Eugène Ionesco, auteur franco-roumain, écrit La Cantatrice chauve à la suite de sa lecture de la méthode Assimil d’anglais, et plus précisément de l’Anglais sans peine d’Alphonse Chérel. Ionesco amorce une nouvelle ère : celle du théâtre de l’absurde. Pour autant le dramaturge est contrarié par l’attribution de ses œuvres à cette notion ; elle s’apparenterait, selon lui, à une certaine incompréhension du monde, à un non-sens. « Je préfère à l’expression d’absurde celle d’insolite » disait-il. Le terme d’« insolite » renfermerait à la fois un sentiment de crainte et un état de fascination face à l’étrangeté du monde. Retour sur une pièce-phénomène, jouée au théâtre de la Huchette plus de 21000 fois depuis 1957.
Ionesco, une figure de la dramaturgie de langue française
Quelques éléments biographiques
Ionesco (1909-1994), de son vrai nom Eugen Dimitri Ionescu, est un écrivain et dramaturge français et roumain. Il nait à Slatina en Valachie et y passe ses quatre premières années. Il déménage en France puis il est rapatrié en Roumanie à l’âge de quatorze ans chez son père, qui obtient la garde de ses enfants à la suite de son divorce. À Bucarest, Ionesco apprend le roumain, étudie les lettres françaises et s’implique avec engouement dans la rédaction de revues avant-gardistes. La relation que l’auteur entretient avec son père est par ailleurs exécrable, sans amour et même tyrannique.
Des débuts difficiles à la reconnaissance internationale
Lorsqu’il obtient une bourse de l’université de Bucarest afin d’écrire une thèse sur le péché et la mort dans la poésie moderne depuis Baudelaire, il déménage à Paris où il devient correspondant littéraire pour la presse roumaine. À partir de 1942 et son installation définitive en France ainsi que sa naturalisation, il écrit en français. Après un début de carrière difficile, dont le refus de plusieurs metteurs en scène de jouer La Cantatrice chauve, Ionesco rencontre un succès international, il devient un auteur de théâtre reconnu du public, et publie de nombreux ouvrages. Il déclare le 14 avril 1957 : « Je suis couvert de galons. Non seulement je suis membre de l’Académie française, mais aussi de l’académie de Maine, de celle du Monde latin, de celle des Arts et Lettre de Boston, de celle du Vaucluse, et je suis, surtout, c’est mon titre le plus important, Satrape ». Satrape fait directement référence à l’enseignement de la Pataphysique, et plus précisément au Collège de ‘Pataphysique, matière définie par Jarry comme « la science des solutions imaginaires qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité ». Ceux qui l’enseignent sont nommés les Régents, ceux qui la cultivent par leur seule présence les Satrapes.
Biculturalisme et rapport conflictuel avec les langues
Ionesco entretient avec les langues un rapport très personnel : son bilinguisme forcé, dû à son père roumain et sa mère française, engendre chez lui une vision particulière du langage. Pour l’auteur, et comme le dit si bien le proverbe, la traduction procède souvent d’une trahison. Les contours sont flous, les malentendus nombreux, les contradictions omniprésentes : apprendre une langue, c’est entrer en conflit. Paradoxalement, c’est le roumain, langue seconde, que l’auteur considère comme sa première langue : la première version de la Cantatrice est d’ailleurs écrite en roumain. Pourtant, il suffit d’écouter des entretiens radio d’Ionesco en français, qui s’exprime sans le moindre accent, pour prendre la mesure de sa maitrise de cette langue. Ce biculturalisme et ce bilinguisme, dont il parle dans beaucoup d’interviews, nous permet de mieux appréhender et d’éclairer son travail d’écrivain, qui l’apparente à d’autres auteurs écrivant dans au moins deux langues, comme Beckett, Conrad ou encore Nabokov.
Eugène Ionesco et la méthode Assimil
Assimil, une méthode de langues fondée sur l’humour
L’Anglais sans peine est une méthode d’apprentissage Assimil pour les débutants d’Alphonse Chérel ; elle se base sur l’assimilation intuitive. Les dialogues sont composés de phrases brèves, concises et plates, avec des structures grammaticales simples. L’ouvrage nous présente la vie de famille d’Anglais typiques, dont les conversations ne reposent que sur des banalités du quotidien. Il est possible de lire de nombreux stéréotypes tel que : « les femmes ont un plus beau teint que les hommes mais les hommes ont une plus belle âme ».
Cependant, il est important de préciser que ces « clichés » se trouvent dans la section « humour » du manuel d’apprentissage. En effet, la méthode Assimil y recourt de manière récurrente, un humour souvent fondé sur l’absurde. Dans Notes et contre-notes (Gallimard, 1962), Ionesco écrit qu’il y découvre « des vérités surprenantes : il y a sept jours dans la semaine par exemple […] ou bien que le plancher est en bas, le plafond est en haut ». Il s’agit d’accumulation de petites phrases, d’évidences.
Après la lecture du manuel, l’auteur dit avoir une illumination et décide d’en faire une pièce : « Toute une partie de la pièce est faite de la mise à bout des phrases extraites de mon manuel d’anglais » écrit-il dans Notes et contre-notes. Intitulée au départ « L’anglais sans peine » tout comme la méthode Assimil, Ionesco a dû changer le titre car cela ressemblait trop, selon Nicolas Bataille, metteur en scène et comédien, à la pièce de Tristan Bernard L’anglais tel qu’on le parle (1899). Ionesco a alors pensé à « L’heure anglaise », « Big ben Folies », « Une heure d’anglais » mais cela « pouvait laisser supposer une satire des Anglais » écrit l’auteur dans Notes et contre-notes. Lors d’une répétition, le titre voit le jour : un lapsus, un trou de mémoire, le comédien dans le rôle du pompier cite « une cantatrice chauve » à la place d’une « cantatrice blonde ». Ionesco s’exclame alors : « Le titre est trouvé ! Ce sera La Cantatrice chauve ! Pour justifier ce titre, j’ajouterai quelques répliques ». Il ajoute seulement une réplique dans l’œuvre, réplique qui atteint le summum de l’absurde lorsque le pompier demande ce que la cantatrice devient : « Et La Cantatrice chauve ? et qu’on lui répond : Elle se coiffe toujours de la même façon… ».
« Une anti-pièce, c’est-à-dire une vraie parodie de pièce »
Ionesco avoue à plusieurs reprises avoir été marqué par la méthode Assimil et notamment par les conversations des personnages. Les mots se seraient transformés sous ses yeux, assemblés, donnant naissance à une pièce. Une vraie parodie de pièce sans ambition idéologique, cette œuvre novatrice marque la naissance de ce qu’on appellera le « nouveau théâtre » ou le « théâtre de l’absurde », auquel Emmanuel Jacquart prèfère « le théâtre de dérision » (titre de son essai de 1974 chez Gallimard), bannière sous laquelle il regroupe Ionesco, Beckett et Adamov.
La Cantatrice chauve exacerbe les stéréotypes et les banalités du manuel, tics de langage, comportements, noms de famille (c’est aussi une critique des bourgeois qui n’ont pas de réflexions individuelles, qui parlent pour ne rien dire). Ionesco s’amuse du grotesque des énoncés prototypiques de la méthode d’apprentissage. Il démonte petit à petit toutes ces structures sur lesquelles s’appuie le langage et joue de toutes les possibilités qu’offrent la grammaire et la linguistique : détruire pour restituer sous une autre forme. Quelque temps après les Exercices de style de Queneau (1947), il utilise les jeux de mots, les expressions, les mimiques et introduit le « surréel », voire le fantastique dans la banalité du quotidien, ce qui provoque le rire du spectateur. Les personnages parlent mais leurs échanges sont vides, ce ne sont pas de vraies conversations, le but étant de pousser la non-communication à son paroxysme. Dans l’édition originale de l’Anglais sans peine, des réflexions insensées préfigurent l’humour de Ionesco : « Ne prenez pas d’œuf à la coque, ils ne sont pas frais. Prenez une omelette : il n’y a pas d’œufs dedans » (leçon n°27). Ou encore, à propos d’un savon français : « C’est un article différent madame, il n’est pas si bon, mais il n’est pas si mauvais » (leçon n°16).
Sous l’influence de Jarry et d’Artaud
Délire verbal, le grotesque atteint des sommets, le non-sens ne connait pas de limites. « Rien ne me parait plus surprenant que le banal ; le surréel est là à portée de nos mains, dans le bavardage de tous les jours », déclare Ionesco dans Début d’une causerie faite à Lausanne, novembre 1954. Il souhaite grossir les ficelles de l’illusion théâtrale, influencé par Jarry et Artaud. Il est convaincu que « tout est permis » au théâtre et il en arrive au spectacle total, dont le but ultime est de toucher tous les sens. D’ailleurs, il le décrit ainsi dans Notes et contre-notes : « Théâtre abstrait. Drame pur. Anti-thématique, anti-idéologique, anti-réaliste socialiste, anti-philosophique, anti-psychologique de boulevard, anti-bourgeois, redécouverte d’un nouveau théâtre libre ». L’esprit de dérision s’oppose à la tradition. La pièce qui semblait injouable, après avoir essuyé plusieurs refus, est enfin acceptée : « Alors, c’est vrai ? Vous voulez jouer ma pièce ? Mais tout le monde me dit que ce n’est pas jouable ! » dit-il à Nicolas Bataille en 1950. Ionesco devient avec son anti-pièce un anti-auteur.
Des spectateurs prestigieux
Emmanuel Jacquart révèle que, grâce à son amie d’origine roumaine Monique Saint-Côme, la pièce est présentée à Nicolas Bataille, qui la fait jouer au théâtre des Noctambules le 11 mai 1950 par la Société des comédiens Français, dirigée par Pierre Leuris. La pièce essuie un échec public et critique. Les spectateurs invectivent les acteurs, se rebellent, ne comprennent pas le titre. Au bout d’un mois la pièce est retirée de l’affiche, faute de public. Pourtant, lors des représentations, de nombreuses personnalités sont présentes : Camus, Breton, Adamov, Queneau, Lemarchand et Tardieu remarquent immédiatement le talent de l’auteur et l’originalité de la pièce. Ionesco peut également compter sur ses amis pour le soutenir, comme le couple Monica Lovinescu et Virgil Lerunca. Malgré les épreuves, son œuvre attire quand même l’attention de plusieurs critiques et d’amateurs de littérature. Englezeste fara profesor, la version roumaine d’origine, était plus violente, Ionesco devait monter sur scène et lancer des insultes au public. Le dénouement est, d’un commun accord avec Nicolas Bataille et la société des comédiens Français, modifié : faute de trouver un point final, la pièce recommence au début. « Et c’est parce que je ne trouvais pas une autre fin que nous décidâmes de ne pas finir la pièce et de la recommencer. Pour marquer le caractère interchangeable des personnages, j’eus simplement l’idée de remplacer, dans le recommencement, les Smith par les Martins » écrit Ionesco dans Notes et contre-notes. La Cantatrice chauve paraît la première fois dans les Cahiers du collège de ‘Pataphysique en 1952. La pièce est enfin représentée au théâtre de Huchette le 16 février 1957 et y est jouée sans interruption depuis. L’engouement suscité et son nombre de représentations a obligé les comédiens à se faire remplacer ; ils devaient jouer à tour de rôle. La pièce est aussi diffusée pour la première fois à la radio sur France Culture en juin 1964. Elle est actuellement traduite dans de très nombreuses langues : La Cantante calva en espagnol (1964) ou encore The Bald soprano en anglais (1965). La reconnaissance internationale apparait quelques années plus tard avec Les Chaises, Rhinocéros et Le Roi se meurt.
Esthétique et métaphysique de La Cantatrice
Assimil et les matériaux de la pièce : personnages et dialogues
Pour les besoins de sa pièce, Ionesco a repris les mêmes personnages que ceux de la méthode Assimil, excepté le pompier. L’œuvre lui a finalement fourni tous les matériaux de base pour sa pièce : les clichés, les personnages, les noms (famille Smith, famille Martin, Mary…). « Je voulais apprendre l’anglais, j’ai ouvert une méthode Assimil et j’ai découvert tout un monde qui s’exprimait d’une manière étonnante. J’ai donc fait parler mes personnages anglais comme des Français apprenant l’anglais » explique Ionesco en 1950 à Nicolas Bataille. Mme et M. Smith vivent dans la banlieue londonienne, ils invitent les Martins à diner, les deux couples échangent des banalités, ne trouvent pas de sujet de conversation intéressants. Lorsque le pompier sonne à la porte à multiples reprises, les couples lui demandent de raconter des anecdotes qui se trouvent aussi inintéressantes et ridicules que les leurs. Ionesco nous présente la vacuité de l’existence des couples embourgeoisés. Les comédiens, en 1950, guidés par Nicolas Bataille, devaient, à la base, jouer d’une façon sérieuse l’anti-pièce. Mais il y avait un décalage entre le registre très sérieux des acteurs et le langage bouffon. Ionesco penchait pour le côté gag mais il fallait conventionnellement jouer cela sérieusement, comme une vraie pièce. « Ce qui gâche le théâtre c’est qu’il devient théâtral » écrit-il dans Notes et contre-notes. Pour autant, nous pouvons lire « On a joué cette pièce de différentes façons. On l’a jouée très comique dans plusieurs pays. Un comique à la « Marx Brothers » ou à la « Helzappopin » écrit Simone Benmussa dans Ionesco (Seghers, 1969).
Une œuvre spécialement didactique
Les dialogues absurdes des couples mettent en exergue des évidences solidement ancrées. Lorsqu’il est annoncé que « le plafond est en haut et le plancher en bas », le spectateur rit du ridicule de la situation. Il s’agit de remettre en cause l’assertion jusque-là considérée comme juste, et de se demander en quoi l’affirmation serait moins insensée que l’inverse, ce qui est totalement arbitraire. Les clichés servent à mettre en image des vérités essentielles. Communiquer des banalités est une manière de ne pas se dire les choses. « C’est alors que j’ai eu une illumination. Il ne s’agissait pas pour moi de de parfaire ma connaissance de la langue anglaise… Mon ambition était devenue plus grande : communiquer à mes contemporains les vérités essentielles dont m’avait fait prendre conscience le manuel de conversation franco-anglaise. D’autre part les dialogues des Smith, et des Martins, c’était proprement du théâtre, le théâtre est dialogue. C’était donc une pièce de théâtre qu’il me fallait faire. J’écrivis ainsi La Cantatrice chauve qui est donc une œuvre spécialement didactique » écrit Ionesco dans Notes et contre- notes. La Cantatrice chauve soulève des questionnements métaphysiques et esthétiques et l’humour sert à exposer le burlesque de l’existence humaine. Le théâtre « est finalement révélation de choses monstrueuses, ou d’états monstrueux, sans figure, ou de figures monstrueuses que nous portons en nous » affirme Ionesco dans Notes et contre-notes. Il dénonce également l’insignifiance de l’existence, la solitude et le désespoir auquel l’Homme est confronté. Son désespoir personnel : « Même dans La Cantatrice chauve, le comique n’est pas si comique que cela. C’est du comique pour les autres. Au fond, c’est l’expression d’une angoisse », disait Ionesco à Claude Bonnefoy.
Remerciements à Guillaume Pô pour sa lecture vigilante.
Le Collège de ‘Pataphysique est toujours actif et publie une revue trimestrielle. Son syte, comme celui d’Assimil, présente 4 langues et attend vos phynances.
Espérons que Ionesco ait pu connaître la toute première version du roumain « sans peine » de Vincent Iluțiu parue en 1989 avant sa disparition en 1994. 🇷🇴
La méthode de grec moderne de l’Asiathèque contient des perles du genre « Est-ce que les nobles sont toujours gentils et sincères ? »