Entretien avec Eric Denécé, directeur du Centre français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), sur un sujet peu traité et peu connu : le rôle des langues dans les services d’espionnage.
Dans L’Espion qui venait du froid de John Le Carré (1963), le héros, Alec Leamas, explique être entré au Renseignement britannique pendant la Seconde Guerre mondiale, parce que l’Intelligence Service recherchait des linguistes. Plusieurs fois dans le livre (mais aussi dans l’adaptation cinéma réalisée par Martin Ritt en 1965), il est question du don de Leamas pour les langues, qui lui vaut notamment d’être envoyé à Berlin.
Au début de la série d’espionnage de Canal + « Le Bureau des légendes » (2015, 3 saisons, série en cours), on voit un agent de la DGSE (Direction Générale de la Sécurité Extérieure), Marina Loiseau (Sara Giraudeau), apprendre le farsi avec assiduité : elle doit en effet partir en mission d’infiltration en Iran.
Si l’espionnage vit désormais à l’heure cybernétique (voir les dernières révélations de Wikileaks à ce sujet), le cœur du métier n’a pas changé et les langues sont souvent au cœur des opérations de Renseignement, qu’il s’agisse de recruter à l’étranger, d’intercepter des échanges (écoutes), d’analyser des écoutes, des documents écrits ou de recourir à des langues rares pour « coder » et rendre les communications inintelligibles à l’ennemi. Mais la réalité du travail est souvent beaucoup plus terne que ce que la fiction nous montre.
Eric Denécé, ancien officier-analyste à la direction de l’Evaluation et de la Documentation Stratégique du SGDN et directeur du Centre français de Recherche sur le renseignement, explique quels sont les métiers du Renseignement intéressés par les langues et lève le voile sur une utilisation des compétences linguistiques dont on ne parle que très rarement.
Assimil : Les langues jouent un rôle crucial dans l’univers du renseignement.
Eric Denécé : Il y a deux choses qu’il faut dire d’abord : les langues et le renseignement ont toujours été liés, mais presque uniquement dans le renseignement extérieur. Dans tout ce qui concerne le renseignement intérieur, la sécurité intérieure comme la lutte anti-terroriste, les langues étrangères jouent un rôle marginal, sauf exception — y compris aujourd’hui quand on travaille sur les djihadistes. A la DGSI, le travail est essentiellement fait en français parce que les terroristes potentiels ou avérés parlent peu ou mal l’arabe. Donc notre entretien va surtout concerner, et c’est important de le préciser, le renseignement extérieur.
Pour l’analyse, il est indispensable de comprendre et de parler la langue, à un niveau plus élévé encore que sur le terrain.
Quels sont donc les métiers du renseignement extérieur qui demandent d’importantes compétences en langues aujourd’hui ?
E.D. : Par principe, et puisque le renseignement est lié à la connaissance de ce qui se passe à l’extérieur (les menaces, les opportunités qui peuvent se présenter sur les marchés ou sur les théâtres étrangers), les langues mais aussi la connaissance des civilisations ont toujours été, effectivement, des éléments historiques indispensables. C’est indispensable pour les trois grands métiers du renseignement.
Tout d’abord ce qu’on appelle la recherche humaine. On fait de la reconnaissance du terrain, on discute avec les gens, on recrute des sources : pour cela, il est souvent indispensable de parler une langue.
Ensuite, c’est indispensable aussi pour l’analyse, pour ceux qui sont en base arrière et qui lisent des documentations, qui récupèrent des informations, qui regardent la télévision pour voir ce qui se passe dans les pays. Dans ce cas on a besoin de comprendre et de parler la langue, à un niveau plus élevé encore que sur le terrain.
Le troisième domaine est celui des écoutes, donc des interceptions avec les linguistes d’écoute. Etant donné qu’ils passent leurs journées à écouter des discours en langues étrangères, ils doivent les maîtriser sur le bout des doigts pour en comprendre toutes les nuances.
On a trop souvent tendance à penser que c’est celui qui est sur le terrain qui doit parler parfaitement la langue. Ça peut être utile mais ce n’est pas toujours indispensable. Pourquoi ? Parce que, lorsqu’on est face à face avec un individu, il y a bien sûr la connaissance de la langue qui compte, mais il y aussi le langage non verbal qui joue un rôle énorme en matière de renseignement.
Un exemple précis ?
E.D. : On peut parfois mal maîtriser une langue (ou mal la parler) et pourtant établir une véritable relation de confiance avec quelqu’un, et être capable de le recruter ou de détecter s’il ment ou pas. Alors qu’inversement, quand on est à l’autre bout de la chaîne et qu’on ne voit pas l’individu, qu’on n’est pas dans le pays et qu’on a un casque sur les oreilles, à ce moment-là la maitrise de la langue la plus absolue est nécessaire. Au contraire, un officier de renseignement de terrain qui se retrouve dans un maquis au Kurdistan, au Cambodge ou autre, va parfois recruter une source parce qu’il s’engage sur le terrain avec lui, parce qu’ils se battent ensemble, parce qu’il le soigne, parce qu’ils mangent ensemble, etc. Même s’il ne parle pas ou peu la langue il va pouvoir, au bout de quelques jours, envoyer des signes. Et c’est là que la langue non verbale et le comportement s’avèrent aussi importants que la langue elle-même. On peut être un linguiste extraordinaire mais, une fois sur le terrain, ne pas savoir recruter une source, ne pas savoir se comporter dans un milieu particulier : j’insiste sur ce point.
Généralement il vaut mieux avoir quelqu’un qui a déjà des compétences humaines de cette nature, à qui on apprend une langue. Et c’est aussi pour ça que dans le domaine non verbal la connaissance de la civilisation est important : savoir que, dans tel pays, au Vietnam, en Syrie, etc. lorsque telle personne se comporte de telle ou telle façon, cela signifie quelque chose. C’est aussi ce que nous appelons dans le domaine du renseignement « le langage de la culture ».
La parfaite maîtrise n’est donc pas obligatoire ?
E.D. : Si le postulant est un parfait linguiste on l’orientera plutôt vers les écoutes, soit dans une ambassade où il ne traitera pas vraiment de source, mais il sera là pour repérer des gens qui peuvent être intéressants à recruter. Le vrai métier du renseignement, c’est d’amener quelqu’un d’en face à trahir pour vous (c’est cela qu’on appelle le « recrutement d’un agent »). Et donc pour amener quelqu’un à trahir et à travailler pour vous, c’est presque comme un jeu de séduction dans un couple. Il faut un savoir-faire humain, de la compréhension, de la psychologie, de l’empathie, et tout cela n’a rien à voir avec la seule maîtrise de la langue, qui n’en demeure pas moins importante.
Quelqu’un qui a fait ça 25 fois en France, en Afrique, en Belgique ou en Suisse, bref dans un pays francophone, peut être envoyé ensuite dans un pays où on parle une autre langue. Il sera plus simple de lui apprendre l’anglais, le vietnamien, le thaï ou le khmer que de prendre quelqu’un qui est bilingue français-khmer mais qui n’aura pas de sens psychologique.
Par ailleurs, quand on parle le français et l’anglais aujourd’hui on couvre déjà 90% de la planète, c’est-à-dire qu’un opérateur a la capacité d’échanger avec les gens. Par contre, dès qu’on est dans le métier d’analyste et qu’on doit travailler sur les documents, c’est-à-dire regarder les publications officielles du pays en question, regarder les émissions de TV, lire sur Internet ou la presse locale, là on a besoin de maîtriser davantage la langue et de bien connaître la culture : tel journal est-il de droite ou de gauche ? Est-ce qu’il est pour ou contre le gouvernement ?
A fortiori dans les écoutes, où les gens sont toute la journée sur Internet ou avec un casque sur les oreilles, les linguistes ont besoin d’une maîtrise parfaite car en termes d’informations ils n’ont que le son ou que les emails.
Les armées recherchent des linguistes maîtrisant les différents dialectes de l’arabe et les accents.
Quelle est la proportion des linguistes d’écoute dans la communauté française du Renseignement ?
E.D. : 50% des effectifs de la DGSE sont dans les écoutes et en France ce sont les ministères de la Défense et de l’Intérieur qui recrutent le plus, des hommes comme des femmes.
Il faut savoir aujourd’hui que dans les services — et c’est à peu près le cas partout dans le monde — 50% des effectifs voire plus sont dans le renseignement technique. C’est le gros de l’effectif.
La plupart des recrutements aujourd’hui se font là : beaucoup d’ingénieurs, de mathématiciens. Et pour les littéraires ce sont essentiellement des linguistes, parce qu’étant donné qu’on écoute de plus en plus de communications et qu’on capte de plus en plus de choses sur Internet, il faut des gens capables de lire.
L’analyse et la recherche de terrain à elles deux représentent à peu près l’autre moitié. Cela signifie qu’on a besoin de personnes qui parlent des langues étrangères dans plus des trois-quarts des domaines.
La DGSE fait ce qu’on appelle du « renseignement clandestin » : c’est un service d’espionnage au sens propre dont le but est de voler des informations. Le renseignement militaire, lui, ne fait pas vraiment d’opérations secrètes mais est présent partout. Il travaille dans toutes les zones où les forces françaises sont susceptibles d’intervenir, en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient. Il y a de plus en plus de linguistes dans ces équipes-là puisqu’on discute avec les populations locales, on fait des écoutes, on échange avec des armées locales, il faut interroger des prisonniers : il faut donc toute une série de personnes qui parlent les langues.
Dans ce domaine-là les armées en particulier recherchent des linguistes maitrisant par exemple les différents dialectes de l’arabe, et les accents. Quand vous arrêtez un membre d’Al-Qaïda au Maghreb islamique, si vous avez la chance d’avoir un officier ou un sous-officier français qui maitrise l’arabe c’est appréciable, surtout s’il est capable de vous dire si cet individu est d’origine libanaise, algérienne ou marocaine… il va vous dire « le type que l’on a en face de nous c’est un Syrien du nord » ou « il nous dit qu’il est Irakien, mais en fait il a un accent de la péninsule arabique, il vient probablement du sud de l’Arabie sur la frontière avec le Yémen ».
Un accent réel ou feint, trahit l’origine d’un locuteur ou sa volonté de manipulation…
E.D. : L’opérateur qui est envoyé sur le terrain doit avoir une compétence humaine pour recruter, voire une maitrise parfaite de la langue qui lui permette non seulement de comprendre la langue mais effectivement de détecter le mensonge et l’accent, par exemple.
La sécurité intérieure […] a besoin désormais de linguistes plus nombreux sur des langues plus diversifiées.
Et pour le Renseignement Intérieur que vous évoquiez au début de l’entretien ?
E.D. : C’est le troisième domaine dans lequel on besoin des langues désormais parce qu’on évolue dans un univers mondialisé. Les membres de la DGSI qui font de la sécurité intérieure en France sont chargés d’anticiper les menaces : ils sont essentiellement présents sur les réseaux sociaux ou pratiquent des écoutes autorisées sur le territoire français. Ils interceptent des communications Internet ou téléphoniques entre des individus qui parlent parfois des langues étrangères parce qu’ils appartiennent à des groupes ou des communautés présentant un risque : les mafias sri lankaises, les Tigres tamouls, un groupuscule kurde, les Tchétchènes ou bien sûr tous ces jeunes qui rentrent de Syrie.
Si la sécurité intérieure avait besoin, dans les décennies passées, de quelques personnes parlant le russe, l’allemand ou le tchèque, elle a besoin désormais de linguistes beaucoup plus nombreux et sur des langues beaucoup plus diversifiées.
Les services recrutent pour les écoutes des jeunes qui ont des compétences linguistiques et des connaissances régionales.
Quelles sont les langues les plus demandées aujourd’hui ?
E.D. : A l’international 20% des langues permettent de couvrir 80% des besoins. On cherche bien sûr à parler les langues qui sont les plus répandues dans le monde. On arrive à une dizaine ou une douzaine de langues véhiculaires qui, normalement, permettent de se débrouiller un peu partout. Bien évidemment les langues européennes sont prépondérantes à cause de l’héritage de la colonisation : l’anglais, l’espagnol, l’allemand, le français, ces 4 grandes-là permettent de couvrir une grande partie du monde. Il faut y ajouter le russe, l’arabe, le chinois. Ensuite le portugais parce qu’il y a le Brésil ; l’italien est parlé, mais pas partout. Le bahasa indonesia parce qu’il est également parlé en Malaisie. L’hindi et l’ourdou entrent aussi en ligne de compte vu l’importance de l’Inde et du Pakistan. Bref, on parvient à une douzaine de langues qui permettent de couvrir le globe.
L’Extrême-Orient n’est plus une priorité de la politique étrangère de la France, je parle évidemment de l’ex-Indochine, que ce soit pour des raisons politiques et économiques, donc il n’y a plus de raison qu’on forme des agents à être absolument bilingue en laotien, en vietnamien, etc. En revanche, on forme beaucoup de linguistes chinois.
Est-ce que vous pensez que ce monde multipolaire dans lequel nous vivons désormais a compliqué le travail du Renseignement ?
E.D. : Non, pas vraiment : les langues n’étaient pas réparties de la même façon. Pour prendre l’exemple de la France pendant la Guerre Froide, il fallait qu’on suive ce qui se passait du côté du Pacte de Varsovie donc il fallait quand même parler le russe, le polonais, le tchèque, le hongrois, l’allemand pour l’Allemagne de l’est. On avait quelques agents qui parlaient les langues de Balkans, et puis le roumain et le bulgare qui n’étaient pas des priorités mais il était toujours intéressant d’obtenir des informations de Roumanie et de Bulgarie.
De plus la France était engagée en Indochine et en Algérie, donc il fallait des agents qui parlent l’arabe, le lao, le viet, le thaï, le khmer. Il n’y a que dans les pays africains où, finalement, on avait peu de ressources pour parler le peul ou les langues locales puisque le français permettait l’échange. Depuis la fin de la Guerre Froide, on a beaucoup moins besoin de linguistes spécialistes de l’Europe de l’Est et on en a davantage parlant l’arabe, le farsi, l’hindi, l’ourdou et le chinois. Alors oui, il y a sans doute un peu plus de langues concernés par le renseignement aujourd’hui.
Pour la petite histoire si je prends l’exemple de la NSA, la grande agence de renseignement américaine, qui est la plus grande agence de renseignement au monde, et qui a de facto — et de très loin — le plus grands nombre de linguistes dans ses effectifs, à la fin de la Guerre Froide elle s‘est séparée de 30% de ses effectifs.
Pour ensuite réembaucher 30% de personnes avec d’autres qualifications. Essentiellement des linguistes mais aussi des techniciens parce qu’à l’époque on faisait des écoutes radio, VHF, etc. et maintenant on fait des interceptions Internet. Mais l’essentiel de ce remplacement de salariés et d’employés a été fait avec des linguistes parce qu’à l’époque ils se sont dit « on n’a plus besoin des gens qui parlent l’ukrainien, le tchèque, le croate, mais on a besoin des gens qui parlent l’arabe. ».
Est-ce vous pensez que les USA ont désormais un déficit de linguistes d’écoute pour le russe ?
E.D. : Oui et non, parce que les Américains n’ont jamais baissé la garde sur les Russes. Beaucoup de linguistes russes avaient été formés par les Américains. Et parmi ceux qui ont été formés à la fin de la Guerre Froide, certains ont aujourd’hui une cinquantaine d’années : si on a besoin d’eux, on les rappelle. Cela veut dire que la ressource existe. Il y a encore des linguistes du renseignement américain, entre 48 et 58 ans, qui ont une expérience de la Guerre Froide, qui ne sont peut-être plus en service mais qu’on peut rappeler en cas d’urgence.
Et du côté des Soviétiques et des Russes, y avait-il des particularités ?
E.D. : La grande spécialité des Soviétiques, pendant la Guerre Froide, était d’infiltrer, dans les pays occidentaux, des jeunes gens, souvent adolescents et dans certains cas (peu nombreux) des enfants, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ils les envoyaient dans des familles communistes qui les élevaient comme leurs enfants, parce beaucoup de registres d’Etat civil avaient été détruits sous les bombardements. C’est comme ça qu’ils finissaient par parler la langue du pays avec l’accent de la région dans laquelle ils se trouvaient. Puis, vers 18-20 ans on leur envoyait quelqu’un de Moscou pour leur rappeler qu’ils travaillaient pour le KGB.
Les Russes étaient les plus pointus en termes de formation linguistique : ils avaient reconstitué de véritables villes en Union Soviétique dans lesquelles on vivait à la mode américaine, anglaise ou française. Je ne sais pas ce que sont devenus ces sites-là, ils doivent toujours être utilisés par le KGB, mais c’étaient des sortes de villes reconstituées complètement où les rues, les devantures, les menus au restaurant, les serveuses, les personnes ne parlaient que la langue des pays que les agents allaient être chargés d’infiltrer.
En URSS, on formait un officier traitant en 2 ans, peut-être un peu plus, et puis on lui enseignait ensuite pendant au moins deux années à parler la langue de son pays « cible » sans accent, à apprécier la nourriture locale, maîtriser le savoir-vivre, et jusqu’à parler d’un match de hockey, de baseball, et à connaître tous les clubs. Car la connaissance de la civilisation et la manière de vivre sont aussi importantes que la langue.
Du coup, une série TV comme The Americans, ça vous paraît réaliste ce qu’on voit à l’écran ?
E.D. : Je ne l’ai pas vue mais je sais qu’elle est fondée sur des faits réels.
L’année dernière, j’étais à Moscou pour un livre. J’y ai rencontré une ancienne clandestine du KGB dans les années 60, qui s’était installée avec son mari (aussi du KGB) à Buenos Aires. Ils ont eu deux enfants mais ont fini par être arrêtés par la CIA suite à une trahison au sein du KGB. Lorsqu’ils ont été arrêtés leurs deux filles qui devaient avoir 8 et 10 ans à l’époque, ont découvert que leurs parents n’étaient pas espagnols. Ils n’avaient jamais parlé russe devant leurs filles et celles-ci n’avaient appris que l’espagnol.
Entretien réalisé en février 2017 par Nicolas Ragonneau.
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