il d’une langue comme la Langue des Signes Française ? quel est son statut ? Pourquoi n’est-elle pas une langue officielle, comme c’est par exemple le cas en Papouasie Nouvelle-Guinée ?
P.B. : La LSF a été inventée au XVIIIe siècle et elle a, comme toutes les langues autres que le français standard, été combattue et même explicitement interdite en France à partir de 1880, surtout à l’école. C’est toujours la même idéologie de l’uniformisation des personnes et du refus de toute différence : on leur refusait même leur surdité et ses conséquences, et l’Etat voulait qu’ils/elles « parlent » (= parlent français) exactement comme les autres. La LSF a été autorisée à l’école à partir de 1991 mais n’était toujours pas considérée comme une langue (en fait elle était perçue par les autorités comme une sorte de « patois gestuel » de substitution). Il a fallu attendre 2005 pour qu’une loi lui reconnaisse en France le statut de « langue », mais avec aucun autre attribut juridique. Comme d’autres langues minoritaires, elle a fini par être possible comme option au Bac en 2008 et depuis 2010 un concours d’Etat (le CAPES) en recrute officiellement des enseignants. L’aspect « handicap » a pu faciliter les évolutions depuis vingt-cinq ans, la LSF reste globalement une langue non officielle et minorée en France. Sa fonction culturelle et l’identité sociale à laquelle elle contribue est ignorée, sauf bien sûr par ses acteurs. L’exemple de la Papouasie est édifiant : il y a de très nombreux pays où une Langue des Signes a un statut constitutionnel et où ses usagers ont des droits protégés. Mais pas en France (ou dans certains autres pays), à cause de son idéologie linguistique hégémonique qui est glottophobe.
Est-ce que vous pensez que les difficultés d’apprentissage des langues étrangères des Anglais, des Espagnols et des Français est due, dans une certaine mesure, à la glottophobie ?
P.B. : Oui je le pense, mais avec un fonctionnement indirect. Disons d’abord que ce n’est pas une généralité absolue :
– parce que ça dépend des biographies langagières individuelles ;
– parce qu’il y a tendanciellement à l’intérieur de ces groupes des groupes moins glottophobes et davantage plurilingues (des binationaux, des descendants de migrants, des personnes très mobiles, des groupes « régionaux » comme les Catalans, les Léonais ou les Basques en Espagne — si on les considère comme des Espagnols, ou bien comme les Bretons, les Corses, les Provençaux, les Réunionnais, les Kanaks etc. en France — idem !) ; parce qu’il y a des degrés entre ces trois groupes : la France et donc beaucoup de Français éduqués par elle sont tendanciellement les plus glottophobes, les plus monolingues, les plus en difficultés pour apprendre d’autres langues ; beaucoup d’Anglais (hors Gallois, Ecossais donc), ont le même syndrome d’usagers monolingues d’une langue internationale hyperdominante et hypervéhiculaire que beaucoup de Français, mais avec une acceptation beaucoup plus grande des façons diverses de parler l’anglais et donc de la leur de parler d’autres langues (et comme leurs façons de parler d’autres langues sont perçues comme marquées par une langue de grand prestige, elles sont mieux acceptées par leurs interlocuteurs — parler français avec un accent british, c’est chic) ; enfin les Espagnols sont tendanciellement bien davantage ouverts à la pluralité linguistique, à la fois à cause de la pluralité interne officiellement reconnue de l’Espagne et à cause des variations du castillan dans les anciennes colonies espagnoles du continent américain.
La glottophobie largement répandue dans diverses sociétés est en effet une cause de difficultés d’apprentissage et d’usage d’autres langues que la langue dominante unique dans ces sociétés, et ceci de deux façons.
La première c’est parce que la glottophobie a une facette glottophile : une estime inconsidérée accordée à LA langue au profit de laquelle on cherche à évacuer les autres langues et leurs usagers. Et cette glottophilie dérive souvent en une véritable glottomanie qui relève d’une pathologie : c’est une fixation obsessionnelle et quasiment paranoïaque sur une seule langue que l’on sanctifie et que l’on prétend défendre contre les attaques d’ennemis extérieurs (qui la menaceraient au profit d’une autre langue — typiquement pour les francomaniaques, l’anglais ou l’arabe) ou intérieurs (qui porteraient atteinte à son intégrité et à sa perfection en l’utilisant autrement que selon sa norme sacrée — typiquement les usagers de variétés locales, populaires, jeunes, orales, techniques, langue seconde, etc.). Du coup, ça pose en modèle hégémonique le « monolingue mononormatif natif », modèle projeté sur toute langue et d’autant plus inatteignable qu’il est mythique, et donc qui rend l’apprentissage difficile voire impossible puisqu’on se fixe un objectif hors de portée humaine et inexistant dans le monde social. En se disant qu’il faut apprendre à parler une langue « parfaitement », en s’interdisant de parler une autre langue à sa façon et en restant soi-même, ou supposant qu’on serait bilingue uniquement si on fonctionnait comme un double monolingue, en s’interdisant des variations et des approximations condamnées comme des « fautes », on s’empêche soi-même et on empêche les autres d’apprendre d’autres langues et de s’en servir. En éduquant les gens à ne pas comprendre ou accepter les façons de parler des « étrangers » qui apprennent leur langue, on rend cet apprentissage plus malaisé. On crée de l’insécurité linguistique et on fait obstacle au développement du plurilinguisme. C’est d’autant plus regrettable qu’aujourd’hui la définition de référence de la compétence plurilingue, celle qui constitue le cœur du Cadre européen commun de référence pour les langues et qui a été adoptée par la plupart des institutions éducatives, est à l’opposé de cette conception glottophobe des pratiques des plurilingues : elle intègre et valorise ces approximations et ces métissages linguistiques. Mais l’hégémonie des idéologies glottophobes est si puissante que cette définition n’est ni connue, ni comprise, ni mise en œuvre dans la plupart des cas…
La deuxième, c’est tout simplement que la glottophobie tend à survaloriser un monolinguisme qui devient contradictoire avec le développement d’un plurilinguisme. On place les gens dans une situation d’injonction paradoxale quand on leur dit d’abord : « arrêtez d’être plurilingues, soyez monolingues, ne parlez plus vos langues et n’utilisez plus vos propres façons de parler, abandonnez le provençal, le cauchois, l’algérien, l’arménien ou le bambara… au profit du français ! Abandonnez le basque, l’andalou, le gitan, le mapundungun ou le quechua… au profit de l’espagnol ! Arrêtez de parler français à la marseillaise, à la tunisienne, à la sénégalaise ou à la wallonne… ! Arrêtez de parler castillan à l’argentine, à la bolivienne, à la portoricaine, ou à la galicienne… ». Et qu’ensuite on leur dit « apprenez des langues étrangères, apprenez l’anglais, l’allemand, l’espagnol, le français, le chinois… ! ». D’autant que pour les apprendre il faudrait qu’ils puissent s’appuyer sur leurs connaissances linguistiques préalables vécues comme des ressources et pas comme des tares. On sait de façon sure que les gens qui grandissent plurilingues, quelles que soient les langues concernées y compris des parlers locaux, apprennent en général beaucoup plus facilement d’autres langues que les monolingues. Autrement dit, une pluralité linguistique assumée permet son propre développement. Une pluralité linguistique contrariée empêche son propre développement. Il est beaucoup plus facile de passer de 2 ou 3 langues à 6 ou 12 que de passer de 1 à 2.
Donc oui, indirectement, la glottophobie réduit les capacités au plurilinguisme, autant celui de soi-même que celui des autres.
Propos recueillis par Nicolas Ragonneau, janvier 2016. Article mis à jour le 1er juillet 2019.
Discriminations : contre la glottophobie, Editions Lambert-Lucas,150 pages, 15 €
Du même auteur, aux éditions Assimil :
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