Avec plus de 250 langues représentées, la librairie des langues de Montréal (ou plus officiellement la librairie Michel Fortin) n’est pas seulement la plus importante et la seule en Amérique. C’est tout simplement une des dernières dans le monde à s’être spécialisée dans les langues. Entretien avec Ronald Thibault, propriétaire de l’établissement depuis 2020, mais désormais à deux pas du parc du Mont-Royal.
Combien de langues parlez-vous ?
C’est une question qu’on me pose souvent, histoire de vérifier l’adage du cordonnier mal chaussé… Enfant, nous avions un jeune voisin anglophone, l’anglais est rapidement devenu mon allié dans le jeu et l’inclusion. Aujourd’hui, je parle et, parfois, rêve en français, en anglais et en espagnol. Je me débrouille en italien et en portugais du Brésil, deux langues que j’ai apprises « sur le tas », lors de voyages personnels et professionnels. Finalement, j’ai suivi quelques cours d’allemand. Ça mériterait d’ailleurs que je m’y remette. Somme toute, je dirais que je suis profondément latin, l’intercompréhension m’ayant été d’un très grand secours.
Est-ce que la linguistique ou la pratique des langues vous intéressaient avant de prendre la direction de la librairie ?Disons que le hasard a bien fait les choses et que c’est un heureux mélange des deux.
Adolescent, à la fin de ma deuxième année du secondaire (votre quatrième), j’ai dû choisir entre deux écoles pour le passage à l’année suivante. Une première école dite alternative offrait plus grande « liberté ». On pouvait faire son propre horaire, surtout en fonction de ses intérêts. Le plus grand intérêt pour les jeunes de mon âge, c’était le sport. La deuxième était plus traditionnelle, et surtout plus encadrée. Bon élève en classe, je préférais une école traditionnelle. J’ai donc trouvé le seul cours qui ne se donnait que dans cette école traditionnelle : le cours d’espagnol. Déjà parfaitement bilingue, je me suis dit, pourquoi pas ?
Au cégep (Collège d’enseignement général et professionnel), je me suis initié à la linguistique et à la sociolinguistique, à la traduction et à l’allemand, tout en perfectionnant mon espagnol. Je me suis ensuite inscrit au baccalauréat spécialisé en études hispaniques à l’Université de Montréal. C’est au début de mon bac universitaire que j’ai accepté un poste de commis libraire à temps partiel à la librairie Michel Fortin.
Fort d’un certificat en gestion d’entreprise obtenu en cours du soir, je suis devenu gérant, puis associé et finalement propriétaire unique en janvier 2020. Nous sommes passés chez la notaire en pleine pandémie !
Y a-t-il une autre librairie spécialisée en langues en Amérique du Nord ?
La librairie Michel Fortin est aujourd’hui la seule librairie spécialisée en enseignement et apprentissage des langues en Amérique, une librairie indépendante avec pignon sur rue. Évidemment, il y a des librairies dédiées à une seule langue qui s’adressent à des communautés culturelles et linguistiques spécifiques, mais notre librairie offre à sa clientèle des ouvrages concernant plus de 250 langues, des références bibliographiques pour plus de 600 langues et un inventaire, bon an mal an, de 14 000 titres.
Quelle est l’histoire de la librairie des langues, qu’on nomme également la libraire Michel Fortin ?
1982 a été une année charnière dans le monde du livre québécois. Avant, quelques gros joueurs français et une poignée d’éditeurs québécois faisaient la pluie et le beau temps : Hachette, Gallimard, la Sodis, le Livre de Poche. Le gouvernement de l’époque souhaitait que le milieu du livre nous ressemble et nous rassemble. Nous avions notre propre littérature, mais pas les moyens des géants de l’Hexagone. Au moment où vous vous dotiez de la Loi Lang, nous adoptions la Loi sur le Développement des entreprises culturelles dans le domaine du livre, mieux connue ici sous Loi 51. Ça, c’était le préambule…
À l’époque, la librairie appartenait aux Éditions du Centre éducatif et culturel, un important éditeur de manuels scolaires, dont 50% de l’actionnariat appartenait à Hachette. La librairie leur permettait de présenter le catalogue du CEC et celui de Hachette. La librairie proposait de la littérature générale et du livre scolaire en français, en anglais et en espagnol. Michel Fortin en était le gérant.
La Loi 51 allait bouleverser le monde du livre en créant sa propre chaîne dont les maillons seraient des éditeurs, des distributeurs et diffuseurs et, surtout, un réseau de librairies indépendantes sur tout le territoire. Ces librairies, moyennant le respect de normes et pratiques prévues par les règlements de la Loi 51, auraient un accès privilégié aux acheteurs de toutes les institutions publiques : bibliothèques, ministères, etc. Un article dans la loi allait changer la donne pour la librairie en place déjà depuis quelques années : l’agrément ministériel. Pour devenir une librairie agréée, elle devait appartenir à des intérêts 100% canadiens. Le Centre éducatif et culturel voulait garder sa librairie, mais son partenariat avec Hachette le priverait de l’accès au marché de la vente de littérature générale aux institutions publiques. Les gestionnaires ont donc approché Miche Fortin et lui ont permis d’acheter la librairie. C’est ainsi qu’est née en 1982 la Librairie CEC Michel Fortin, qui deviendra la Librairie Michel Fortin en 1992. Au fil des années, la librairie a délaissé la littérature générale pour embrasser sa vocation de spécialiste. Aujourd’hui, elle met de l’avant sa spécialité et s’affiche comme la Librairie des langues.
Quelle est votre clientèle et comment se répartit votre chiffre d’affaires ?
Notre clientèle est très variée. Les apprenants et les aficionados de langues représentent environ 20% de nos ventes, tandis que 80% sont des bibliothèques publiques, des écoles publiques comme privées et des commissions scolaires à travers le Canada, des écoles de langues privées et des entreprises ainsi qu’un réseau de revendeurs en milieu scolaire. Nous offrons aussi notre soutien aux librairies indépendantes.
Est-ce que les ouvrages en base anglaise et les ouvrages en base française forment le principal de votre offre, reproduisant la dimension bilingue du pays ?
La dimension bilingue du pays est quelque peu surfaite. Le Québec est francophone et le reste du pays est en très grande partie anglophone. C’est ce que nous appelons les deux solitudes. Montréal fait bande à part. L’anglais est très présent. L’offre pour les autodidactes est autant en base française qu’en base anglaise. Tout notre classement en rayons reflète les besoins de nos clients. Chaque section commence par les méthodes pour francophones, suivi par les méthodes pour en anglophones et les méthodes pour allophones. L’offre s’est toutefois étoffée de méthodes écrites dans la langue apprise et de romans en langue étrangère. Nous évoluons avec les besoins de notre clientèle.
Librairie Michel Fortin, 5122 avenue du Parc, Montréal (Québec).
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