Pour le linguiste Benjamin Lee Whorf et bien d’autres penseurs, la langue que nous parlons restreint notre capacité de penser. Apprendre une autre langue nous permettrait-il de penser autrement ? Les créateurs du lojban et du toki pona, deux langues construites, ont eu l’ambition de se libérer de l’emprise de leur langue maternelle. Premier volet de notre série consacrée à l’influence de la langue sur la pensée en 3 épisodes.

La langue limiterait nos perceptions

« Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles ». Pour le philosophe Bergson, la langue nous pousse à percevoir la réalité de manière superficielle. Les mots sont des étiquettes qui nous limitent dans notre manière d’appréhender le monde. Ils décrivent notre environnement à travers des termes génériques, qui nous empêchent de percevoir les nuances de la réalité. Sommes-nous condamnés à penser selon un cadre étriqué, défini par la langue que nous parlons ?

C’est ce qu’affirme l’hypothèse dite de Sapir-Whorf. La langue forgerait nos idées sur le monde. Elle nous donnerait accès au sens, tout en contraignant nos possibilités : nous ne pourrions penser que dans le cadre fixé par notre langue. Cette hypothèse a été proposée par le linguiste Benjamin Lee Whorf, né en 1897. Élève de l’anthropologiste Edward Sapir, il a étudié les langues des natifs américains et a réalisé que ceux-ci n’avaient pas recours aux temps verbaux. Il pensait que cet aspect de leur langue impactait leur perception du monde, en les rendant incapables de comprendre le concept du temps qui passe. Cette idée rejoint la célèbre phrase du philosophe Luttwig Wittgenstein : « Die Grenzen meiner Sprache bedeuten die Grenzen meiner Welt » («  Les frontières de ma langue signifient les frontières de mon monde  »), devenue un véritable cliché.

Des langues spécialement conçues pour penser autrement

Ne serait-il pas fabuleux d’accéder à un tout nouveau pan de la réalité ? L’histoire humaine est jalonnée de tentatives de redécouvrir le monde autrement. De la maîtrise du feu à la conquête spatiale, en passant par l’invention d’Internet, nous avons continuellement œuvré à élargir le champ des possibles. Et si simplement briser les carcans de la langue nous faisait accéder à une autre réalité, en nous permettant de penser autrement ?

Cette idée peut sembler saugrenue, mais elle a bel et bien germé dans certains esprits, qui ont conçu des langues destinées à voir le monde sous un nouvel angle. Ces créations sont des langues construites, comme l’espéranto ou le Na’vi, langue du peuple extraterrestre dans le film Avatar. Elles ont cependant été élaborées dans le seul but de changer la pensée, sans ambition de communication internationale ou de création d’un univers de fiction. Penchons-nous sur deux de ces langues : le lojban et le toki pona.

Le lojban

Le lojban, originellement nommé loglan, a été développé par le sociologue James Cooke Brown en 1955. Cette langue construite se fonde sur la logique pure. Sa maîtrise doit permettre d’accéder à une pensée analytique. Certaines notions de logique sont difficiles à appréhender ; le but du lojban est de les rendre intuitives pour l’esprit humain. Toute ambiguïté est proscrite dans cette langue. Dans les langues naturelles, comme le français, l’allemand ou le coréen, le ton de la voix donne des indications sur l’état d’esprit du locuteur, et donc sur le sens donné à la phrase. Bien qu’il soit informatif, ce ton peut être mal interprété par notre interlocuteur. En Lojban, il faut donc indiquer son état d’esprit de manière claire, par le biais de particules. La particule « a’o » permet par exemple d’exprimer l’idée d’espérance. Le lojban est encore pratiqué par une communauté d’adeptes aujourd’hui. Personne n’a toutefois réussi à atteindre une maîtrise suffisante de cette langue pour vérifier qu’elle permettait de penser de manière logique. Même son créateur n’est jamais parvenu à l’utiliser de manière fluide plus de quelques minutes ! L’entreprise du lojban n’a pas été totalement vaine pour autant. Il est maintenant davantage envisagé comme une langue qui peut permettre d’améliorer les interactions homme-machine ; sa logique implacable lui permettrait d’être plus facilement interprétable par un ordinateur qu’une langue naturelle.

Le toki pona

Le toki pona, autre langue conçue dans le but de penser autrement, a été élaborée par la linguiste canadienne Sonja Lang en 2001. Son nom signifie «  langue du bien », « langue de la simplicité ». Les idées de bien et de simplicité sont en effet assimilées dans cette langue. Sonja Lang a créé le toki pona pour simplifier ses pensées. Elle trouvait qu’elle avait tendance à s’angoisser facilement et à tourner en rond dans ses réflexions. Le toki pona permettrait de ralentir la pensée, de revenir à l’essentiel. Il oblige à réfléchir précisément au sens que l’on veut donner à une phrase, pour n’en dire ni trop, ni trop peu.

Il s’agit d’une langue minimaliste : elle ne compte que cent-vingt mots. Ces derniers s’écrivent avec seulement quatorze lettres, ou bien cent-vingt logogrammes. Les pensées s’expriment de la manière la plus basique possible. Selon Sonja Lang, les langues naturelles expriment des choses simples de manière excessivement compliquée. Elle donne l’exemple du terme « géologue   » : pourquoi ne pas simplement dire « personne qui a la connaissance de la Terre » ?  Le toki pona ne fournit que des mots de base, qui doivent être combinés. Un soldat est ainsi un « jan utala » (littéralement « personne combattante »), un professeur un « jan pi pana sona » (« personne qui donne la connaissance ») et un bébé est un « jan lili » (« personne petite »). Les expressions ne sont pas figées, elles dépendent fortement du contexte et du point de vue du locuteur. Une voiture peut être à la fois décrite comme une « construction en mouvement » par le passager, comme une « machine pour aller » par le conducteur et comme un « objet dur qui bouge » par quelqu’un qui s’est fait renverser par le véhicule. Même le système de numération est simplifié au maximum : un se dit  « wan », deux se dit « tu » et cinq se dit « luka » — ce mot signifie originellement « main », et cinq par extension car nous possédons cinq doigts par main. Pour dire « huit », il faut ainsi dire « luka wan tu » (« cinq un deux »). La dénomination des couleurs suit le même principe : vert se dit « jaune bleu » (« jelo laso »).
La philosophie du toki pona rassemble de nombreux adeptes : plusieurs pages Facebook sont consacrées aux échanges entre les locuteurs de cette langue construite !

Lila Lumière
Lila Lumière est étudiante en sciences cognitives à l’université Lumière Lyon 2.

Pour aller plus loin
– Groupe Facebook pour apprendre le toki pona : https://www.facebook.com/groups/543153192468898

– Film Arrival / Premier Contact par Denis Villeneuve (2016), qui se fonde sur l’hypothèse de Sapir-Whorf, selon laquelle la langue construit la représentation du monde
http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=226509.html