Portrait de Nicolas Tournadre
Entretien avec Nicolas Tournadre, hyperpolyglotte et linguiste, auteur du Prisme des langues, un livre passionnant et sans équivalent paru cette année chez nos confrères de l’Asiathèque.
Tout polyglotte et amoureux des langues devrait posséder le Prisme des langues (L’Asiathèque, 2014, nouvelle éd. revue et augmentée, 2017). Pour la première fois peut-être sous cette forme, un linguiste (pour son impressionnant CV, voir l’article de wikipédia) propose une vaste réflexion sur les langues du monde dans un ouvrage accessible au plus grand nombre et qui fera date. Cette réflexion s’est nourrie de l’expérience du terrain (notamment du Haut Plateau tibétain et de l’étude des langues tibétiques) et de la connaissance, à divers degrés, de plus de vingt langues appartenant à huit familles différentes (Nicolas appartient à cette espèce trop rare de linguistes-polyglottes). Volontairement modeste dans son expression mais ambitieux sur le fond, le Prisme des langues démonte bon nombre d’idées reçues sur les langues et le langage, en même temps qu’il remet en cause des thèses linguistiques ayant pignon sur rue. Le tout avec une sérénité et une maestria qui rendent ses démonstrations implacables. On ne trouvera pas de grandes thèses ou de dogme assénés de manière péremptoire dans le Prisme des langues, mais une vision synoptique, originale, tout en nuances et parfois fragmentaire. Dans tous les cas, un point de vue profondément sincère.
Nicolas Tournadre revient ici sur la genèse du livre et sur son parcours, de son intérêt précoce pour les langues à ses aventures linguistiques dans l’Himalaya.

Comment est née votre passion pour les langues et la linguistique ? Et si nous revisitons ensemble le paradoxe de la poule et de l’œuf, qu’est-ce qui est venu en premier ?
Mon attirance pour les langues a sans doute été d’abord liée aux sons. Vers l’âge de 5, 6 ans j’étais déjà fasciné par l’imitation des sons et des voix et j’avais la chance d’avoir une ouïe fine. La musique compte aussi beaucoup pour moi. Plusieurs de mes amis et collègues polyglottes sont aussi mélomanes. Les langues peuvent être conçues comme des chants immémoriaux de l’expérience collective. Pour pouvoir prononcer correctement des phonèmes rares dans certaines langues, il faut d’abord pouvoir les percevoir. Les sourds ne sont en général pas du tout muets mais ils ont du mal à articuler des sons qu’ils n’entendent pas. En dehors des sons, j’étais aussi dès ma tendre enfance intrigué par l’aspect visuel des langues écrites et dessinais des idéogrammes chinois ou des hiéroglyphes égyptiens. Mais cette fascination pour les signes est assez banale.

L’envie d’apprendre des langues a sûrement des fondements psychologiques. Je pense qu’il y avait une recherche d’empathie, un désir de comprendre l’Autre en utilisant son mode de communication. Mais les questions identitaires et le désir de fuir sa langue maternelle ou sa famille interviennent sans doute aussi de façon inconsciente.

À l’adolescence, j’ai appris des langues slaves, germaniques et romanes en France dans le cadre de mes études puis lors de séjours en Union Soviétique, en Suède, au Canada et en Amérique latine. Parallèlement j’ai commencé à m’intéresser au tibétain vers l’âge de 17 ans. L’intérêt pour la linguistique n’est vraiment venu qu’avec mes études à l’Université. De façon intuitive, j’ai perçu les parentés linguistiques entre des langues germaniques comme le suédois, l’anglais et allemand et ai pu grâce aux correspondances entre ces langues apprendre à converser en suédois en moins de six mois. Lors d’un séjour en Finlande à 20 ans, j’ai tout de suite réalisé que le finnois n’était pas une langue indo-européenne et que l’investissement pour l’apprendre serait trop important à moins d’avoir une bonne motivation…

Les sciences du langage m’ont fourni des clefs pour apprendre les langues et elles ont aiguisé mes curiosités pour un ensemble de phénomènes langagiers. J’ai développé un goût prononcé pour la recherche en linguistique. Les séminaires de linguistique qu’anime Claude Hagège à l’École Pratique des Hautes Études et que j’ai suivis dans les années 1985-1986 ont sûrement contribué à ma vocation. Il a dirigé ma thèse et son approche de la typologie syntaxique associée à un véritable amour des langues et à un grand humanisme n’est sans doute pas pour rien dans mes choix.

Quelles ont été vos méthodes d’apprentissage des langues que vous maîtrisez aujourd’hui ?
Mes méthodes ont été, au départ, assez empiriques, puis, au fil des expériences, elles sont devenues plus systématiques, impliquant un apprentissage de la phonologie et de la grammaire puis généralement une pratique de la langue  si possible dans son environnement naturel.  Il m’a paru important de ne jamais développer de « lathophobie », c’est-à-dire de peur de commettre des erreurs. Les polyglottes contrairement aux bilingues ou trilingues ne parlent souvent les langues que de façon imparfaite, même s’ils peuvent en parler certaines couramment voire de manière quasi native. C’est d’ailleurs pour cette raison que pour un(e) polyglotte dénombrer le nombre de langues qu’il/elle parle n’a pas grand intérêt. En effet chaque langue peut être parlée, comprise, écrite et lue à des niveaux divers.

Parmi les méthodes d’apprentissage, il faut encore mentionner la mémoire associative et l’utilisation des connaissances d’autres langues. Cela est particulièrement évident dans le cadre de langues appartenant à une même famille et ayant une parenté linguistique proche, mais cela peut s’appliquer à des langues entièrement différentes. Par exemple, le mot hébraïque muzar rappelle sans difficulté son équivalent français bizarre. Le mot tibétain gzhon rappelle dans sa prononciation son homologue français jeune. L’élaboration de correspondances vise à faciliter la mémorisation qui est une partie importante de l’activité linguistique. Il n’est pas nécessaire que les correspondances soient particulièrement proches, il suffit qu’elles soient fonctionnelles. Ainsi j’ai pu mémoriser le sens de zou « gauche » par rapport à you « droite » en chinois en passant par…l’espagnol izquierda. L’utilisation de connaissances d’autres langues peut dans certains cas accélérer considérablement l’apprentissage. Si j’ai pu converser en persan en moins d’un an, cela est dû à mes connaissances en russe, en anglais et en français ainsi qu’à l’hébreu…En effet, le persan est une vieille langue indo-européenne qui dans sa grammaire comme son vocabulaire semble un lointain écho des langues slaves, romanes et germaniques, elles aussi appartenant à la macro-famille indo-européenne. En outre le persan a emprunté une partie importante de son vocabulaire à l’arabe, une langue sémitique proche dans sa grammaire et dans son vocabulaire de l’hébreu.

Dès 1986 vos recherches sur les langues tibétiques vous ont conduit sur le terrain, le haut plateau tibétain en l’occurrence. Comment est-ce qu’on organise un « terrain linguistique » dans un tel endroit du monde ?
Mes premiers terrains au Tibet et dans l’Himalaya, que ce soit en Chine, en Inde, au Népal, au Bhoutan ou au Pakistan, ne ressemblaient absolument pas aux terrains que l’on effectue actuellement dans cette même région du monde. D’abord il y a une trentaine d’années voire seulement une vingtaine d’années, les conditions de transport étaient assez primitives. Il m’est arrivé fréquemment pour atteindre des villages isolés de voyager à dos de yak ou à cheval accompagné de troupeaux de gazelles, d’antilopes ou d’hémiones, dans des bennes de camion ou encore en bus sur des pistes très boueuses ou enneigées à plus de quatre mille mètres d’altitude. La plupart du temps, les terrains actuels s’effectuent dans des véhicules quatre-quatre plus confortables sur des routes goudronnées, même si certaines recherches linguistiques nécessitent encore de se rendre dans des régions très isolées et difficiles d’accès. Les technologies d’enregistrement ont elles aussi considérablement évolué, les magnétophones étant encore très lourds et volumineux alors qu’ils sont maintenant miniaturisés et d’une qualité bien supérieure. La préparation et l’organisation des terrains n’ont en revanche guère changé. Elles impliquent notamment en amont des contacts préalables avec des collaborateurs locaux et la recherche de consultants dans les villages où l’on souhaite effectuer des recherches dialectales. Cela dit, l’évolution récente de la politique chinoise au Tibet et dans de nombreuses autres régions de la Chine ainsi que, plus généralement, l’évolution géopolitique dans de nombreux pays du monde rendent de plus en plus difficiles les recherches en sciences humaines.
Nicolas Tournadre

C’est en arpentant le Haut Plateau tibétain et l’Himalaya que j’ai pris conscience de l’incroyable diversité linguistique et que j’ai entrepris à partir des années 1990 de décrire cet invraisemblable puzzle linguistique et ai compris les liens profonds qui unissent des langues comme le ladakhi, l’amdo, le kham (Tibet, Chine), le dzongkha (langue nationale du Bhoutan), le sherpa (Népal), le lhoke (Sikkim, Inde), le balti (Pakistan) : elles sont toutes dérivées du vieux tibétain et le tibétain littéraire a joué dans la région un rôle comparable au latin.  Cette famille que l’on nomme « tibétique » est l’une des rares familles linguistiques du monde (avec notamment les familles romane, germanique, slave, sinitique, arabe, indo-iranienne, etc.) qui soit à la fois compacte et documentée par des textes depuis plus d’un millénaire.

La typologie est l’une de vos spécialités. Comment définissez-vous cette branche de la linguistique ?
Il existe actuellement environ 7000 langues qui peuvent être regroupées en quelques centaines de familles linguistiques. Certaines familles comportent des centaines de langues. C’est notamment le cas des macro-familles austronésienne, bantoue, indo-européenne ou encore sino-tibéto-birmane. D’autres familles se réduisent à quelques langues voire une seule. Ce type de regroupement se fonde sur des critères de parenté génétique et postule pour chaque famille l’existence d’une « langue-mère » ou d’une proto-langue. Il existe néanmoins une autre façon de classer les langues. Elle repose sur l’idée que l’on peut regrouper l’ensemble des langues en un nombre limité de types, dans les divers domaines linguistiques (phonétique, phonologie, prosodie, morphologie, syntaxe, sémantique, pragmatique…). Par exemple, dans le domaine syntaxique, on ne rencontre dans une phrase que deux positions habituelles pour un verbe intransitif : elle est soit initiale (ronfle Paul)  soit finale comme en français (Paul ronfle). De même la position normale d’un verbe transitif est selon les langues : initiale (aime Paul Marseille), médiane (Paul aime Marseille), ou finale (Paul Marseille aime), ce qui signifie que pour l’ensemble des 7000 langues, seuls trois types sont attestés pour la position habituelle (ou neutre) du verbe. Or la position habituelle du verbe va souvent avoir des incidences sur d’autres catégories : ainsi dans les langues à verbe final on trouve souvent des postpositions et non des prépositions (on dit donc littéralement table sur ou forêt dans et non sur (la) table ou dans (la) forêt.). La typologie linguistique vise donc à montrer que les types de langues sont relativement limités et que d’une façon assez paradoxale, des langues génétiquement apparentées présentent parfois des différences typologiques importantes, tandis des langues n’ayant aucune relation génétique peuvent se ressembler beaucoup sur un plan typologique.

Venons-en au Prisme des langues. Dès l’introduction, vous affichez votre intention d’en faire un ouvrage destiné au plus grand nombre. Pourquoi avoir pris ce parti ?
J’ai souhaité partager mon expérience de linguiste de terrain et de polyglotte, tout en proposant une réflexion générale sur le langage, la diversité des langues et la complexité linguistique. Il est étonnant de voir à quel point les clichés sur les langues sont tenaces et surtout de constater que le grand public n’a que très peu d’informations sur le fonctionnement des langues (au-delà de quelques langues connues) et n’est guère conscient des différences génétiques ou typologiques entre les langues. Comme je l’explique, ces différences sont essentielles : il est beaucoup plus facile de maîtriser l’ensemble des langues romanes (plus d’une dizaine) partageant une grammaire et un vocabulaire fondamental que de maîtriser cinq langues appartenant à  des familles non génétiquement apparentées et très éloignées comme par exemple le nahuatl (famille aztèque), le swahili (famille bantoue), le tibétain (famille tibéto-birmane),  le géorgien (famille kartvélienne du Caucase) et l’inuit (famille esquimo-aléoutienne). Comme je l’explique dans le livre, à l’origine de cet essai se trouve sans doute une question naïve que l’on m’a souvent  posée au cours de mes voyages : « Quelle est la langue la plus difficile du monde ? », ou encore « Cette langue est-elle difficile? ». Ces interrogations concernant la difficulté des langues m’ont conduit à approfondir la réflexion dans ce domaine et je me suis efforcé de répondre de la façon la plus simple et la plus intelligible possibles. De plus, les gens se sentent en général concernés par leur langue maternelle et le fait de montrer concrètement que les langues fonctionnent comme des clefs donnant accès aux diverses cultures est susceptible de toucher le plus grand nombre.

Une des grandes qualités du livre est la remise en cause de nombreuses idées reçues au sujet des langues (véhiculées aussi bien par les non-spécialistes que par les linguistes), ou trop ethnocentrées. Par exemple, on prend conscience de l’importance démesurée de l’écrit dans nos civilisations, alors qu’il existe seulement une cinquantaine d’écritures « vivantes » pour quelque 7000 langues. Pensez-vous que les langues sans écriture sont vouées à une disparition inéluctable ?
Il faut d’emblée repréciser que l’existence d’une langue écrite n’a rien à voir avec l’élaboration d’une écriture ou d’un graphisme propres. Il existe plusieurs centaines de langues écrites mais seulement une cinquantaine d’écritures (alphabétiques, syllabiques ou idéographiques). La raison de ce décalage est que beaucoup de langues écrites utilisent comme support notamment l’alphabet latin ou bien l’alphabet cyrillique ou encore l’alphabet arabe. Des langues comme le kazakh, l’azéri ou le tadjik ont même adopté au cours de leur histoire les trois alphabets. Certaines langues parlées par des millions de locuteurs restent majoritairement orales mais ne sont pas pour autant menacées. C’est le cas de grandes langues africaines comme le wolof, le lingala, le haussa ou le kikongo ou de grandes langues amérindiennes comme l’aymara ou le guarani. Les langues écrites coloniales comme le français, l’anglais, le portugais ou l’espagnol restent dominantes. Si le nombre de publications dans ces langues africaines ou amérindiennes demeure relativement peu élevé, ce n’est pas parce que ces langues ne sont pas écrites. Elles le sont toutes et même si elles sont parfois peu standardisées, elles font partie des quelque trois cents langues écrites dans le monde qui ont une certaine visibilité sur Internet. Le poids des langues coloniales reste important, mais il n’y a pas d’obstacle fondamental pour que ces langues écrites se développent si les usagers le décident. Pour devenir des langues d’enseignement à tous les niveaux, il faut qu’elles élaborent un vocabulaire scientifique et technologique mais c’est tout à fait possible. Il s’agit donc in fine d’un choix culturel… et politique.

Une autre idée forte du livre, peu politiquement correcte et qui est au cœur de vos travaux en typologie, vise « la prétendue égalité des langues ». Cela vous permet d’établir des critères froids, impartiaux, pour évaluer la difficulté d’une langue ou d’une famille de langues. Quel est le cheminement qui a mené à cette conclusion ?
L’idée de remettre en question « l’égalité des langues » était un tabou en linguistique. Soyons clairs, il ne s’agissait pas pour moi de dire que certaines langues sont « meilleures » ou « plus belles » que d’autres. Cela n’a pas vraiment de sens.  De plus on a raison de dire que les langues se valent comme instrument de communication et il n’est pas faux de dire que « n’importe quelle langue peut être traduite en n’importe quelle langue ». C’est vrai, mais c’est entièrement théorique. Lors de mes terrains, lorsque j’ai été confronté à la réalité de langues parlées seulement par quelques milliers de personnes et ne possédant aucune forme écrite, je me suis demandé si l’on pourrait vraiment tout traduire… Certaines des langues purement orales n’ont pas ou peu de termes pour désigner les nombres, les couleurs (c’est le cas de certaines langues amazoniennes ou aborigènes) ou certains concepts mathématiques de base. Il ne serait pas exclu que ces communautés développent leurs champs lexicaux pour parvenir à traduire un très grand nombre de concepts inexistants dans leurs traditions, mais les locuteurs  de ces langues sont plus préoccupés par l’agriculture, l’élevage ou la cueillette, par le maintien de la tradition et par la protection de leur environnement que par l’acquisition d’une langue écrite et d’un vocabulaire dont ils n’auront pas forcément l’usage…

Concernant les difficultés des langues, je ne pense pas que l’on puisse faire un palmarès des langues difficiles ni que ce soit d’ailleurs utile. Par contre, il est indiscutable que dans les langues certains domaines ou sous-domaines sont plus difficiles que d’autres. La grande difficulté de l’écriture chinoise est incomparable. La morphologie flexionnelle du latin ou du russe est très complexe, bien plus en tout cas que celle du chinois qui est quasiment inexistante. Le système évidentiel du verbe tibétain qui indique pour chaque énoncé la source et l’accès à l’information du locuteur est d’une grande complexité qui n’a pratiquement pas d’équivalent. On peut ainsi multiplier les exemples et il possible dans certains cas d’évaluer les degrés de complexité de certains domaines à l’aide de tests ou de critères précis.

Dans cette perspective, est-ce qu’on peut principalement attribuer la fortune de l’anglais à sa simplicité et à sa plasticité morphosyntaxiques (en dehors de toute considération économique et idéologique) ?
Contrairement aux apparences, l’anglais n’est pas particulièrement simple. Sa phonologie est redoutable, sa morphologie comporte de nombreuses flexions irrégulières, sa syntaxe présente un certain nombre de difficultés, son vocabulaire est extrêmement riche, quant à son orthographe archaïque, elle est la source de nombreuses erreurs y compris pour les natifs. Ce qui donne l’impression d’être relativement « simple », c’est le Globish, c’est-à-dire l’anglais international parlé par des gens dont ce n’est pas la langue maternelle. Cette langue semble simplifiée dans sa phonologie, parfois dans sa morphologie et toujours dans son vocabulaire qui apparaît très limité par rapport au lexique extraordinaire du véritable anglais. Pour en juger, il suffit de demander à des gens qui parlent assez correctement l’anglais de citer des expressions idiomatiques et des proverbes anglais… La fortune de l’anglais ne peut donc être attribuée à des caractéristiques intrinsèques à la langue anglaise. La simplification, si elle est avérée, est plutôt la « rançon de la gloire » et le fait que l’anglais est parlé par un très grand nombre de locuteurs non natifs. Au cours de l’histoire, les grandes langues véhiculaires comme le grec, le latin, le portugais, l’espagnol, le français, le russe, l’arabe, le persan, le hindi-urdu, le chinois, le swahili, etc. ont su s’imposer quel que soit leur degré de complexité, parfois en se simplifiant…

Le titre du livre est assez sibyllin. On ne le comprend tout à fait qu’à mi-course. Pourquoi avoir choisi ce titre ?
Lorsque j’ai réfléchi au titre de cet essai, la métaphore optique s’est assez rapidement imposée. La question de la relation entre la langue, la pensée et la culture est longuement abordée au cours du livre et je montre que les langues ont bien une incidence relative sur la perception, la mémorisation ou encore l’attention que les locuteurs portent à certains phénomènes. J’aurais pu aussi prendre la métaphore d’un filtre ou d’un crible, car les langues servent aussi à filtrer certains phénomènes. L’expression de « filtre phonologique » a d’ailleurs été employée par le linguiste russe Nikolaï Trubetzkoj pour montrer que l’enfant très jeune discrimine mieux les sons de sa langue maternelle que ceux des autres langues. L’image d’un prisme  évoque ici les perceptions subtiles induites par les langues.

Le Prisme des langues rend ses lettres de noblesse au travail empirique, au travail de terrain mais aussi à l’ethnolinguistique. En cela, convenez-vous qu’il s’oppose avec brio à tout un courant de linguistique « de chambre » ou de linguistique « hors-sol » ?
Mon travail s’inscrit dans une tradition fonctionnaliste et typologique qui considère que les langues ne sont pas (ou en tout cas pas uniquement) des structures formelles et abstraites mais bien des outils de communication authentiques entre les locuteurs réels qui s’inscrivent dans un espace culturel bien défini. La linguistique de terrain lorsque les séjours sont suffisamment longs permet non seulement de mieux connaître la langue mais aussi de s’imprégner de son environnement culturel. Certains linguistes travaillent aussi à distance avec leurs consultants en utilisant les nouvelles technologies de communication et des plateformes comme Skype. Cela ne permet pas d’accéder à tout l’environnement très riche du terrain et de percevoir la relation entre la langue et la culture. Toutefois, ces nouvelles pratiques ont aussi leur utilité et elles peuvent être complémentaires à de vraies enquêtes sur le terrain. Ces dernières années ont vu le développement d’une linguistique de corpus et d’une linguistique expérimentale. Pour la linguistique de corpus informatisés, encore faut-il que les données (lorsqu’il s’agit de données orales) aient été recueillies… sur le terrain. Je ne crois pas qu’il faille opposer le terrain à la linguistique expérimentale ou à la linguistique de corpus. Toutes ces approches me semblent complémentaires.

Un mot sur le Lacito (Laboratoire de Langues et Civilisation à Tradition Orale). La vocation du laboratoire semble passionnante. Existe-t-il un équivalent ailleurs qu’en France ?
Le Lacito est en effet un petit bijou de la recherche linguistique française. Ce laboratoire de linguistique et d’anthropologie situé tout près de Paris, à Villejuif, comprend de nombreux chercheurs qui recueillent des données de première main sur 224 langues. Ce sont principalement des langues océaniennes, balkaniques, afro-asiatiques, dravidiennes et tibéto-birmanes. Le Lacito a été créé en 1976 par André-Georges Haudricourt, linguiste, anthropologue et botaniste, spécialiste de diverses langues asiatiques, et Jacqueline Thomas, également linguiste et anthropologue, spécialiste notamment de langues africaines. Sans ce laboratoire, dont je suis devenu membre en 1984, je n’aurais jamais pu effectuer une trentaine de missions en Asie et séjourner environ cinq années sur le haut plateau tibétain… et accessoirement, il n’y aurait probablement jamais eu Le Prisme des langues.

Pour finir, est-ce que des lecteurs non francophones auront bientôt la possibilité de lire Le Prisme des langues ?
Je l’espère, bien entendu. Dans la mesure où le livre ne comporte pratiquement pas de terminologie technique et est destiné à public intéressé par les langues et les sciences humaines, il est relativement aisé de le traduire. Une traduction en anglais devrait faciliter sa diffusion et amorcer sa traduction dans d’autres langues. Toutefois le destin des livres est aussi imprévisible que celui des langues…

Couv Prisme des langues

http://www.nicolas-tournadre.net/
http://www.asiatheque.com/
http://lacito.vjf.cnrs.fr/index.htm
Propos recueillis par Nicolas Ragonneau. Merci à Gérard Macé, le colporteur de textes, qui m’a conseillé cette lecture.