On prête plusieurs rôles au langage, parmi lesquels celui de se faire comprendre de l’autre, mais aussi celui d’appréhender le monde d’une certaine manière, celui d’exprimer sa pensée et même parfois, celui de la façonner, ou de la déguiser… Entre Mensonge et Vérité, il en est un autre dont l’être humain use avec plaisir : celui de raconter des histoires. Et quelle histoire plus fascinante que celle du langage lui-même ? Si son origine est aujourd’hui une question délicate, voire taboue, en raison des raccourcis idéologiques qu’elle pourrait entraîner – établir une hiérarchie d’après une hypothétique langue originelle, par exemple – elle n’en reste pas moins le sujet de mythes ancestraux qui aujourd’hui encore, éclairent nos perceptions des langues et donnent à réfléchir. En voici une petite sélection…
Monogenèse : la langue originelle
Catastrophes naturelles et maladies
Myhthe Kaskas (tribu indigène du Canada) :
Il raconte les débuts d’une humanité unie, vivant en harmonie et parlant une seule et même langue.
Mais un jour, le niveau des eaux se met à monter, tant et si bien que les hommes sont contraints de construire des radeaux pour survivre, et se voient dispersés partout dans le monde. Lorsque par la suite, le niveau des eaux revenu à la normale, ces mêmes hommes ainsi éloignés les uns des autres finissent par se croiser à nouveau, ils s’aperçoivent qu’ils ne parlent plus la même langue…
Ce mythe a ceci de notable qu’il fait advenir la dispersion des hommes et la confusion des langues en même temps, et comme un seul phénomène : comme si être séparés les avait forcément destinés à ne plus se comprendre, et que chacune de ces langues était née imperceptiblement d’une terre différente.
Mythe Aztèque :
On retrouve la même idée de langue originelle unique, et le même événement perturbateur : un déluge, mais qui cette fois ne laisse que deux survivants, Coxcox et Xochiquétzal. Lorsque le niveau des eaux baisse enfin, le couple, qui avait trouvé refuge sur une barque, se retrouve au sommet de la montagne Colhuacan.
De ce couple naîtront plusieurs enfants, mais tous resteront muets jusqu’à ce qu’un jour, une colombe leur fasse don de la parole : elle dotera alors chacun d’une langue différente.
Mythe Africain :
Au départ, les hommes ne parlent qu’une seule et même langue. Ils vont et viennent d’un village à l’autre, échangent et se comprennent sans difficulté. C’est une famine qui vient rompre cette quiétude, et la folie qui en découle se répand comme une épidémie dans tous les villages.
Ce n’est que lorsque la famine prend fin que d’un village à l’autre, les hommes s’aperçoivent qu’ils ne se comprennent plus…
À différents endroits du monde, et issus de différentes cultures, ces trois premiers mythes partagent pourtant au moins deux points communs : l’idée de monogenèse tout d’abord, autrement dit celle qu’il existe un seul et même ancêtre commun à toutes les langues, et que cette situation de compréhension mutuelle n’a changé, ensuite, qu’à cause d’un événement extérieur et dramatique. Pas d’intervention divine explicite ici, mais ce schéma n’est pas sans rappeler une autre histoire bien connue chez les amoureux des langues…
Châtiments divins
Mythe Mésopotamien :
Il s’agit bien sûr de l’épisode de Babel : à l’origine, sans surprise, les hommes parlent tous la même langue. Cette compréhension mutuelle leur permet de s’associer pour former un projet démesuré : la construction d’une tour qui puisse atteindre les cieux, et donc Dieu.
Pour punir leur orgueil, Dieu les condamne alors à ne plus se comprendre :
« Et Yahvé dit : ‘Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres.’ Yahvé les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la nomma-t-on Babel, car c’est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la face de la terre. »
La Bible, Genèse, XI, 1-9, Ed. du Cerf, 1956
Mais comme le relève Umberto Eco dans La Recherche de la langue parfaite, la dispersion des hommes de par le monde expliquée par le Déluge dans la Bible a lieu avant la confusion des langues de Babel, aussi les deux ne sont-ils pas aussi intrinsèquement liés que dans le mythe Kaskas qui, on l’a vu, fait découler naturellement l’une de l’autre.
Louis-Jean Calvet révèle quant à lui le jeu de mots sur lequel repose l’épisode de Babel :
« Bâbili, mot à mot « la porte de Dieu » en akkadien, est en fait Babylone […]. Mais le texte biblique joue sur la ressemblance entre bâbili et le verbe hébreu bâlal, « mélanger » : Dieu a donc mélangé les langues dans la ville de Bâbili. »
Il était une fois 7000 langues, Fayard, 2011
Mythe Hindou :
A l’origine, un arbre se dresse au centre de la terre : l’arbre de la connaissance. Il est si grand qu’il atteint presque le Paradis, et décide de s’en servir au profit des hommes : pour les rassembler et les protéger, il étire et étend ses branches sur toute la surface de la terre.
Mais le Dieu Brahma voit tout cela d’un mauvais œil, et pour punir l’orgueil de l’arbre, il coupe ses branches et les jette à terre : chaque branche pousse et donne un arbre Wata. Ces arbres éparpillés à la surface de la terre vont alors donner naissance à différentes croyances, langues et coutumes dans le monde.
A l’instar de l’épisode de Babel, la confusion des langues résulte d’un châtiment divin, bien qu’il ne s’agisse pas de punir les hommes à proprement parler mais celui qui les avait pris sous sa protection. Mais plus encore que le mythe Kaskas, cette histoire lie les langues aux croyances et aux coutumes des terres où elles sont parlées. Cette idée de la langue comme liée à un univers culturel particulier et donc à une identité est une question qui a traversé l’histoire du langage et que l’on retrouve dans plusieurs mythes.
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Mythe Aborigène :
L’histoire commence avec le personnage de Wurruri, vieille femme armée d’un gros bâton, dont elle se sert pour disperser les feux autour desquels les hommes tentent de dormir la nuit.
Le jour de sa mort, et visiblement heureuse d’être débarrassée d’un personnage aussi antipathique, chaque tribu vient lui rendre un hommage à sa façon : la première arrivée sur place, la tribu des Raminjerar commence par manger sa chair. Une autre tribu arrivée peu après mange le contenu de ses intestins, et, dernières, les tribus du Nord dévorent les restes. À la suite de ce festin, chaque groupe se met à parler une langue différente et les hommes, d’une tribu à l’autre, ne se comprennent plus…
Une confusion qui ressemble à s’y méprendre à une histoire de vengeance.
Origine humaine
Mythe Salish :
A l’origine ici aussi, un seul peuple, un seul chef, une seule langue. L’histoire commence avec l’expérience de deux chasseurs de canards, qui, au cours d’une chasse justement, remarquent que ces derniers émettent un drôle de sifflement en s’envolant. Le premier est convaincu que cela vient du bec, mais l’autre affirme que c’est du mouvement des ailes, et voilà qu’éclate une dispute. De retour au village, ils décident de prendre les autres à témoin, et retournent ensemble sur les lieux du conflit : deux clans se forment alors, les premiers persuadés que le sifflement vient du bec, les autres des ailes. La dispute prend de l’ampleur, à tel point que les deux clans se séparent, se choisissant chacun un nouveau chef. Au fil du temps, chacun des deux clans vivant désormais éloignés l’un de l’autre, finit par parler sa propre langue.
Cette fois, ce n’est pas la confusion des langues qui divise les êtres humains mais au contraire, un conflit qui en est à l’origine. Ceci dit, elle s’explique alors de manière beaucoup plus naturelle : c’est en évoluant indépendamment l’un de l’autre que chaque peuple a façonné sa propre langue.
Mythe Tzotzil (Chiapas, Mexique) :
C’est aussi par les conflits que ce mythe explique la diversité des langues, mais l’approche est différente : à l’origine donc, tout le monde parle une seule et même langue. Mais petit à petit, des querelles naissent à travers le monde : pour y remédier, on transforme volontairement la langue en plusieurs, chacune étant comprise par un nombre restreint afin de créer des communautés plus petites et plus paisibles.
“Language was changed so that people would learn to live together peacefully in smaller groups”
Nicholas Evans, Dying words: endangered languages and what they have to tell us, 2011
Cette fois-ci, c’est la langue unique qui est source du problème, et la diversité bien au contraire, sa solution.
Polygenèse : les langues sont nées plurielles
Mythe Australien :
Il raconte que le premier être humain à avoir posé le pied sur le continent Australien était une femme, du nom de Warramurunguji : arrivée par la mer d’Arafura sur l’île Croker, elle attribua à chacun de ses nombreux enfants une partie de la terre, ainsi qu’une langue :
« I am putting you here, this is the language you should talk! This is your language! » she would say, in the Iwaidja version of the story, naming a different language for each group and moving on.
Nicholas Evans, Dying words: endangered languages and what they have to tell us, 2011
Ici, les langues sont plurielles dès l’origine, et loin d’être le résultat d’un châtiment ou d’un drame quel qu’il soit, cette diversité est voulue : il s’agit de faire correspondre terre, langue et identité. Avoir plusieurs langues, remarque Nicholas Evans, apparaît non plus comme un obstacle mais comme une bonne chose : un signe d’appartenance à une communauté.
Mythe Dogon (Mali) :
Le Nommo (génie) apporte et enseigne la parole aux hommes en même temps que le tissage. La première parole est associée au tissage des torons de fibre ; la deuxième, à celui du coton ; et le dernier tissage aboutit à la fabrication de huit tambours d’aisselle, répartis entre les huit premières familles : chacune d’elle reçoit alors, en même temps que son tambour, un dialecte qui lui est propre.
Source : Dictionnaire critique de mythologie, Jean-Loïc Le Quellec & Bernard Sergent, CNRS
Mythe Chinois :
Pangu, né de la rencontre du yin et du yang, émerge d’un œuf qu’il fend à l’aide d’une hache et dont les deux moitiés deviennent le ciel et la terre. Plusieurs versions de ce mythe existent, on s’interroge même sur son éventuelle origine indienne.
Dans celle rapportée par Louis-Jean Calvet, le dieu Pangu trouve les humains paresseux, et décide de les remplacer par de nouveaux :
« Il prit alors sept soleils et sept lunes et, au bout de quelques jours, tous les hommes étaient morts. Mais le dieu vit que c’était partout la canicule et le désert. Il prit alors six soleils et six lunes et planta une graine de citrouille. Quarante-neuf jours plus tard, la citrouille était mûre, et Pangu l’ouvrit. Il en sortit un garçon et une fille. Pangu chercha partout d’autres personnes, mais en vain : il n’y avait qu’un frère et une sœur. » Il leur demanda donc de se marier, ce qu’ils refusèrent – n’étaient-ils pas frère et sœur ? Il leur demanda alors d’accomplir trois choses très difficiles et leur dit : « Si vous réussissez, le ciel vous aura montré qu’il souhaite votre union. » Ils réussirent, se marièrent et eurent trois enfants, qui apprenaient très vite et très bien tout ce qu’on leur montrait, sauf la parole. Les parents étaient très inquiets.
Pangu revint. Il demanda au père d’aller chercher un bambou et de le couper en trois morceaux. Il pria la mère de faire un grand feu dans la maison. Puis il fit venir les enfants. Il jeta un morceau de bambou dans le feu, et lorsqu’il éclata un des enfants cria Ma ya. Il jeta le deuxième morceau, qui éclata à son tour, et un deuxième enfant cria A jian zhi zhe. Au troisième morceau, le troisième enfant cria Ah la ye. Et ces trois cris devinrent les langues des trois peuples voisins que sont les Han, les Li et les Lisu. »
Il était une fois 7000 langues
Louis-Jean Calvet rapporte également une variante de ce mythe qui fait intervenir non plus le dieu Pangu, mais un aigle : après le déluge, il ne reste que deux personnes : un frère et une sœur. Un aigle leur propose de se marier, et ainsi de suite jusqu’à ce que la femme accouche
« d’un corps confus, couvert de nez, de bouches et d’yeux. C’est un diable, dit le père, et il coupa le corps en mille morceaux qu’il jeta dans la montagne. »
Plus tard, alors que le couple se promène justement dans la montagne, il s’aperçoit que des milliers d’enfants la peuplent, mais « les uns parlaient la langue des Han, les autres la langue des Tongs, d’autres encore la langue des Yao ou des Miao, et ce fut le début des langues. »
Rien n’est dit en revanche, sur l’éventualité d’une langue des parents, ou, dans le cas du mythe de Pangu, sur celle(s) des premiers humains éliminés par ce dernier.
Mythe Bambara (Mali) :
L’un des mythes raconte simplement qu’Adam s’étrangla en avalant son morceau de pomme, et « recracha les morceaux en faisant divers bruits qui devinrent les langues du monde. »
Il était une fois 7000 langues)
Mythe Ubang (Nigeria) :
Dans la communauté Ubang, femmes et hommes ne parlent pas la même langue, mais se comprennent. Ils expliquent notamment cette particularité par un mythe : au moment de la distribution des langues, racontent-ils, Dieu aurait commencé par les Ubang, donnant une langue à chaque sexe ; après quoi, s’apercevant qu’il n’y en aurait pas assez pour tout le monde, il aurait donné aux autres peuples une seule et même langue pour les deux sexes.
À lire aussi : Ubang et Yanyuwa : une langue pour les femmes, une autre pour les hommes
Mythe Songhaï :
Au moment de donner le langage aux humains, Dieu disposait de plusieurs langues et « fit venir auprès de lui les peuples, qui répondirent à son appel les uns après les autres. Les premiers arrivés furent les mieux servis. Ceux qui arrivèrent en retard reçurent des langues imparfaites ou, pis, des mélanges d’autres langues déjà distribuées. »
(Il était une fois 7000 langues)
On voit là à quel point la question de l’origine des langues peut être délicate, même lorsqu’il s’agit de mythes, et y compris lorsque ces mythes supposent une diversité originelle : établir ainsi une hiérarchie entre les langues est révélateur des jugements arbitraires portés sur la langue de l’autre. S’ils nous permettent de mieux cerner certaines appréhensions, sans doute peuvent-ils aussi nous aider à les combattre ?]
Un langage humain, des langues humaines ?
Mythe Bambara :
Le Dieu Bemba fait naître la première parole « qu’il pétrit avec sa salive et son souffle ».
« Cependant, cette parole n’était audible que de lui. Il en fit alors un bruissement continu, un son audible qui se répandit dans le monde. Mais cette parole de Dieu n’était pas compréhensible des hommes. Nyalé pratiqua des coupures dans ce flux sonore, donnant ainsi des mots bruts, dénués de sens. Intervint alors N’domadyiri, qui donna à ces fragments des tons, des accents et des significations. »
Il était une fois 7000 langues
Ici, si rien n’est dit quand à la naissance d’une ou de plusieurs langues, la création du langage est une œuvre collective, et elle n’est pas aussi instantanée que dans la plupart des mythes jusqu’ici évoqués : bien au contraire, elle procède par étapes et se heurte à une incompréhension première, à laquelle il faut remédier à l’aide de coupe et d’accents.
Mythe Guarani (Amérique latine) :
Tout débute par l’autocréation du dieu Ñamandu « qui fit surgir son corps de la lumière », puis, tout de suite après, créa l’ayvu (la parole) avant même de créer l’homme !
« Enfin, il créa l’homme, la femme, les animaux et le langage humain ».
Il était une fois 7000 langues
Parole et langage humain ne sont donc pas la même chose : on peut supposer qu’il offre une faculté aux humains, que ces derniers déclineront par la suite en plusieurs langues. Une idée que confirme le blog Mythes, légendes et monstres Guarani :
« Une fois sa création achevée, le cœur de Ñamandú commença à rayonner, ce qui élimina les ténèbres primitives. Il décida ensuite de créer la Parole Créative (Ayvú) qui sera par la suite confiées aux humains pour permettre le développement du langage. »
Mythe Tereno (Amérindien) :
Celui-ci fait advenir en même temps la parole et le rire : c’est pour faire parler les hommes que le démiurge cherche à provoquer leur rire, en convoquant devant eux des animaux comiques.
Source : Dictionnaire critique de mythologie, Jean-Loïc Le Quellec & Bernard Sergent, CNRS
Les mythes compilés dans cet article proviennent de sources diverses, parmi lesquelles le fabuleux musée des langues Mundolingua, le livre Il était une fois 7000 langues du grand linguiste Louis-Jean Calvet et un Dictionnaire critique de mythologie réalisé par Jean-Loïc Le Quellec et Bernard Sergent. Si cette première sélection vous a plu, vous savez maintenant où chercher…
Laure Gamaury
Les éditions Assimil tiennent à remercier le linguiste Alexandre François pour son aide amicale.
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