Le titre, provocateur, joue sur la langue et annonce d’emblée la couleur : c’est Inglourious Basterds et non « Inglorious Bastards ». Or, ce film a cela de remarquable qu’il met en scène de nombreuses langues européennes (français, anglais, allemand et italien), sans compter un goût certain pour les accents. Dans un souci de réalisme, mais aussi de véritable réflexion sur les pouvoirs de la langue, Quentin Tarantino a pensé le casting et les scènes au prisme du plurilinguisme…

Une œuvre multiculturelle et polyglotte

Vendu et présenté à travers les bandes-annonces comme un film d’action, Inglourious Basterds détonne non seulement par sa grande liberté d’écriture, chère à son réalisateur, mais aussi par la place prépondérante laissée aux dialogues en comparaison de l’action, plutôt discrète. Certaines répliques sont d’ailleurs devenues cultes, incarnées par d’excellents acteurs : que l’on songe au terrifiant colonel SS Hans Landa, dont le rôle a révélé la finesse du jeu de Christoph Waltz. Et si son statut d’uchronie permet de savoureux arrangements narratifs, le film ne cède en rien à la facilité et n’hésite pas à se confronter à la question des langues. Tarantino critique les artifices des films de guerre des années 1960, fondés sur le monolinguisme et rendus lisses dans le but de les rendre plus accessibles : « Can you imagine an Iraq war movie where the Iraqis are speaking English? You wouldn’t buy it for a second. » (Vous imaginez un film sur la guerre en Irak où les Irakiens parleraient anglais ? Vous n’y croiriez pas une seconde).

Il est rare, en effet, qu’une production américaine fasse se côtoyer plus de deux langues. Dans les films de guerre hollywoodiens, les Français, Russes, Japonais ou Allemands parlent tous l’anglais américain comme des natifs du Middle West. Les inévitables problèmes de communication entre belligérants sont alors évincés sans autre forme de procès. En l’occurrence, Inglourious Basterds comporte quatre langues à part inégales : 42% d’anglais, 28% d’allemand, 22% de français et 1% d’italien (les 7% restants sont des scènes silencieuses). Ajoutons à cela le fait que Quentin Tarantino ait choisi un casting polyglotte. Entre autres, Christoph Waltz parle l’allemand, le français et l’anglais, et connaît un peu l’italien ; Richard Sammel l’allemand, le français, l’italien, l’espagnol et l’anglais ; Eli Roth l’anglais américain, le français, le russe et l’italien ; Daniel Brühl l’allemand, le catalan, l’espagnol, l’anglais, le français et le japonais. Ces acteurs utilisent leur langue maternelle mais également une ou deux langues supplémentaires de façon crédible. Cela trahit la volonté de Tarantino d’offrir au spectateur des dialogues réalistes, sans quoi l’uchronie aurait versé dans le gag maladroit.

La langue : un puissant outil narratif

Souci de réalisme, donc, mais pas seulement. Lorsque l’on parle de guerre, contexte propice au choc des cultures, il y a tout à gagner en se prêtant au jeu des langues. Cela permet au réalisateur de créer de nombreuses situations intéressantes et uniques. Archie Hicox (Michael Fassbender) ne serait pas aussi suspect s’il n’avait pas un accent allemand très particulier, et les Juifs cachés sous le plancher auraient peut-être pu s’échapper s’ils avaient compris l’anglais. Dans cette scène liminaire, la progression narrative est tout particulièrement réussie : le code switching entre Landa et Lapadite a tout d’abord valeur de gag (un paysan Français qui parle anglais dans les années 40 ?) puis prend une tournure dramatique lorsque le spectateur comprend que Landa, passant à l’anglais, exclut ceux qu’il sait tapis dans l’ombre, terrifiés et capables de l’entendre. Le réalisateur semble s’y plaire, puisqu’il reproduit cet effet dans Django, lorsque le docteur Schultz dialogue en allemand avec Broomhilda. Enfin, le retour au français sonne comme un présage funeste lorsque le colonel SS crie « Au revoir, Shosanna ! » L’aspect multiculturel du film participe pleinement à la création du suspense et de la tension. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Tarantino s’est clairement montré défavorable au doublage de son film à l’étranger. L’exercice, en plus d’être un véritable défi, résulte inévitablement en une perte de sens et de saveur des scènes.

Un film sur le pouvoir des langues

La réflexion sous-jacente est, en vérité, plutôt claire : notre degré de compétence linguistique peut garantir notre salut et influencer la suite des événements. Nos mots sont tour à tour des révélateurs, des déguisements, des signaux qui peuvent nous trahir comme nous venir en aide. La langue est aussi présentée comme le synonyme du pouvoir à travers le personnage de Hans Landa. L’officier SS, reconnu pour ses talents de détective, s’exprime en français, en italien, en anglais et bien entendu en allemand avec une aisance déconcertante. Il s’offre ainsi la possibilité de plier le monde à son exigence en charmant ou en manipulant. Le choix d’un antagoniste polyglotte apporte en outre une tension bienvenue dans le film : les « héros » se confrontent à la faiblesse ou aux limites de leurs capacités linguistiques face à un monstre d’ingéniosité et de plurilinguisme. La menace est bien réelle, puisque par ce biais, Landa parvient toujours à ses fins. Entre autres exemples, il piège les Juifs dès l’ouverture, démasque les Américains grimés en Italiens et négocie avec les Anglais et les Américains sans passer par un intermédiaire susceptible de mettre en péril le processus. Identifier, exclure, séduire ou argumenter : tels sont les pouvoirs que recèle le multilinguisme. Ce multilinguisme se doit d’être maîtrisé tout entier : Archie Hicox parle certes bien allemand mais se trahit par ses gestes teintés de culture britannique, c’est-à-dire par ses soft skills insuffisants. Bilingue, il n’en reste pas moins monoculturel.

Cela pose la question des compétences linguistiques du réalisateur lui-même : comment a-t-il pu faire des dialogues aussi saisissants dans des langues qu’il ne connaît ou ne maîtrise pas ? Bien entendu, il a fait appel à des traducteurs qui ont su, autant que le permettaient leurs compétences, rendre l’esprit des scènes en langues française (Nicolas Richard) et allemande (Tom Tykwer, qui n’est autre que le cocréateur de la série Babylon Berlin et le réalisateur de Cours, Lola, cours), relevant par la même occasion un sacré défi ! Et même si un français trouvera parfois les dialogues français un peu contraints, c’est aussi la présence de dialogues en langue originale qui donne au film à la fois sa crédibilité et son originalité.

Inglourious Basterds est un incontournable dans la filmographie de Tarantino, mais c’est aussi un film jouissif pour ce qu’il nous apprend des langues et de leur pouvoirs. À (re)visionner en chaussant les lunettes du linguiste !