Notre langue maternelle nous contraint à décrire la réalité à travers un filtre particulier. Ce dernier nous emprisonne-t-il vraiment, comme l’avance l’hypothèse dite de Sapir-Whorf ? Peut-on exprimer des notions pour lesquelles nous ne disposons pas de mots ? Quelle est l’ampleur de l’influence de la langue sur la pensée ? Nous tenterons de répondre à ces questions à travers ce deuxième volet de notre série consacrée à l’influence de la langue sur la pensée en 3 épisodes.
Notre langue nous permet d’exprimer plus ou moins directement certaines notions
Le toki pona (voir épisode I) rappelle par bien des aspects le Novlangue, langue fictive de George Orwell évoquée dans le roman dystopique 1984. Par sa structure simple et son vocabulaire réduit, le Novlangue — rebaptisé Néoparler dans la traduction française de 2018, réalisée par Josée Kamoun pour Gallimard — vise à réduire la capacité de penser. Il comporte des mots qui véhiculent ce que l’auteur appelle une « double pensée » : le Ministère de la Vérité, qui est en fait le Ministère de la Propagande, est baptisé Miniver. L’association entre les idées de vérité et de ministère est supposée empêcher la population d’envisager l’idée que le Miniver puisse dire des mensonges. Une langue minimaliste peut-elle mener à réduire les possibilités de conception du monde ?
Les langues minimalistes limitent le nombre de mots disponibles pour s’exprimer, mais elles n’empêchent pas de penser ; les notions complexes doivent simplement être décrites avec davantage de mots. Il est par exemple possible d’évoquer un mécanisme pointu comme la photosynthèse en toki pona, en utilisant la périphrase « suno moku » (« nourriture de lumière »). Ainsi, même si notre langue n’a pas de mot précis pour un certain concept, nous sommes tout à fait en mesure de le comprendre et de l’exprimer de manière détournée. En italien, on parle de « culaccino » pour désigner le cercle humide laissé par un verre d’eau sur une table. Même si nous ne disposons pas d’un tel mot en français, nous comprenons parfaitement la notion exprimée par le terme « culaccino » et nous sommes capables de trouver une tournure véhiculant le même sens dans notre langue. La langue ne nous restreint pas : elle nous permet simplement d’exprimer plus ou moins directement certaines notions !
Notons également que nous faisons évoluer les langues en fonction de nos besoins. Nous avons ajouté le mot « téléphone » au dictionnaire, plutôt que de le désigner par une expression interminable comme « appareil servant à communiquer à distance moyennant le paiement d’un forfait ». Le propre d’une langue est d’évoluer. Si le toki pona était parlé à grande échelle, il ne resterait probablement pas minimaliste longtemps. De nouveaux termes ainsi que des expressions idiomatiques apparaîtraient, codifiant la communication pour la rendre plus aisée. Il existe déjà des expressions usuelles en toki pona. L’expression communément utilisée pour désigner l’alcool est ainsi « telo nasa » (« liquide stupide »), bien que, théoriquement, d’autres termes pourraient s’avérer tout aussi pertinents. Par exemple, quelqu’un qui n’aime pas le goût de cette boisson pourrait la désigner par l’expression« telo ike » (« liquide mauvais »).
Nous pouvons penser au-delà des frontières de notre langue : elle ne nous limite pas. Mais alors, influence-t-elle tout de même, dans une moindre mesure, notre vision du monde ?
La langue peut orienter la pensée
Nous l’avons vu, notre langue ne nous empêche pas de penser librement. Elle peut toutefois orienter nos pensées. Notre langue nous accoutume à observer le monde à travers une lunette particulière. Par exemple, les langues qui attribuent un genre aux objets, comme le français, habituent leurs locuteurs à parler des objets comme s’il s’agissait d’êtres genrés. Cette caractéristique apparemment anodine pourrait avoir des effets sur la pensée. Une expérience menée par la chercheuse Mary Flaherty en 2001 a montré que les locuteurs de l’espagnol étaient influencés par cet aspect de leur langue. Des participants de langue espagnole et de langue anglaise ont pris part à son étude. On leur présentait des images d’objets ou d’animaux, dessinés à la manière de personnages de dessin animés. Ils devaient ensuite attribuer des caractéristiques à ces personnages. Les participants de langue espagnole donnaient des caractéristiques traditionnellement associées au genre de l’objet ou de l’animal dans leur langue. Par exemple, « el perro » (le chien) est masculin et était alors décrit par des caractéristiques traditionnellement associées aux hommes, comme la force. Les anglicistes, qui ne disposent pas d’une telle indication de genre dans leur langue, prenaient quant à eux leur décision selon l’aspect du personnage.
Le domaine de l’orientation spatiale est un exemple particulièrement frappant de l’influence de la langue sur la pensée. En guugu yimidhirr, langue aborigène d’Australie à laquelle nous avons emprunté le mot « kangourou », on n’a jamais recours aux notions de devant, derrière, gauche et droite. Pour parler de la position des objets ou pour évoquer les directions, il est nécessaire de se référer aux points cardinaux. Imaginez devoir expliquer à votre interlocuteur si la tache sur sa veste se trouve plutôt au sud est ou bien au sud ouest ! Aussi complexe qu’il nous paraisse, cet exercice est un jeu d’enfant pour les locuteurs du guguu yimidhirr. Ils sont habitués à prêter attention aux points cardinaux dès le plus jeune âge et savent donc les repérer en toutes circonstances. Même les yeux bandés, ils ne perdent pas le nord !
Les locuteurs du guguu yimidhirr deviennent-ils des superhumains grâce à leur langue ? Notre langue maternelle rend-elle nos sens plus ou moins affûtés ? Dans son ouvrage Through the language glass : Why the World Looks Different in Other Languages, le linguiste Guy Deutscher dresse un historique des mots utilisés pour désigner les couleurs. Il fait remarquer que les langues ne dénomment pas toutes le même nombre de couleurs, mais que les termes de couleurs apparaissent dans un ordre prédictible : dans toutes les langues, les mots pour blanc et noir apparaissent avant le mot qui désigne le rouge, qui lui-même apparaît avant les mots qui désignent le vert et le jaune. Le bleu, le marron puis les autres couleurs — le violet, le rose, l’orange et le gris — sont les dernières à être dénommées. Cet ordre serait en lien avec la fréquence à laquelle on rencontre les différentes couleurs dans la nature : le rouge, couleur du sang, et le vert, couleur de la végétation, dominent, alors que le bleu est plus rare. Les Grecs de l’Antiquité n’avaient pas de mot pour parler du bleu. Certaines langues actuelles n’ont pas non plus de terme désignant cette couleur. C’est par exemple le cas des langues bantoues, parlées sur le continent africain. Elles ne distinguent ni le bleu, ni le vert. Leurs locuteurs peuvent-ils voir ces couleurs ? Berlin et Kay ont mené une étude en 1969, visant à comprendre comment la langue influence notre perception des couleurs. Ils ont comparé quatre-vingt-dix-huit langues. Peu importe la langue, nous percevons l’ensemble du spectre coloré ! Nous choisissons simplement de placer des frontières différentes pour nommer les couleurs. Par exemple, certaines langues attribuent des noms différents à plusieurs nuances de vert ; elles les considèrent ainsi comme des couleurs séparées, alors que nous les regroupons sous l’étiquette « vert ». Même si nous ne désignons pas spontanément ces nuances à travers le langage, nous les percevons aussi.
Notons également que la culture, au-delà de la langue, semble influencer la couleur attribuée aux objets. Le linguiste Guy Deutscher a voulu mener une petite expérimentation personnelle sur sa fille, Alma. Alors qu’elle était toute petite, sa femme et lui ne lui ont jamais dit que le ciel était bleu, bien qu’ils lui aient appris à dénommer les couleurs de la manière traditionnelle. Un jour de beau temps, alors que Guy se promenait avec Alma, il lui a montré le ciel du doigt en demandant : « De quelle couleur c’est ? ». Alma a été surprise par la question : pour elle, le ciel n’avait pas de couleur, il s’agissait d’un espace vide. Elle a suggéré qu’il était peut-être blanc. Son père l’a de nouveau questionnée à plusieurs reprises. Elle a fini par répondre que le ciel était peut-être bleu, mais il ne s’agissait pas d’une évidence pour elle. Ainsi, même des vérités qui nous semblent indubitables peuvent être le fruit de l’instruction que nous avons reçue !
Lila Lumière
Lila Lumière est étudiante en sciences cognitives à l’université Lumière Lyon 2.
Pour aller plus loin
– Groupe Facebook pour apprendre le toki pona : https://www.facebook.com/groups/543153192468898
– Cours vidéo : A course in Cognitive Linguistics: Color
https://www.youtube.com/watch?v=ggfMQ0Zuv6o
Commentaires récents