Grégoire Andreo est docteur en Sciences du langage et donne des cours en sociolinguistique à l’université d’Aix-Marseille. Il nous a proposé cet article spontanément, que nous sommes heureux de publier.

10 choses à savoir pour apprendre les langues sans se prendre la tête

L’apprentissage d’une langue n’est pas toujours une partie de plaisir. C’est une entreprise longue et difficile qui provoque souvent de nombreuses frustrations quand nos objectifs ne se réalisent pas : ne pas trouver les mots pour s’exprimer, ne pas comprendre quelqu’un qui nous parle, ne pas faire de progrès… Ce sont autant de petites déceptions qui peuvent nous conduire à abandonner. Voici donc quelques faits à connaître sur l’apprentissage des langues afin de ne pas se décourager.

Apprendre une langue, c’est long…

La maîtrise d’une langue peut prendre plusieurs années, voire une vie entière. Ainsi, d’après le CECRL, cadre de référence pour l’apprentissage et l’enseignement des langues du Conseil de l’Europe, pour atteindre le niveau le plus élévé (niveau C2), il faudrait au minimum 1000 heures ! Autrement dit : à raison d’une heure par semaine, il faudrait environ 20 ans pour atteindre le niveau C2 dans une langue parfaitement inconnue, environ 10 ans à raison de 2 heures par semaine…

Mais ces données restent toutefois des estimations standard très approximatives qui ne prennent pas en compte de nombreux facteurs essentiels : la proximité de la langue cible avec la langue maternelle de l’apprenant, la régularité de l’apprentissage, le contexte sociolinguistique de l’apprentissage (en immersion ou non), l’âge ou encore le profil éducatif de l’apprenant. Si nous apprenons une langue dans un pays où elle est souvent parlée, nous aurons plus de chances d’interagir dans cette langue et d’habituer notre oreille à ses sons et sonorités. En revanche, quelques heures de cours hebdomadaires ne permettent pas d’avancer aussi vite. De même, plus on est jeune, mieux on apprend car les filtres perceptuels de la langue maternelle sont moins ancrés. Certaines personnes sont aussi un peu plus douées que d’autres (même si on ne sait pas encore exactement pourquoi comme le raconte Courrier International).

Nous ne sommes pas seuls responsables de nos progrès

Il existe de nombreux freins à l’apprentissage d’une langue sur lesquels nous n’avons pas vraiment d’impact. D’abord, nous n’avons n’a pas toujours la possibilité d’apprendre en immersion ni de suivre 10 heures de cours par semaine. Nous sommes donc dépendants de la fréquence de nos contacts avec la langue. De plus, nous ne sommes pas toujours en état d’assimiler ce que nous apprenons (fatigue, déconcentration, stress…).

Il peut également y avoir des blocages psychologiques. J’ai parfois enseigné à des personnes qui devaient apprendre une langue qu’elles n’avaient pas choisie parce qu’elles ont dû immigrer en France. La difficulté d’accepter de devoir repartir à zéro sur le plan personnel, professionnel et linguistique était source de rejet de l’apprentissage.L’apprentissage d’une langue peut être perturbant sur le plan identitaire. Nous avons tous un jour eu l’impression d’être un peu différent en fonction de la langue dans laquelle nous parlons et il faut être prêt à accueillir cette nouvelle facette de son identité. En résumé, la facilité d’apprentissage dépend de beaucoup de facteurs que nous ne maîtrisons pas complètement. Il ne faut donc pas s’autoflageller si on ne progresse pas assez vite à son goût.

Nous ferons probablement toujours des erreurs

On a beau connaître une règle de grammaire ou la prononciation d’un mot, on peut toujours se tromper. S’exprimer dans une langue étrangère reste une activité très intense sur le plan cognitif. Même après des années de pratique, il arrive de se tromper pour diverses raisons : fatigue, inattention, crible phonologique, interférence de la langue maternelle … Une amie, qui a validé le niveau C2, fait parfois des erreurs sur les articles définis et indéfinis alors que ce sont des points de grammaire abordés au niveau A1. Attention aussi à ne pas trop se baser sur les référentiels standardisés comme le CECRL pour juger son évolution car ils ont tendance à ignorer les nombreuses différences individuelles entre apprenants.

Ajoutons que les erreurs sont aussi nombreuses chez les apprenants natifs, pour les mêmes raisons physiologiques évoquées, mais aussi parce que l’erreur linguistique est souvent une question de norme. Le terme français de “faute” exprime cette idée de “sacralisation” de règles qui peuvent parfois être tout à fait arbitraires comme l’expliquent par exemple A. Hoedt et J. Piron dans leur spectacle : La faute de l’orthographe | Arnaud Hoedt Jérôme Piron | TEDxRennes

Ce qui est présenté dans les dictionnaires ou les manuels de grammaire est une certaine norme qui est souvent très éloignée des usages des locuteurs.Ce que la linguistique historique et la sociolinguistique nous apprennent c’est que “les erreurs d’aujourd’hui sont les normes de demain” pour paraphraser le linguiste Alain Rey. Les erreurs, les mélanges ou les emprunts participent à l’évolution de la langue et parfois même à la création de langues nouvelles. L’important quand on parle c’est de se faire comprendre. Le respect strict d’une norme n’est finalement nécessaire que dans certaines situations formelles bien précises.

Ce n’est pas grave d’avoir un accent

Tout le monde a un accent. Là encore il s’agit simplement d’une question de normes. Nous avons un accent par rapport à une norme réelle (ou supposée), une façon de prononcer les sons qui a cours dans un groupe social particulier. Il est toutefois important de distinguer les erreurs “phonémiques” et les erreurs “phonétiques”. Les premières ne relèvent pas d’un accent et peuvent être source d’incompréhension. Par exemple, prononcer le son [b] comme le son [v] pour les apprenants hispanophones. Il existe en français des mots qui se distinguent uniquement par ce son, comme “vague” ou “bague”. Ils ne doivent donc pas être confondus. En revanche, accentuer ou allonger une syllabe dans un mot est rarement source d’erreur en français.

L’accent devient un problème seulement si nous sentons qu’il nous handicape socialement. Ce peut être le cas si nous n’aimons pas être identifiés en tant qu’étranger ou étrangères, mais surtout lorsque notre accent est associé à des stéréotypes réducteurs ou dévalorisants. Certaines personnes, d’origine française ou étrangère, sont même victimes de discriminations à cause de leur accent (ce que P. Blanchet a nommé la “glottophobie”). Mis à part ce phénomène, garder un accent ne pose aucun problème mais surtout ne devrait en poser aucun ! Il existe d’ailleurs de nombreuses personnalités qui ont fait carrière en France tout en gardant leur accent malgré les remarques blessantes et les moqueries comme la chanteuse Jane Birkin, l’ex-premier ministre Jean Castex, l’animatrice Christina Cordula ou encore le journaliste Jean-Michel Apathie. Aujourd’hui, cet accent est indissociable de leur identité (Jean-Michel Aphatie : peut-on se permettre d’avoir un accent dans les médias ? L’Instant M)

Pour savoir parler une langue… il faut pratiquer

Cela paraît évident, pourtant beaucoup d’apprenants disent vouloir savoir bien parler avant de se lancer… La peur de l’erreur entraîne chez eux une inhibition de la prise de parole. C’est une forme d’insécurité linguistique, un sentiment de malaise qui vient de la peur d’être jugé sur sa façon de parler. De même qu’on ne peut apprendre à conduire en lisant le mode d’emploi d’une voiture, on n’apprend pas une langue seulement dans un manuel de grammaire, parce que parler une langue nécessite une mémorisation à long terme (le lexique et les règles de grammaire par exemple) mais aussi l’automatisation de processus physiologiques et mentaux par le biais de la mémoire procédurale (dire « bonjour », demander l’heure à quelqu’un…). La mémorisation de phrases types et surtout la pratique en situation réelle régulière permet d’ancrer ces processus afin que leur réalisation demande toujours moins d’efforts conscients. De plus, relier les mots à des situations à des émotions ou à des personnes favorise la mémorisation à long terme du lexique. La faculté de langage n’est pas propre à une zone du cerveau mais active de nombreuses connexions neuronales dont les réseaux sont propres à chaque individu et qui se constituent au fil de nos expériences dans une langue. (L’apprentissage des langues et la plasticité cérébrale)

Néanmoins, ne pas parler n’est pas synonyme d’un apprentissage nul ou inefficace, c’est parfois une étape nécessaire de l’apprentissage qui peut être très riche, comme l’évoque le professeur S. Colin dans cette vidéo.

Et avoir des interactions…

Le contexte joue un rôle très important dans la compréhension du message. Une grande partie des informations sont données par des sources extralinguistiques (situation, langage corporel). La plupart des situations sont très ritualisées et se ressemblent dans beaucoup de cultures. Par exemple, il est rare d’avoir une conversation sur la philosophie de Kant à la caisse d’un supermarché, quel que soit l’endroit du monde où l’on se trouve. En général, les échanges se limitent à quelques phrases et à un vocabulaire précis. Ces cadres interactionnels permettent de capter le sens d’un message sans passer par le sens de chaque mot. Le langage en interaction est donc toujours plus facile à comprendre.De plus, interagir avec des locuteurs permet d’avoir un feedback sur ses productions. Si l’on nous demande de répéter, nous allons modifier naturellement notre façon de prononcer pour être compris. A l’inverse, voir que notre interlocuteur nous comprend nous donnera confiance et consolidera nos acquis. Un des rôles essentiels du professeur de langue ou du tandem linguistique est d’être un « locuteur-test ». Il nous donne confiance dans notre capacité à interagir sans craindre les conséquences qu’implique une mauvaise communication en situation réelle. C’est un peu comme s’entraîner à piloter un avion dans un simulateur de vol.

It’s fine to mélanger les langues

Emprunter un mot à une autre langue est tout à fait commun. On peut aussi, plus ou moins consciemment, mélanger deux langues dans un même énoncé. C’est ce qu’on appelle le code swiching ou l’“alternance codique”, et c’est un phénomène parfaitement normal chez les personnes plurilingues. Il peut avoir plusieurs causes socioculturelles ou psycholinguistiques. Dans le cadre de l’apprentissage des langues, cela permet de maintenir une interaction si les mots dans la langue cible nous manquent. Et comme on vient de le voir, les interactions, c’est important!

Si nous ne parlons plus une langue nous l’oublions peu à peu.

En effet, en l’absence de pratique, les compétences linguistiques diminuent surtout dans le cas des langues secondes. C’est ce qu’on appelle « l’attrition linguistique ». Ce phénomène d’oubli touche les langues secondes mais également les langues maternelles.

Mais rassurons-nous, les heures d’apprentissage ne sont pas définitivement perdues, il restera toujours quelque chose ! On ne repart jamais de zéro. Et il suffit de reprendre une pratique régulière pour réactiver ses compétences.

Les représentations d’une langue sont importantes

On se forge tous des représentations mentales des langues que l’on connaît. Ces représentations peuvent être positives : “l’espagnol est une langue sexy” ; ou au contraire négative : “l’allemand est une langue dure”. Dans les deux cas, ces représentations influencent notre apprentissage et nos motivations. Une vision trop idéalisée d’une langue peut créer une déception si notre expérience n’est pas à la hauteur. Moi, par exemple, j’ai d’abord voulu apprendre le russe parce que j’adore la littérature russe et j’espérais lire mes auteurs favoris en VO. Pourtant, même après des années, je suis encore très loin de pouvoir lire Dostoïevski dans le texte ! Ça aurait pu me décourager. Je me suis alors demandé pourquoi je voulais vraiment apprendre le russe alors que je peux lire Dostoïevski en français. Et, petit à petit, j’ai trouvé d’autres sources de motivations, comme le plaisir d’échanger avec quelqu’un qui me donne des cours et que j’apprécie. Mes motivations initiales ont donc évolué. J’ai réussi à trouver des objectifs abordables et cela m’a permis de ne pas me démotiver. Pour maintenir la régularité dans l’apprentissage il faut que nos objectifs correspondent à notre usage réel des langues et non à un usage fantasmé, en d’autres termes, que notre apprentissage ait du sens pour nous.

A l’inverse une langue peut nous rebuter, surtout si c’est une langue que l’on n’a pas choisi d’apprendre volontairement. Il est donc bénéfique de se demander quelles sont nos représentations de la langue que nous apprenons car elles sont souvent basées sur des stéréotypes culturels très erronés, la méconnaissance d’une culture ou de mauvaises expériences personnelles. De plus, rappelons-nous que c’est rarement la langue elle-même qui est jugée mais surtout celles et ceux qui la parlent.

Apprendre une langue peut être un plaisir

Il est aussi important de faire du moment d’apprentissage un moment de plaisir et pas seulement une contrainte ou un travail. Mettons notre apprentissage en lien avec quelque chose que nous aimons comme la musique, le cinéma, le sport… il faut essayer de détacher le moment de la pratique des objectifs strictement linguistiques. L’apprentissage peut aussi très bien être un jeu ou un passe-temps ainsi qu’un moyen de maintenir son cerveau en forme, comme quand on fait des mots croisés.

Enfin, rappelons-nous que nous sommes tous et toutes capables d’apprendre les langues. Tout ce que nous avons à faire c’est de nous mettre dans de bonnes conditions en levant les blocages qui viennent entraver cette capacité acquise par des millénaires d’évolution génétique et culturelle. Ces blocages sont souvent liés à des facteurs physiologiques ou psychologiques, aux représentations que nous avons de certaines langues et de l’apprentissage des langues en général, mais aussi de l’intériorisation de normes insécurisantes. Se mettre dans de bonnes dispositions physiques et mentales, déconstruire ces représentations et ces normes sont les premiers pas vers un apprentissage plus serein.

Quelques lectures instructives :

https://ai.glossika.com/fra-SD/blog/relationship-between-the-brain-memory-and-language-learning

https://thelanguagenerds.com/category/humor/

https://journals.openedition.org/apliut/2438

https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=5995972

https://www.la-croix.com/Famille/Peut-oublier-langue-maternelle-2017-02-21-1200826494

https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-02281589/document

https://muse.jhu.edu/article/522155