Ci-dessus : la pierre de Rosette est devenue le symbole du multilinguisme dans l’Antiquité.

Dans le monde grec, peu d’individus s’essayaient à apprendre une langue étrangère. L’avènement de l’empire romain a durablement changé la donne, puisque son expansion a été l’occasion de réunir sous un même joug des peuples très différents. Les Romains apprenaient le grec, notamment s’ils appartenaient à une certaine élite. Quelques territoires de l’empire, comme l’Egypte, se caractérisaient aussi par leur cosmopolitisme. En définitive, la situation géopolitique très particulière de l’empire romain a favorisé l’émergence de situations de plurilinguisme, et, partant, de biais d’apprentissage des langues.

Mémoire et culture orale

Nous vivons dans une société de l’écrit, qui conserve et compile des milliers de mots et de textes. Ils sont à notre disposition en permanence. Si je souhaite lire une tragédie d’Euripide, je n’ai qu’à me rendre en librairie spécialisée ou en bibliothèque. Je peux aussi bien saisir mon smartphone. Mais si j’étais un citoyen athénien du Ve siècle, et que je pouvais voir la pièce d’Euripide de mes propres yeux, je devrais probablement me contenter de la mémoriser ! Les pièces de théâtre, jouées une seule et unique fois au théâtre de Dionysos à l’occasion des concours des Dionysies et des Lénéennes, n’avaient pas vocation à être relues.
Pourtant, un auteur de comédies comme Aristophane parvenait à parodier ses adversaires en les citant (c’est d’ailleurs grâce à lui que nous avons pu reconstituer quelques passages perdus de tragédie.) Cela s’explique d’une part par la mobilisation impressionnante de la mémoire dans les sociétés antiques : certaines techniques toujours encensées (comme « le palais mental », vraisemblablement inventé par Simonide de Céos), permettaient aux aèdes de réciter des milliers de vers homériques et aux orateurs de prononcer leurs discours d’un seul tenant. D’autre part, l’oral y occupait une place prépondérante, avec tout ce que cela implique dans l’appréhension de la langue. L’écriture poétique était indéniablement musicale, s’appuyant sur la scansion et les tons. La lecture se faisait systématiquement à voix haute.

Scène de lecture à voix haute sur une fresque de Pompéi.

Dans le cadre de l’apprentissage d’une langue, cela donne lieu à des réflexions intéressantes : dans quelle mesure l’apprenant pouvait-il mobiliser sa mémoire auditive, déjà bien exercée, pour retenir le lexique, parfaire son accent et sa syntaxe ? En vérité, nous en savons peu sur le sujet : les témoignages que nous possédons sur la mémoire auditive concernent principalement le travail rhétorique et l’art de retenir les discours, et non  l’apprentissage des langues étrangères. Le plurilinguisme, compétence rare dans le monde gréco-romain, ne suscitait guère d’attrait particulier et peu de Grecs et de Romains se sont essayés à apprendre les langues « barbares ». Le cas échéant, les biais d’apprentissage des langues variaient en fonction de l’extraction sociale de l’apprenant et de ses besoins.

A l’école des Romains bilingues

L’empire romain a conquis la « Grande Grèce » (Italie du Sud et Sicile) puis la Macédoine et toute la Grèce au cours du IIIe et IIe siècle. Après cela, il s’est rendu maître du royaume de Pergame, de la Cyrénaïque, et a étendu son protectorat au royaume d’Anatolie et à l’Égypte. Enfin, il a annexé la Syrie. Le latin devient alors langue administrative de l’empire, tandis que le grec devient la langue des conquis, mais aussi des élites romaines devenues bilingues. Les jeunes Romains scolarisés se devaient de connaître les lettres grecques et latines :

« Ainsi l’aristocratie romaine adopta, pour ses fils, l’éducation grecque : elle trouvait à domicile un personnel enseignant parmi les nombreux esclaves que la conquête lui procurait ; l’exemple le plus ancien en est fourni par Livius Andronicos, un Grec de Tarente, emmené comme esclave à Rome après la prise de sa cité (272) ; il fut par la suite affranchi par son maître (…). Très tôt, à côté de ce préceptorat privé au sein des grandes familles, apparut un enseignement public du grec, donné dans de véritables écoles : Andronicos déjà enseigne à la fois domi forisque, comme précepteur et comme maître d’école. A côté d’affranchis établis à leur compte, on trouvait des esclaves dont les propriétaires exploitaient les talents pédagogiques (…). Tous les professeurs de grec n’étaient pas d’origine servile : qu’on songe à Ennius, né dans un municipe allié de Messapie. L’existence d’une clientèle avide d’apprendre attira bientôt dans la capitale nombre de Grecs en quête de fortune : vers 167, Polybe note la présence à Rome d’un grand nombre de maîtres qualifiés. »[1]

L’inverse n’était pas forcément vrai : les Grecs maîtrisaient parfois le latin, mais plus souvent à l’âge adulte, car les études latines n’étaient pas au programme de leurs écoles. En tout cas, tous s’appuyaient non pas sur des manuels à proprement parler, mais soit sur l’oral, soit sur des textes littéraires qui étaient décortiqués, analysés, répétés et commentés. Souvent, il s’agissait, côté grec, des œuvres d’Homère et des tragiques du Ve siècle ; côté latin, des poètes comme Virgile, Ovide ou encore Horace. La langue apprise l’était donc à travers un prisme indéniablement littéraire.
Pour compléter leur formation, les jeunes Romains partaient souvent en Grèce pour partager l’éducation des Grecs de naissance : par exemple, l’orateur et philosophe Cicéron a étudié auprès de l’académicien Antiochos d’Ascalon, des épicuriens Zénon de Sidon et Phèdre et du stoïcien Posidonius d’Apamée.
A côté de ces études poussées, réservées à une sphère cultivée de la société, certains individus de classes plus modestes apprenaient la langue de manière plus informelle, dans le cadre d’échanges commerciaux par exemple. Cela pouvait passer essentiellement par l’oral, étant donné que tous ne maîtrisaient pas la lecture et l’écriture.

L’Egypte romaine : espace cosmopolite et polyglotte

Dans un monde gréco-romain peu enclin au plurilinguisme, l’Egypte est un véritable ovni qui réunit les langues dominantes de l’empire et les fait se côtoyer en permanence : « L’Egypte, terre de multiculturalisme et de plurilinguisme, est une région qui se distingue dans le monde gréco-romain (…) La masse parle égyptien, les gens cultivés et les commerçants le grec, le latin est la langue des officiers et des fonctionnaires, qui sont bilingues, même s’ils ne sont pas nécessairement plus hellénisés que leurs contemporains vivant à Rome. »[2] En outre, l’écriture égyptienne était elle-même divisée en plusieurs catégories : l’hiéroglyphique, l’hiératique (écriture cursive simplifiant les hiéroglyphes) et le démotique (lui-même simplification de l’hiératique).
Peu de citoyens avaient donc le latin pour langue maternelle. L’emploi du latin était pourtant nécessaire dans quelques cas exceptionnels, tels que certaines procédures juridiques, les déclarations de recensement, ou encore la compréhension des documents émis par le gouvernement central. Cependant, en pratique, « on était très indulgent envers l’emploi du grec, et cette indulgence augmenta encore après 212, quand l’édit de Caracalla concéda la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l’Empire (…) En tout cas, les écrits latins du troisième siècle sont plus rares que ceux du premier et du deuxième siècle, et le grec devint plus que jamais la vraie langue administrative de l’Egypte : la bonne connaissance du latin semblait être tout à fait exceptionnelle. »[3]

Glossaires et manuels de conversation

Ce cas particulier de l’Egypte a permis de découvrir des méthodes d’apprentissages écrites inédites, véritables trésors pour les historiens, les papyrologues et les linguistes. Par exemple, des glossaires érudits permettaient aux Grecs fortunés, cultivés et désireux d’entretenir de bonnes relations diplomatiques avec l’Empire d’apprendre le latin, comme le Folium Wallraffianum de Cologne (VIe siècle après J-C), rassemblant des mots grecs dans l’ordre alphabétique et donnant leur traduction en latin. D’autres glossaires possédaient des classements sémantiques (domaine militaire, marchand, etc…)
Plus rares et plus populaires[4], certains glossaires servaient de pense-bête et non de méthode de langue à proprement parler. Le vocabulaire recensé est celui de la vie quotidienne. En voici quelques exemples :

  • Un papyrus de Heidelberg du IIIe siècle avant J-C, dont on a perdu la trace, a heureusement été photographié dans les années trente. Il s’agit d’un glossaire égyptien-grec qui compile des mots de la vie de tous les jours : on y apprend des mots tels que « lit », « fer », « couteau », « banquette »… Le tout est écrit en caractères grecs.
  • Le Folium Parisinum, datant sans doute de 600 après J-C, est un glossaire latin-grec, écrit dans un latin maladroit. Le vocabulaire a surtout trait à la nourriture et à la boisson, ce qui indique qu’il devait servir pour commander dans une auberge (« pain », « vin », « huile »…). On y trouve le mot latin, la transcription de la prononciation du grec en caractères latins, et enfin la traduction en écriture grecque.
  • Une liste de mots de tous les jours, datant du IVe siècle après J-C et se trouvant aujourd’hui au British Museum, se trouve être un glossaire grec-latin traitant des noms d’oiseaux, d’astres ou de phénomènes naturels (« lune », « ciel », « hiver », « vent »…) On y trouve même quelques fragments de phrases faisant songer à un dialogue.

En Egypte ont été également retrouvés quelques menus fragments de manuels de conversation bilingues ou trilingues. Pour n’en citer qu’un, il existait un glossaire latin-grec-copte comportant des phrases très simples (« je le promets » ; « et vous ? » ; « que faisons-nous ? »…) ou des mots (« frère », « maître »…)


Si apprendre une langue autre que le grec et le latin ne relevait donc pas de l’évidence pour les Grecs et les Romains, il existait plusieurs moyens de devenir bilingue ou, du moins, de posséder le strict minimum pour s’exprimer en terre étrangère. L’oral était prédominant, tandis que l’écrit, s’adressant surtout aux citoyens cultivés, pouvait occasionnellement prendre des formes plus populaires.

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[1] H. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, t.2, Seuil, 1948.

[2] B. Rochette, « Papyrologie latine et bilinguisme gréco-latin », in M. Marganne et B. Rochette, Bilinguisme et digraphisme dans le monde gréco-romain, PUL, 2011. De Bruno Rochette, on peut également lire « Bilinguisme et multilinguisme dans l’empire romain ».

[3] J. Kramer, « Les glossaires bilingues sur papyrus », in M. Marganne et B. Rochette, Bilinguisme et digraphisme dans le monde gréco-romain, PUL, 2011.

[4] De fait, il ne faut pas oublier que les textes parvenus jusqu’à nous étaient très souvent littéraires ou officiels, de sorte que nous possédons peu de traces de la langue quotidienne. Cela s’explique pour deux raisons : les écrits populaires n’avaient pas vocation à être conservés, et étaient de toute façon consignés sur des supports de moindre qualité.