On a coutume de dire que femmes et hommes ne fonctionnent pas de la même manière – eux ont le sens de l’orientation quand elles peuvent faire plusieurs choses à la fois – qu’ils n’ont pas les mêmes centres d’intérêt, qu’ils ont du mal à se comprendre. Penser ou parler comme une femme, comme un homme, qu’est-ce que cela veut dire ? Et quel discours tient-on à l’égard de chaque sexe ?
La question qui nous intéresse ici nécessite de revenir sur certains passages abordés précédemment : les arguments en faveur ou à l’encontre de certaines transformations de la langue ont beaucoup à nous dire sur son état actuel, et sur les interactions entre les ressentis personnels et le caractère public de la langue – comment se construisent les connotations ? Quels rôles jouent respectivement la langue et la société dans leur apparition ?
Si la question de la féminisation de métiers suscite tant de réactions contraires chez les femmes elles-mêmes, c’est aussi parce que, au-delà de l’argument de visibilité, et de celui de légitimation des femmes comme étant aussi aptes que les hommes à exercer tel ou tel métier, il y a celui de la catégorisation : le fait que féminiser un nom ou un titre revienne à insister sur le sexe de la personne plutôt que sur son rôle et ses compétences. C’était le cas, on l’a vu, de femmes qui répondaient au sondage Eve en 2012 : certaines expliquaient qu’elles préféraient se faire appeler directeurs plutôt que directrices, en raison des connotations qu’elles imaginaient dépréciatives derrière ce féminin. C’était aussi celui de Nathalie Heinich , dont nous citons à nouveau les propos éclairants sur ce ressenti :
« “Chercheuse” laisse entendre que ma qualité de femme doive intervenir dans l’appréciation de mes travaux, alors qu’elle est, à mon sens, une probable donnée de fait (sans doute ai-je, par certains aspects, une façon féminine de concevoir la recherche), mais en aucune façon un principe, une visée, une revendication – puisque tout ce que je revendique et à quoi je tends, de toutes mes forces, c’est que mes travaux aient une valeur objective, indépendante de ma personne. »
Féminiser ne reviendrait donc plus à rétablir l’égalité mais à diviser davantage, à donner une indication inutile, voire désavantageuse : « directrice, c’est 20% de salaire en moins » soulignait ainsi l’une des femmes sondées sur Eve.
Conserver un titre masculin permettrait au contraire, d’une part, de maintenir le prestige ou le sérieux associé au titre en question, et d’autre part de se protéger de tout préjugé relatif à son sexe – ce que cherchent précisément les femmes qui signent leurs œuvres d’un nom d’homme. Choisir le masculin générique, pour ces femmes, c’est avancer incognito, avec pour seule casquette celle de ses compétences.
Sauf que… Dans certaines situations, ce subterfuge peut se retourner contre celle qui en use : lorsque le féminin existe, ou si le sexe n’a pas été précisé, dans le cas d’une rencontre avec le directeur ou l’agent immobilier par exemple, peut advenir une réaction de surprise de la part de celui ou celle qui s’apprêtait à faire cette rencontre. Méprise qui prendrait la forme d’un « tiens ? je m’attendais à un homme », et qui peut sembler tout à fait innocente, mais qui a pour effet d’insister davantage sur la casquette « femme »… Qu’il s’agisse d’un parti pris, dans le cas de directeur, ou d’un mot qui ne se décline pas au féminin, dans celui d’agent, ne pas répondre aux attentes construites par l’emploi du genre grammatical masculin crée un décalage. L’argument du tout masculin pour éviter de mettre l’accent sur le sexe n’est donc valable qu’un temps, du moins jusqu’à ce que la rencontre ait lieu… Si préjugé il y a, il adviendra tôt ou tard. À moins qu’on prouve, par une étude, que le terme en lui-même active inconsciemment des associations d’idées plus avantageuses lorsqu’il est au masculin – y compris pour qualifier une femme : ce qui irait dans le sens, inclusif•ve•s ou non, d’une grammaire sexiste…
Concernant la signature d’une œuvre, il faut rappeler qu’il y a autre chose en jeu : la cible. Signer d’un nom de femme, ce serait courir le risque de toucher une cible plus réduite, puisque plus féminine… Signer d’un nom d’homme, à l’inverse, permettrait de toucher une cible plus homogène. Autre astuce : utiliser des initiales. C’est ce qu’ont recommandé ses éditeurs à J. K. Rowling pour la publication de Harry Potter, pour ces mêmes raisons. C’est comme si ce que l’on disait du genre grammatical sublogique, à savoir que le masculin est vague et englobant quand le féminin est spécifique et exclusif, s’appliquait également en réalité : un homme pourrait ainsi écrire aussi bien pour des femmes que pour des hommes, quand une femme – du moment qu’on sait qu’il s’agit d’une femme – ne pourrait espérer toucher qu’une cible en grande majorité féminine.
Qu’est-ce qui est alors à l’œuvre ? Que projette-t-on dans le genre (naturel) féminin ? Qu’est-ce qui pourrait bien pousser des hommes à ne pas se sentir concernés par l’écriture, la créativité, la réflexion ou simplement l’histoire d’une femme ? Et qu’est-ce qui pousse une femme à se sentir menacée par cette casquette-là ? En quoi serait-elle plus lourde à porter ?
Pour répondre à cette question de catégorisation désavantageuse pour les femmes, il faut chercher ce qui ailleurs dans la langue les (dis)qualifie et les discrédite : leur façon de parler ? La façon dont on parle d’elles ?
Parler des femmes
Dans une publicité récente de Oasis , pour une nouvelle gamme appelée Duo d’oranges, voici ce qu’on peut entendre :
« LUI, aventurier fruité, ELLE, si pulpeuse »
Donner un sexe à ses personnages, voilà qui paraît plutôt anodin. Mais projeter des caractéristiques en fonction de leur sexe, voilà qui l’est moins… Sans compter qu’elles ne jouent pas sur le même plan : ce qui qualifie l’orange-homme, c’est un trait de caractère, quand ce qui qualifie l’orange-femme est un trait physique. Le sens de chaque terme est encore plus éloquent : à l’homme l’aventure, l’audace, quelque chose de piquant, d’amère, de vivifiant et de l’ordre de l’action ; à la femme la pulpe, la chair, le charnel, le corps : quelque chose de sexualisé. Est-ce parce que chaque genre se prête davantage à l’une ou à l’autre de ces caractéristiques ? Qu’auraient donné les énoncés «ELLE, aventurière » et « LUI, si pulpeux » ?
Impossible d’ignorer l’actualité des débats autour de l’écriture inclusive et du sexisme en général au moment de réaliser cette campagne. Est-ce que nos représentations sont tellement affectées par ce biais qu’on les reproduit naïvement ? Et faut-il traquer le sexisme dans toute forme de création ? On l’a vu, le genre offre des possibilités métaphoriques et poétiques : faut-il condamner le poème de Prévert, qui décrit l’aube comme « le viol de la nuit » par le soleil ? À quel moment ces observations sont-elles/ne sont-elles plus pertinentes ?
Difficile à dire… Toujours est-il que cette qualification de la femme par tout ce qui a trait à son corps, objet sexualisé et vu depuis le point de vue d’un homme, est loin d’être un cas isolé et affecte très largement la langue : d’une part à travers le champ lexical spontanément associé aux représentations de femmes, d’autre part à travers le décalage de sens qui advient lorsqu’un même mot passe du genre masculin au genre féminin…
Champ lexical
Dans une étude visant à démontrer l’impact de la langue parlée sur la perception du monde qui nous entoure, Lera Boroditsky évoque la question du genre en comparant les mots employés pour décrire les ponts par des locuteurs Allemands, chez qui le mot est féminin (die Brücke), et des locuteurs Espagnols, chez qui le mot est masculin (el puente) :
“ In one study, we asked German and Spanish speakers to describe objects having opposite gender assignment in those two languages. The descriptions they gave differed in a way predicted by grammatical gender. […] To describe a « bridge, » which is feminine in German and masculine in Spanish, the German speakers said « beautiful, » « elegant, » « fragile », « peaceful », « pretty », and « slender », and the Spanish speakers said « big », « dangerous », « long », « strong », « sturdy », and « towering ». ”
Nous parlions plus tôt, envisageant une fonction métaphorique au genre grammatical, de l’approche de Damourette et Pichon :
« Une souris, qu’elle soit mâle ou femelle, s’en va, pimpante, trottinante, avec de petits yeux semblant refléter la coquetterie et un petit museau pointu et vif qui grignote gracieusement : on la range dans la sexuisemblance féminine ; un éléphant quel que soit son sexe, s’avance pesamment et lourdement, semblant incarner à la fois la force sûre d’elle-même et les vastes et calmes pensées : on le range dans la sexuisemblance masculine. »
Ce qui est frappant n’est pas tant cette différence de qualificatifs d’une langue à l’autre, ou d’un genre à l’autre, que le naturel avec lequel on semble accepter l’idée que beautiful, fragile, peaceful ou trottinante, coquetterie et gracieusement soient typiquement féminins quand dangerous, strong, towering ou lourdement, force et calme relèvent de la sphère du masculin. À aucun moment dans l’analyse cette répartition n’est remise en question. C’est exactement le même phénomène qui est à l’œuvre dans la publicité évoquée plus haut : on parle des femmes comme de petites choses fragiles et gracieuses, et des hommes comme de remparts solides et sereins, tantôt bravant, tantôt recherchant le danger (que les femmes, prudentes, évitent et fuient). Sommes-nous tellement habitués à attribuer certaines qualités à un genre plutôt qu’à l’autre que cette apparente évidence se manifeste dans la langue ?
C’est ce type d’associations spontanées que traque le clavier Sheboard : devancer les associations d’idées habituelles en en proposant de nouvelles grâce à la saisie prédictive. Ainsi, à la suite d’une phrase telle que « Ma fille est… », plutôt que belle, mignonne ou gentille, la saisie proposerait forte.
De son côté, avec sa rubrique Sois gentille, dis merci, fais un bisou, Clémence Bodoc fait le pari de jouer sur le discours traditionnel que l’on tient à l’égard des petites filles, pour mieux montrer que les « anciennes petites filles sages » peuvent « sortir des cadres » : elle met ainsi l’accent, non plus seulement sur la façon dont on parle des femmes, mais sur la façon dont on leur parle – les deux étant étroitement liées puisque répondant aux mêmes normes sociales.
Changer de regard sur les femmes en changeant le langage que l’on emploie à leur égard : en réalité la langue n’est qu’indirectement en cause, car après tout, joli existe au masculin, et forte au féminin ; et en anglais, qui est la langue du clavier Sheboard, les adjectifs ne se déclinent pas et peuvent aussi bien qualifier une femme qu’un homme. Ce n’est donc pas tant le lexique qu’elle met à notre disposition que l’usage courant que l’on en fait qui sert le sexisme. Et si cet usage, dans les médias, dans la publicité, dans les manuels scolaires, peut être un bon outil d’analyse, ces supports sont également un bon moyen d’influencer la tendance, dans un sens ou dans l’autre. La langue n’est donc pas seulement une affaire intime, mais le résultat d’usages publics, dont la fréquence marque les esprits tout autant sinon plus que les images, impactant nos représentations et des associations d’idées prétendument intuitives, en réalité le résultat du discours ambiant.
Les mots qui caractérisent la sexualité féminine existent, mais comment légitimer leur emploi s’ils sont identifiés à du contenu inapproprié ? C’est ce qui a valu à bon nombre de Youtubeuses de voir leurs vidéos démonétisées… Voilà comment la langue devient l’instrument d’un sexisme que rien ne la prédisposait à servir : les mêmes mots qui permettent un discours clair et sain sur la féminité deviennent le moyen de le discréditer.
L’usage, c’est aussi ce qui transforme le sens, jamais figé, de termes déjà existants : on l’a vu, autrice a disparu lorsque le mot auteur a commencé à porter une dimension créative, signifiant auteur de textes et non plus seulement auteur d’actions. La langue aura beau jeu de fournir des mots dans les deux genres, si de cette distinction de genre on finit par construire des significations différentes…
D’un genre à l’autre : un décalage de sens
« Languages uses us as much as we use language. »
Lakoff, “Language and Woman’s Place” in Language in Society, Vol. 2, No. 1 (Apr., 1973)
Remarquant cette tendance de certains féminins à être pourvu de connotations tout à fait différentes de leurs équivalents masculins, Robin Lakoff tente de l’expliquer par le rôle accordé à chaque sexe dans la société, qui accepte et entretient ce décalage de sens. Selon elle, les termes qui qualifient les hommes portent principalement sur ce qu’ils font, tandis qu’on parle des femmes en fonction de leur rapport aux hommes ; il en résulte que le pouvoir que l’on prête aux hommes et celui que l’on prête aux femmes jouent sur deux plans bien distincts : les premiers l’exerçant sur le monde et par leurs actes, les secondes par leur corps… et sur les hommes. Un pouvoir d’homme réfléchi et mérité, un pouvoir de femme charnel et sournois, l’un suscitant confiance et respect, l’autre défiance et mépris.
Rappelons que Lakoff réalise son étude sur la langue anglaise, mais nous trouverons dans les exemples qu’elle donne un écho très fidèle aux bruissements de la langue française : prenons celui de maître et de maîtresse, termes d’abord utilisés pour signifier une relation de pouvoir sur autrui (du maître ou de la maîtresse sur l’esclave ou le serviteur). Lorsque cette relation a disparu, le sens original est tombé en désuétude. Lakoff analyse donc le sens nouveau de ce terme, puisqu’il reste utilisé, tant au masculin qu’au féminin :
(I8) (a) He is a master of the intricacies of academic politics.
(b) *She is a mistress of intricacies of academic politics.
(I9) (a) *Harry declined to be my master, and so returned to his wife.
(b) Rhonda declined to be my mistress, and so returned to her husband.
Lakoff ne retient que deux énoncés acceptables : linguistiquement parlant, l’homme peut être maître des subtilités de la politique universitaire, la femme maîtresse d’un homme, mais non pas l’inverse. Qu’on tente la même chose en français : on dit sans problème il est maître dans l’art de […], dirait-on également elle est maîtresse dans l’art ? On soupçonne un mari infidèle d’avoir rejoint sa maîtresse. Soupçonne-t-on une femme infidèle d’avoir rejoint son maître ? On sent bien que le sens n’est plus du tout le même. Robin Lakoff tente la même chose avec le terme professional :
(21) (a) He’s a professional.
(b) She’s a professional.
C’est d’autant plus frappant qu’ici le terme est exactement le même qu’on l’applique à un homme ou à une femme : dans les deux énoncés, seul le pronom personnel change, et c’est suffisant pour créer le même décalage de sens qu’on a en français en rajoutant trois petites lettres à l’écrit, ou un très léger changement à l’oreille :
C’est un professionnel.
C’est une professionnelle.
Et si ça ne suffit pas, Lakoff aborde la question des noms d’animaux appliqués tantôt à l’homme, tantôt à la femme, et ce même sans faire jouer la distinction linguistique entre mâle et femelle : he’s a pig et she’s a pig ne rapportent pas du tout au même contexte.
Aux hommes un univers sérieux à gérer avec responsabilité, aux femmes les termes renvoyant à la sexualité, toujours perçues à travers le prisme d’un regard mâle.
Ce déplacement de sens a inspiré, entre autres, une chanson à Michael Youn, ainsi que la comédienne Catherine Arditi.
La linguitse étudie une autre forme de décalage de sens à travers le phénomène des euphémismes :
« Speech about women implies an object, whose sexual nature requires euphemism, and whose social roles are derivative and dependent in relation to men. »
Lakoff, “Language and Woman’s Place” in Language in Society, Vol. 2, No. 1 (Apr., 1973)
Le discours sur les femmes impliquant régulièrement une dimension sexuelle, on vient de le voir, certains mots ont fini par être si fortement connotés qu’il a fallu en employer d’autres, pour renouer avec un sens plus neutre. L’existence d’euphémismes dans une langue, même lorsqu’il s’agit d’une tentative pour éviter des termes trop connotés, et par là même blessants ou dégradants, finit par insister sur le malaise qui en est à l’origine. Ils sont précisément, dit Lakoff, le signal que quelque chose ne va pas avec le sujet en question :
« The presence of the words is a signal that something is wrong »
Elle prend l’exemple de lady, qu’il présente comme un euphémisme pour woman, alors qu’elle ne concède pas le même rôle à gentleman vis-à-vis de man – trop peu fréquent, justement parce qu’il est inutile de trouver un autre mot pour man quand celui-ci ne souffre d’aucune connotation péjorative. Employer lady, c’est reconnaître que le terme woman est dévalorisant et chercher à réhabiliter une certaine dignité dans le fait d’être femme : c’est aussi et surtout le signe que cette dignité n’est pas si évidente, et c’est inscrire dans la langue la reconnaissance de cette réalité sociale. C’est parce qu’on s’est rendus compte que les femmes étaient mal perçues qu’on s’est mis à en parler autrement : c’est cet ensemble de pratiques sociales qui a entraîné un glissement linguistique, et non l’inverse. Vouloir remplacer des mots considérés comme vecteurs de sexisme parce que trop masculins, par des mots plus neutres ou épicènes, n’est-ce pas risquer la multiplication de ce type de constructions ? N’est-ce pas inscrire un tabou supplémentaire dans la langue et accepter finalement que la situation ne soit pas réglée, en l’entretenant dans les esprits ?
« The point here is that, unless we start feeling more respect for women, and at the same time, less uncomfortable about them and their roles in society in relation to men, we cannot avoid ladies any more than we can avoid broads »
D’après Lakoff, l’évolution de la langue n’est donc pas ce qui prédispose à projeter sur les femmes un discours sexiste ou moins sexiste, mais simplement ce qui témoigne de cette façon de voir, et si la création d’euphémismes est d’abord une tentative pour s’éloigner du discours habituel, ce n’est que lorsque ces derniers seront devenus inutiles qu’on aura véritablement changé de regard.
Ainsi, lady, qui serait un euphémisme pour ne pas dire woman, devrait être investi de connotations plus respectueuses ; Lakoff remarque pourtant que le terme a fini par devenir plus familier, qu’il est peu utilisé à l’écrit et encore moins lorsqu’on aborde des sujets sérieux : si woman doctor ne pose pas de problème, lady doctor, dit-elle, est particulièrement condescendant et peut être perçu comme une insulte… Le subterfuge ne résiste donc pas bien longtemps aux a priori sociaux.
La chanteuse Meghan Trainor joue sur cette ambiguïté, d’abord dans Dear future husband où elle pose les conditions que devra remplir son parfait futur mari, et parmi elles : « treat me like a lady », autrement dit avec le respect dû à une lady, promettant qu’elle saura jouer le rôle de la femme parfaite et faire les courses alors que son personnage est celui d’une femme vénale – just be a classic guy : buy me a ring – et hystérique – even when I’m acting crazy – qui ne sait pas cuisiner – so don’t be thinking I’ll be home and baking apple pies – et veut toujours avoir raison – you know I’m never wrong : why disagree ?
Elle assume ainsi tous les défauts attribués à la gent féminine, non pas en les avouant honteusement et à demi-mots comme on pourrait l’attendre, mais en les revendiquant au contraire : véritable pied-de-nez à l’image de la femme réservée et respectable qu’on attend d’une lady.
Elle reprend le terme et le même manège dans la chanson I’m a lady, clamant à qui veut l’entendre qu’elle parle la bouche pleine, qu’elle rit trop fort et qu’elle ne leur ressemble pas – I don’t talk like them, I don’t move like them – mettant en scène une femme sûre d’elle – I know I’m a gem – qui agit à l’encontre de tout ce qu’on attend d’elle mais n’en reste pas moins une lady.
Le mot en question, et les valeurs que lui a attribuées la société, ne l’empêchent pas de tenir un discours non conventionnel, dans lequel la femme se libère des carcans, revendique ses imperfections et n’en ressort que plus sûre de son mérite.
De là à dire qu’il peut être plus efficace d’agir sur nos représentations en se servant des mots déjà existant dans les esprits qu’en cherchant à en imposer d’autres…
Un sociolecte féminin ?
Les mots employés à l’égard des femmes peuvent donc se faire les témoins du sexisme ambiant. Mais qu’en est-il des mots qu’elles emploient elles-mêmes ?
Femmes et hommes utilisent-ils un lexique sensiblement différent pour parler des mêmes choses – quand ils parlent des mêmes choses ?
Comment parlent-elles ?
« Parmi les paramètres de la variation, classe sociale, groupe ethnique, âge, profession, région, etc., il convient de faire sa place à la différenciation sexuelle. »
Marina Yaguello, Les mots et les femmes
Si la différenciation comme critère de variation de langage semble aller de soi, est-ce parce que, de même que les autres critères évoqués, elle est aussi un motif de regroupement ? Parle-t-on différemment en fonction du milieu au sein duquel on évolue au quotidien – les femmes avec les femmes et les hommes avec les hommes – ou interdit-on, même implicitement, l’usage de certains termes à un groupe ou à l’autre ? S’agit-il d’une construction artificielle, conséquence du sexisme, ou d’une évolution naturelle qui n’ait rien à voir avec les diktats ?
Dans certaines langues, la distinction est particulièrement explicite et encouragée : s’appuyant sur les recherches de Sapir sur le yana, Marina Yaguello distingue ce qu’elle appelle la langue commune (L.C.), utilisée entre femmes, mais aussi entre hommes et femmes, d’une langue réservée, employée exclusivement entre hommes (L.H.) : il ne s’agit pas ici d’un lexique utilisé plus volontiers par les femmes ou par les hommes (niveau lexical) mais d’une variation phonologique du même mot d’une langue à l’autre (niveau morphophonologique), les formes de la langue des hommes étant plus longues que dans la langue commune. Par exemple, alors que personne se dit ya dans la langue commune, les hommes entre eux emploieront ya-na ; attention cependant, définir quelle est la langue de départ et la variante n’est pas si évident : « dans une minorité de cas […], on a affaire à des particules ajoutées aux formes primaires par les hommes », ce qui fait de la langue des hommes la variante, mais dans « la majorité des cas […], la forme commune apparaît comme une abréviation logique des formes L.H. sous l’effet du principe d’économie morphophonologique (c’est-à-dire allant dans le sens d’une évolution naturelle de la langue) », ce qui fait de la langue des hommes la langue de base.
Même si Marina Yaguello rappelle que cette langue des hommes n’est pas taboue pour les femmes puisqu’elle peut très bien s’employer dans le discours rapporté, elle reste une forme exclusive, le moyen de communiquer entre-soi et de marquer les limites d’un groupe qui a ses propres codes :
« Selon Sapir, les hommes maintiennent entre eux ces formes archaïques pleines pour affirmer leur statut et le poids de leurs paroles. Les femmes parlent une langue en quelque sorte tronquée, plus relâchée, leurs paroles ont moins d’importance. »
Marina Yaguello, Les mots et les femmes
Tout cela reste néanmoins affaire d’interprétation : si les faits attestent que la langue des hommes est ici entretenue volontairement, pourquoi d’emblée la ranger du côté du pouvoir ? Il ne s’agit pas d’empêcher les femmes d’avoir accès au discours des hommes, puisqu’elles le comprennent et le répètent. Et si l’on transpose le même schéma au français, bien que la variation se fasse plutôt sur le plan lexical dans ce cas, on imagine plus volontiers une langue commune et une langue de femmes, cette dernière n’étant pas cette fois présentée comme l’affirmation d’un pouvoir mais plutôt comme le propre de discussions frivoles. Nous verrons cela plus en détail à travers le travail de Lakoff sur l’anglais, mais qu’une variante de la langue soit associée tantôt à la manifestation d’un pouvoir, tantôt à celle d’un caprice, selon qu’elle soit pratiquée par les hommes ou par les femmes, ne révèle pas tant l’impact de la langue sur le sexisme que l’influence de nos représentations sociales, qui orientent notre interprétation des phénomènes linguistiques.
D’ailleurs, Marina Yaguello, s’appuyant cette fois-ci sur les travaux de Haas à propos des Indiens Koasati de Louisiane, rapporte la situation inverse :
« c’est la langue des femmes qui est archaïque et représente un stade antérieur de l’évolution phonétique. La différence relèverait donc du conservatisme linguistique chez les femmes. […] Autrefois, les parents renforçaient la distinction en corrigeant leurs enfants. Il s’agissait donc d’une différence apprise, culturelle. Le conservatisme aurait donc été cultivé chez les Koasati comme signe d’appartenance au sexe féminin au même titre que le port de vêtements distincts. »
Alors que les deux schémas existent, Marina Yaguello remarque une tendance qu’ont eue les chercheurs, au moment d’enregistrer ce qu’ils considéraient comme la langue de base :
« la plupart des ethnolinguistes ont parlé de langues de femmes, sous-entendant que la forme normale, la vraie langue est celle pratiquée par les hommes, la langue des femmes étant une forme déviante. On étudie la langue des femmes comme on étudie le langage enfantin ou les argots et jargons divers, comme tout ce qui représente un écart par rapport à une norme forcément sociale. »
Le biais se situe ici dans l’analyse elle-même, et la dévalorisation de ces langues de femmes n’a rien à voir avec la variation elle-même mais, à nouveau, avec la façon dont on l’interprète.
Un récent article de Georgina Kenyon, paru sur le site de la BBC , s’intéresse à la langue et à la culture Yanyuwa (langue aborigène d’Australie) : on y apprend que femmes et hommes ne parlent pas le même dialecte, mais qu’ils se comprennent sans problème. L’un des derniers hommes à parler la langue raconte qu’il a d’abord appris, enfant, le dialecte des femmes de sa famille, avant d’apprendre, à l’adolescence, celui des hommes. Georgina Kenyon émet deux hypothèses à cette variation : elle peut s’expliquer par les rôles différents attribués initialement aux femmes et aux hommes, ce qui aurait conduit les femmes à passer davantage de temps entre elles, et les hommes entre eux. C’est peut-être aussi, imagine-t-elle, une simple marque de respect à l’égard de la langue de l’autre.
“Some local Aboriginal people told me, “It’s just the way it’s always been.””
Chacun de ces dialectes, raconte-t-elle, possède plusieurs mots pour décrire le requin-tigre, symbole qui occupe une place de choix dans leur culture, mais tandis que les femmes le décrivent en termes de nourriture, les mots des hommes le dépeignent comme le créateur, ou l’ancêtre auquel leur mythologie commune fait référence.
S’il existe plusieurs langues dans lesquelles on constate une variation entre hommes et femmes, dans le cas du yanyuwa, Georgina Kenyon explique que parler la langue de l’autre peut être perçu comme un manque de respect :
“Men and women do not speak the other’s dialect as it shows disrespect in their culture or is considered rude. At the very least it sounds extremely odd if a man speaks the women’s dialect or vice versa.”
En kabyle, dans certaines régions, la variation se fait sur le plan phonétique ; on donnait déjà l’exemple, au sujet de la distinction de genre dans différentes langues, du mot porte : les femmes le prononcent thappurth, et les hommes thabburth. Cette différence, précisait notre locutrice, n’existe pas partout : certains locuteurs, hommes ou femmes, diront invariablement thabburth, ou invariablement thappurth. Par ailleurs, aucune marque d’irrespect dans le fait de prononcer à la manière d’une femme lorsqu’on est un homme, et inversement ; simplement, ce décalage risque d’interpeller l’interlocuteur habitué à cette distinction, qui trouvera trop masculin ou trop féminin un emploi qui lui semblera erroné.
Lakoff analyse ce glissement du discours en anglais vers ce que serait, sur le plan lexical, un vocabulaire typiquement masculin ou typiquement féminin, et l’interprète en termes de confiance et d’affirmation de soi, ou au contraire de doute et d’effacement : cela tient d’abord, explique-t-il, aux différentes consignes que l’on reçoit enfant, selon qu’on soit fille ou garçon.
If a little girl ‘talks rough’ like a boy, she will normally be ostracized, scolded, or made fun of. In this way society, in the form of a child’s parents and friends, keeps her in line, in her place.
D’après lui, on est en effet plus enclin à reprendre un enfant qui s’exprime vulgairement lorsque c’est une fille, et à passer l’éponge si c’est un garçon. Au-delà de ça, on refuserait aux filles la possibilité de s’exprimer fermement et de manière impulsive, encourageant chez elles, au contraire, différentes manières d’exprimer l’incertitude et la retenue.
Il donne ainsi les deux exemples suivants :
(a) Oh dear, you’ve put the peanut butter in the refrigerator again. (b) Shit, you’ve put the peanut butter in the refrigerator again.
Il propose de présenter ces deux énoncés à des locuteurs en leur demandant lequel a été prononcé par une femme, et par un homme : ce n’est qu’une supposition car il ne tente pas l’expérience, mais il prédit quant à lui que la première phrase finira dans le registre féminin, la seconde dans le registre masculin.
Cela dit, il reconnaît que si le langage des hommes est de plus en plus employé par les femmes, l’inverse est moins évident ; il établit ainsi deux groupes d’adjectifs :
Neutral great – terrific – cool – neat
Women only adorable – charming – sweet – lovely – divine
Les femmes auraient le choix entre ces deux groupes, mais les hommes employant charming ou lovely seraient décrédibilisés, ce qu’il explique de deux manières : d’abord, les adjectifs réservés aux femmes ne relèvent pas d’une vision du monde réel, d’un monde d’influence et de pouvoir qui serait celui des hommes (“words restricted to ‘women’s language’ suggest that concepts to which they are applied are not relevant to the real world of (male) influence and power”) ; ensuite, la langue du groupe privilégié serait généralement adoptée par l’autre groupe et non l’inverse… Une logique tout à fait différente de celle de Sapir à propos du yana !
Enfin, Lakoff explique qu’après avoir appris aux jeunes filles à employer un vocabulaire imprécis, pondéré, affecté, on désapprouvera précisément cette approximation, leur reprochant d’être incapable de s’exprimer avec énergie et conviction, de tenir, en somme, un discours sérieux sur des sujets sérieux :
“Because of the way she speaks, the little girl – now grown to womanhood – will be accused of being unable to speak precisely or to express herself forcefully.”
De quoi parlent-elles ?
« Il est temps de définir ce qu’on entend par langue des hommes, langue des femmes. Si loin que soit poussée la différenciation, il n’existe pas de cas où l’on puisse parler de langues distinctes. On a toujours affaire à des variantes ou sociolectes d’une langue commune avec compréhension mutuelle. On peut parler simplement de répertoires différents lorsque entrent en jeu essentiellement des différences lexicales dues à la répartition des rôles et des pôles d’intérêt des hommes et des femmes. »
Marina Yaguello, Les mots et les femmes
Cette variation, qu’elle soit minime et implicite ou beaucoup plus prononcée, existe donc dans différentes langues et se manifeste sur différents plans. Que peut-elle nous apprendre des rapports entre langue et pouvoir ? Que signifie s’emparer de la parole de l’autre ?
Si elle n’est due qu’à une répartition des rôles sociaux, cette distinction tendra à s’effacer en même temps que cette distribution artificielle – elle était sans doute plus prononcée, par exemple, avant que la mixité ne fasse son entrée dans les écoles.
Faut-il attendre que cette tendance à attribuer des rôles différents aux femmes et aux hommes disparaisse des esprits, ou conquérir, comme semble le revendiquer Joy Sorman, la parole, les mots de l’autre ?
Dans son livre Boys, boys, boys, la narratrice décide de quitter la compagnie des femmes pour se faire une place parmi les hommes. Se dessinent alors deux univers, deux ensembles aux préoccupations bien distinctes :
« vestiaire et boudoir, terrain de foot et salon de beauté, tribune et cabine, travail et divertissement. »
À cette énumération de clichés sur les sujets de conversation de chaque sexe, on imagine une narratrice à l’esprit étriqué, occupée à dénigrer son propre sexe en enfonçant des portes ouvertes, et on s’offusque. En réalité, il s’agit plutôt de quelqu’un qui veut expérimenter cette différence, savoir ce que veut dire être une femme en allant voir ce que c’est qu’un homme, et puisque qu’on lui a appris à se comporter comme une femme, aller chercher ce qu’on lui a refusé. Ce qui est frappant, c’est qu’elle ne place justement pas la frontière sur le plan des attitudes mais sur celui de la parole :
« Les filles, d’un côté, les garçons de l’autre, non pas nécessairement les sexes, mais les voix. »
De ces voix, elle dresse une fresque assez caricaturale : des filles qui bavardent, qui commentent, mais toujours « en surface », et des garçons qui creusent, travaillent, « s’affrontent » :
« Parler c’est jouer et la parole creuse le fossé entre les sexes. La parole des hommes c’est la grande affaire des féministes pas encore sevrées, leur grande gueule de machos qui se la ramènent, qui parlent toujours plus haut, systématiquement, qui dévorent tout, qui saturent tout, le temps, la pièce, les autres, les bouteilles vides, qui renversent les cendriers, qui bousculent les filles. »
« Elles parlent fort, les sujets sont lancés, balayés, traversés en courant mais jamais récupérés, réactivés, argumentés. […] Quand elles se risquent à la politique c’est pour la confondre avec l’humanitaire ou pour s’arrêter sur la route de l’indignation. »
Jouer à être une femme, à être un homme, en respectant les règles du jeu social qui distribue les discours types. Le personnage s’essaye aux deux, et finit par s’agacer du rôle de femme, projetant sur son sexe les mêmes préjugés qu’on imagine sortir de la bouche d’un homme : les femmes s’indignent, survolent et minaudent, parlent d’amour et de vêtements, et se complaisent dans ce répertoire de mijaurée.
Dans Stupid Girl, la chanteuse Pink n’est pas beaucoup plus tendre :
“ Maybe if I act like that
That guy will call me back ”“ What happened to the dream of a girl president?
She’s dancing in the video next to 50 Cent ”“ Disasters all around
A world of despair
Your only concern
‘Will it fuck up my hair?’ ”
À travers les discours qu’elle fait tenir aux femmes, et qui ne concernent que l’éventuel appel d’un garçon ou l’état de leurs cheveux, Pink semble déplorer que les femmes aient fini par correspondre à ce que l’on attendait d’elles et par s’en satisfaire. Le clip donne davantage d’indices : les femmes dont elle parle sont celles qui sont médiatisées, autrement dit des images au service d’une certaine idée de la femme. Elle pointe le danger de l’identification, des enfants influençables et poussés à agir selon les modèles qu’on leur propose.
C’est également ce contre quoi lutte le fameux test de Bechdel qui, appliqué aux films, pose les trois questions suivantes : y a-t-il au moins deux personnages féminins dont on connaît les noms ? Ces femmes se parlent-elles ? Parlent-elles d’autre chose que d’un homme ? Une démarche particulièrement éclairante sur la façon dont on a intégré l’idée que les femmes soient des personnages de moindre importance : avant de se poser ces trois questions, on aurait sans doute apprécié un film sans même remarqué qu’il n’y avait qu’une ou deux femme(s), et que leurs répliques ne portaient que sur d’autres personnages hommes. En revanche, regarder un film où les protagonistes sont majoritairement des femmes interpelle davantage, et on sera tenté de le ranger parmi les films féministes, voire pour femmes, alors qu’il ne nous serait pas venu à l’esprit de parler de film machiste ou pour hommes dans la situation inverse.
C’est dire si ce type de représentation de la femme est devenu une norme : comment les enfants se comporteraient-ils autrement que selon les archétypes qu’on leur propose, souvent sans même s’en rendre compte ? Les filles se comportent et parlent comme des filles, les garçons comme des garçons.
Chimamanda Ngozi Adichie parle quant à elle du danger d’une histoire unique : née au Nigeria, elle raconte sa propre expérience de lectrice à qui, enfant, on ne propose que des livres écrits à destination d’enfants britanniques et américains, et mettant en scène des « personnages blancs aux yeux bleus » qui « jouent dans la neige »… Lorsqu’elle se met à écrire à son tour, à 7 ans, elle reproduit exactement les mêmes schémas.
Ce n’est sans doute ni plus ni moins que le même processus qui est à l’œuvre, quand on veut nous faire croire que filles et garçons sont naturellement poussés vers les centres d’intérêt qui leur correspondent : ils ne font que reproduire les schémas auxquels la société leur a donné accès.
Ce qui est néanmoins dérangeant dans des textes tels que ceux de Joy Sorman ou de Pink, c’est qu’il ne fait aucun doute que ce sont les garçons qui sont enviables, que pour changer les choses, c’est aux filles de prendre les garçons pour modèles : c’est une fille qui change de camp dans Boys, boys, boys, c’est encore une petite fille qui, à la fin du clip de Stupid girl, délaisse ses poupées pour un ballon de rugby, un microscope et un piano…
À aucun moment on n’envisage qu’un garçon puisse aimer ce qu’on réserve aux filles, et c’est reconnaître du même coup que les occupations qu’on leur prête traditionnellement sont dépourvues d’intérêt.
Ce qui rejoint l’idée de Lakoff, qui affirmait qu’on accepte plus facilement des mots d’homme dans la bouche d’une femme, que des mots de femme dans la bouche d’un homme.
Qu’est-ce qui vaut aux mots des femmes une telle dévaluation ?
Joy Sorman met en évidence une sorte de cercle vicieux : au quotidien, dans la mixité, la fille doit se justifier à longueur de temps parce qu’elle n’est pas prise au sérieux :
« La fille doit se tenir et ne jamais parler pour ne rien dire, même avec ses copines, c’est la lutte des femmes qui en serait affectée. Le garçon peut se laisser aller, le temps d’un dîner de garçons : lui n’est pas en lutte, on ne lui demandera pas de se justifier. Une fille est toujours soupçonnée de bêtise ; un garçon, au pire, ne l’est que de machisme. »
Joy Sorman, Boys, boys, boys
Une fois entre filles, donc, plus question de lutte, plus d’effort à faire pour légitimer sa parole : « on se retrouve entre filles pour se détendre ». Autrement dit, si les filles entrent elles ne s’embarrassent pas de discours profonds, c’est parce qu’elles sont habituées à ne pas être prises au sérieux. Si elles ne sont pas prises au sérieux, c’est parce qu’on sait bien que leurs sujets de conversation ne vont pas bien loin… À nouveau, le texte dérange : semblant vouloir justifier – à son tour – le bavardage féminin, il finit par insinuer une tendance naturelle des femmes, entre elles, à retrouver leurs sujets de prédilection, quand vouloir s’affirmer en dehors de ce cercle leur demande d’en faire abstraction, tandis que pour les hommes, se confronter intellectuellement semble une occupation attractive, un passe-temps de tous les instants.
Faut-il que les femmes acceptent, prennent conscience de cette différence pour s’en affranchir ? pour changer de terrain, oser conquérir la part enviable qu’on a réservée aux hommes en commençant par les mots ? Faut-il bannir de leurs bouches les mots trop délicats, trop mesurés, et accepter dans le même temps qu’ils ne vaillent pas grand-chose et qu’elles aient perdu du temps à employer la mauvaise variante de la langue ? Reconnaître que ces femmes se sont tellement bien laissées formater, qu’elles ont finit par prendre goût à des occupations dérisoires, les condamnant à la même parole frivole et légère à propos de tout le reste ?
Et puis, la question est toujours la même : faudrait-il commencer par leur laisser l’opportunité de s’intéresser à autre chose, modifiant le contenu et donc la forme de leur conversation, ou faut-il d’abord qu’elles s’autorisent à parler comme un homme à propos de tout ?
Car il est vraisemblablement question de droit : le droit à la parole de l’autre, le droit de jouer selon les mêmes règles et sur le même terrain. Avoir ce droit c’est aussi avoir un véritable choix, qui ne soit pas influencé par des représentations étriquées. Mais qui dit choix permet que ce dernier se fasse dans les deux sens, et qu’un homme puisse se sentir tout aussi à l’aise en employant les mots qui lui conviennent sans être qualifié d’efféminé, qu’une femme sans passer pour un garçon manqué. Revendiquer ce choix-là, c’est faire le pari que la parole de l’autre donne accès à un autre type d’influences, un certain crédit au sein d’autres domaines, sans les hiérarchiser. C’est vouloir, non pas abolir la variation linguistique, mais faire en sorte qu’elle corresponde à des centres d’intérêts librement choisis plutôt qu’à une donnée biologique arbitraire, qu’elle devienne une richesse et non un formatage : la possibilité, dans une seule et même langue, de parler différemment du monde par goût, et non plus selon des codes imposés par une vision binaire.
En réalité, des études plus poussées permettraient d’affiner notre définition de ce qu’est une langue, en nous éclairant sur le rôle et la raison des variations sociolinguistiques d’une manière générale : on sait qu’on ne parle pas de la même façon selon les interlocuteurs auxquels on a affaire – le sexe des interlocuteurs faisant visiblement partie de ces critères. Chaque domaine possède également son jargon : l’informatique, la médecine, la peinture, la cuisine… Est-ce qu’avoir une activité, professionnelle ou à titre de loisir, dans l’un de ces domaines, influence significativement notre manière de parler à propos de tout le reste ?
Se servir de la variation femmes/hommes qui existe, on l’a vu, dans plusieurs langues et à différentes échelles, comme angle de recherche sur les relations entre langue et réalité, mais aussi langue et pouvoir, ou langue et discours, redéfinir ce que sont les jargons, les dialectes, voilà qui pourrait faire l’objet d’un sujet à part entière.
Épisode précédent : Le genre grammatical influence-t-il nos représentations sociales ?
Laure Gamaury
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