On en entend parler partout et sur tous les tons : le masculin qui l’emporte sur le féminin, l’écriture inclusive et la féminisation des noms de métiers… Pourquoi de telles polémiques ? Qu’est-ce qui explique, en dehors de tout étiquetage – féminisme, antiféminisme, sexisme etc. – le déchaînement d’autant de passions ? Enthousiasme, colère, mépris, revendications… Parfois de l’agacement, des sarcasmes, mais jamais d’indifférence. Premier volet de notre série consacrée à la langue, au genre et au sexe en 6 épisodes.

La langue est-elle vraiment sexiste ?

D’aucuns diront que la question est futile, qu’elle détourne l’attention des vrais problèmes que sont les écarts de salaire ou le harcèlement ; d’autres que changer la vision et la place de la femme dans une société donnée passe justement et d’abord par la langue ; d’autres encore qu’il faut arrêter de voir du sexisme partout – à cette dernière assertion, la bédéiste Pénélope Bagieu répliquait récemment que  « ça fait partie des choses pour lesquelles on est assez bien
programmées » et qu’au final, on finit par ne plus le voir du tout…

Mais alors où commencer, où s’arrêter ? À quel moment juge-t-on qu’une conviction s’est transformée en paranoïa ? Et dans quelle mesure une langue peut-elle être tenue pour responsable de réalités sociales sur lesquelles on lui demande d’intervenir ?

Car si la question est si vivace et sensible, c’est sans doute avant tout  parce qu’elle touche à la langue… Moyen d’expression, instrument à penser avec lequel ma relation est quasi viscérale, ma langue me traduit le monde et me traduit aux autres : si j’estime qu’elle n’est plus adéquate, qu’elle ne met pas à ma disposition les éléments pour transmettre ma pensée avec un minimum de justesse, il semble légitime de vouloir réinventer ces éléments – d’inventer de nouveaux mots, d’en transformer d’autres pour les adapter à une situation nouvelle, en un mot, de changer ma langue.

Seulement, il faut que ce changement soit voulu ou du moins accepté par un certain nombre de locuteurs… Ainsi, Sabrina Matrullo, dans l’article Contre l’écriture inclusive, explique qu’elle refuse catégoriquement qu’on choisisse pour elle :

il est hors de question que j’altère mon langage et mon écriture […] au nom de je ne sais quelle mystique portée par quelques personnes qui ont décidé seules […] qu’un jeu
d’« attentions » syntaxiques confuses était plus « inclusif » que ma façon d’écrire

Écrire, c’est la plus grande des libertés, et ça ne devrait jamais ressembler à un compromis imposé par l’autre.

Qui en décide ? Jusqu’à quel point peut-on transformer les règles d’une langue ou lui ajouter des mots ? S’agit-il d’enrichir la langue ou de la compliquer ? Et surtout quels sont les enjeux de telles démarches ?

Autant de questions qui prouvent que le débat est loin d’être dérisoire.

Il mérite qu’on s’y penche avec attention et qu’on examine les différents partis pris, car, qu’il soulève des indignations ou laisse place à un sentiment d’absurdité, le sujet pose problème tant dans les médias qu’au cours d’interactions sociales quotidiennes : quand dire « je suis autrice », écrire « professeure » ou prendre le parti de rédiger ou non son article / son courrier / son mail (etc.) en écriture inclusive est susceptible d’être pris comme une offense ou devient synonyme d’engagement idéologique… Un déblayage ne peut pas faire de mal !

Découper la réalité

Le premier présupposé qui sous-tend toute la réflexion autour de la dé-masculinisation de la langue, c’est que chaque langue découpe différemment la réalité et que le genre fait partie de ces filtres à travers lesquels on la perçoit. On parle de relativisme linguistique, une idée qui s’est propagée avec la fameuse hypothèse Sapir-Whorf mais qui reste très controversée. En effet, si l’idée que chaque peuple voit le monde à travers les spécificités de sa langue est séduisante, la suivre jusqu’au bout reviendrait à considérer, pour l’objet qui nous intéresse, que les sociétés dont la langue ne possède pas cette classification en masculin et féminin sont moins sexistes que les autres, ce qui reste à prouver…

Pour cibler les enjeux de ce débat, il y a plusieurs questions à poser :
• le genre grammatical conditionne-t-il notre manière de percevoir les relations hommes-femmes, leurs rôles sociaux respectifs ?
• est-ce qu’un enfant à qui l’on apprend que dans sa langue, le masculin l’emporte sur le féminin, le digère inconsciemment comme une vérité sociale ?
• ou bien est-ce que cette règle (suivant laquelle on retrouvera forcément davantage de termes masculins que féminins dans un texte qui utilise des pluriels) active, au quotidien, dans des offres d’emplois par exemple, davantage de représentations masculines que féminines ?

L’existence du genre est-elle une catégorie à déplorer, qui met en cases et qui divise inutilement, ou une richesse à défendre, une ambiguïté qui fait sens ?
Le sujet, comme on le voit, est vaste et difficile à cerner. Il fera donc l’objet de plusieurs articles qui traiteront chacun d’une facette différente, le but étant de tisser un canevas autour d’une notion qui nous paraît naturelle, en faisant surgir les voix qui s’y sont intéressées de près, et non de survoler un sujet à la mode ou de prendre sa part dans un débat stérile.

À quoi sert le genre ?

Une « survivance absurde » ?

Dans Les mots et les femmes, Marina Yaguello pose, parmi un certain nombre de questions, celle de l’utilité du genre. Drôle de catégorie que cette étiquette qui divise les noms en féminins, masculins et neutres, selon les langues. Drôle de terminologie surtout… Puisque c’est elle qui pose problème, et qui fait qu’on identifie le genre grammatical au genre dit naturel quand certains prétendent qu’ils n’ont rien à voir.

[Il] est perçu et vécu au moins jusqu’à un certain point, par les locuteurs, comme renvoyant à l’ordre « naturel » des choses […]. [Il] est souvent ressenti comme une survivance absurde, […] longtemps après que les concepts ont évolué.

Le genre serait donc le résidu d’une ancienne classification désuète, une complication inutile, et la seule justification de cette constance serait qu’on l’ait si bien intégré à nos usages qu’il nous semble aujourd’hui naturel et nécessaire. Ainsi, Damourette et Pichon, qui préfèrent parler de sexuisemblance, estiment qu’elle est inséparable « de l’idée que notre langue s’est formé du substantif nominal » : on ne peut penser un nom sans le penser avec son genre. Mais quelle que soit son origine, et qu’il y ait eu un semblant de motivation au départ – c’est-à-dire que les caractéristiques, par exemple de la fleur, fragile, gracieuse, etc., lui aient valu d’être un féminin (ce qui paraît bien hasardeux, surtout si l’on commence à comparer différentes
langues : l’italien dit il fiore, un masculin…) – ou qu’on lui reconnaisse le même caractère arbitraire qu’à n’importe quel signe, ni Marina Yaguello, ni Damourette et Pichon n’estiment que la question vaille la peine d’être posée. Ce qui compte, c’est ce à quoi il fait écho aujourd’hui.

Or, nous savons que toutes les langues ne font pas le même usage de cette classification – l’anglais utilise le neutre pour parler des animaux et des inanimés, l’allemand emploie le neutre souvent en fonction de certaines désinences (das Fraülein – la demoiselle, das Mädchen – la fille, mais aussi das Kind – l’enfant…), le hongrois utilise le même pronom à la troisième personne du singulier (ő) pour une femme que pour un homme…

« À quoi peut bien servir une classification des noms qui ne signifie rien », s’interroge Marina Yaguello, « tout en entraînant pour les locuteurs des servitudes souvent gênantes (en langue écrite en particulier) ? »

Elle prend les exemples de l’anglais, qui l’a « pratiquement éliminée », et du hongrois « qui ne fait même pas de distinction dans le pronom de la troisième personne ». Celui aussi de l’étranger, qui, s’il fait des fautes de genre, « se fait néanmoins comprendre sans difficulté »… Sauf qu’il fait rire, qu’on le corrige, et que cette faute, même si on ne lui en tient pas rigueur, insiste sur le fait qu’il s’agit d’une langue seconde, d’apprentissage et non d’une langue acquise. Si j’entends quelqu’un dire *un table ou *une téléphone, j’aurai beau comprendre, quelque chose va me gêner, me sembler absurde ou décalé. Et ce parce que j’ai associé depuis toujours chaque mot à son genre, que cette association me paraît naturelle.

C’est sans doute le même sentiment d’étrangeté qui frappe tous ceux qui entendent pour la première fois écrivaine ou autrice, l’argument esthétique souvent utilisé à coups de « ça m’écorche l’oreille », « ce n’est pas français »…

Cette faute veut dire quelque chose, elle n’est pas insignifiante et il est important d’en tenir compte pour comprendre en quoi toucher à une toute petite catégorie grammaticale a priori inutile peut engendrer de telles polémiques, et pourquoi, lorsqu’adopter une solution qui semble légitime et qui en plus nous simplifierait la tâche, on s’accroche à ces servitudes gênantes, à cette survivance absurde qui ne signifie rien

« Un problème particulièrement difficile » conviennent Damourette et Pichon, « mais aussi particulièrement attachant en même temps que fécond pour la compréhension du génie français ».

À ce problème répondent au moins deux attitudes extrêmes, entre lesquelles le curseur n’est pas facile à poser :
• abolir à tout prix toute ambiguïté de la langue pour en faire le moyen le plus juste de rendre compte de la réalité, un calque parfait, quitte à faire pression sur l’usage ;
• refuser coûte que coûte que l’on touche à la langue telle qu’elle est, quitte à la rendre désuète et maladroite, en oubliant que le propre de toute langue vivante, c’est d’évoluer.

« il faudra un jour faire l’analyse ou la psychanalyse du rapport des Français à leur langue, rêvée comme parfaite, et à leur orthographe, considérée comme intouchable » ;
« leur volonté de construire un modèle de la langue structuré, fonctionnant sans raté, comme une mécanique bien huilée »

Louis-Jean Calvet, Essais de linguistique – La langue est-elle une invention des linguistes ?

Ainsi, plutôt que de survivance absurde, Nicolas Tournadre parle quant à lui d’« héritage historique » et de « richesse ». Même s’il reconnaît à son tour que cet héritage « conserv[e] au frais des idées très archaïques », il ne le voit pas comme un problème et rappelle qu’une société évolue beaucoup plus vite que sa langue :

« Si l’on veut tout moderniser en niant cette histoire, il faudrait cesser de dire que le soleil se lève ou qu’il se couche puisque c’est la terre qui effectue une rotation autour du soleil. De même, il faudrait abandonner le terme chauffeur parce que l’on ne « chauffe » plus une voiture pour la faire démarrer, ou encore rejeter le mot salaire et ses dérivés salarié, salariat, etc., car il y a longtemps que l’on ne paie plus avec du sel… »

Le Prisme des langues

Et d’ajouter, perspicace : « Même si la note peut encore être « salée »… »

Une fonction métaphorique

Concernant le soleil au moins, on pourra protester qu’il s’agit d’une image, d’une expression, que dire le soleil se lève n’empêche pas de faire la part des choses et d’avoir bien compris ses cours de physique. Que lorsqu’on s’exclame il pleut des cordes ! en français ou it’s raining cats and dogs ! en anglais, on sait bien que ce n’est pas à prendre au pied de la lettre.
Et pourquoi n’en serait-il pas de même pour le genre ?

D’après Marina Yaguello, il « joue un grand rôle dans les attitudes mythologiques d’une communauté linguistique », quand de son côté, Bally remarque :

la fantaisie ne trouve-t-elle pas son compte à cette complication ? On a beau dire que le genre grammatical est une pure survivance sans signification : le seul fait de mettre le ou la devant un substantif lui donne une personnalité. La rose serait-elle la rose si elle changeait de genre ? Il y a du folklore dans l’opposition entre le soleil et la lune ; le genre personnifie les abstraits comme des entités mâles ou femelles

Comme n’importe quelle contrainte grammaticale, le genre est en effet susceptible d’être réinvesti, sémantiquement, par la poésie. Mais est-ce que parce qu’on est spontanément plus enclin, au moment de personnifier le feu, la mer, le soleil ou la lune, le hibou ou la chouette, et sans doute surtout en raison des pronoms personnels qui les reprennent, à faire correspondre le genre naturel au genre grammatical, cela signifie qu’en d’autres circonstances, ce genre influence inconsciemment nos représentations ? Est-ce qu’en pensant au feu, je conçois quelque chose de foncièrement masculin, à la mort quelque chose d’essentiellement féminin et qu’entend-on par-là ?

« Qui n’a jamais imaginé, en dehors de toute théorie linguistique, que les choses avaient un sexe ? Qui n’a jamais remarqué, en français par exemple, la correspondance très fréquente entre genre et grandeur dans un grand nombre de couples de quasi-synonymes ? Ainsi : chaise/fauteuil ; lampe/lampadaire ; maison, masure, chaumière, cabane/manoir, castel, château ; auberge/hôtel […] ; mer/océan ; automobile, voiture/autobus, autocar,
etc. »

Marina Yaguello, Les mots et les femmes

Dans la même veine, Damourette et Pichon (Essai de grammaire de la langue française : des mots à la pensée), convaincus que « tout ce qui se dit a un sens », réfléchissent à celui du suffixe féminin –euse :

« Un moteur communique la puissance et l’action à toutes les machines sans force propre qui lui obéissent […]. Les noms féminins de toutes les machines-outils sont particulièrement suggestifs. On dirait qu’ils ont pour prototype la pondeuse, c’est-à-dire la poule, être éminemment féminin, dont la fécondité foncière se manifeste par un acte indéfiniment répété. »

Ainsi, les « balayeuses, ébarbeuses, raboteuses, faucheuses, moissonneuses, perforatrices, etc., qui font toujours la même chose quand une puissance extérieure féconde leur passivité, ne pouvaient aussi être que féminines. Par contre, le curseur, le viseur, le remorqueur, objets indépendants, portant en eux-mêmes leur utilité, devaient être masculins. Si l’on imagine une viseuse, on concevra une machine qui vise, automatiquement, sous l’influence d’une force indifférente ; combien ce sens serait différent de celui du viseur, appareil libre, dont il faut savoir se servir, et qui semble, à chaque action nouvelle, participer de la liberté de l’homme qui le manie. »

Si leur théorie appuie l’idée du français comme langue éminemment sexiste, on peut néanmoins vite la démonter : que dire ainsi de la voiture ? De la moto ? On pourrait argumenter, et cela a été fait, qu’elles sont féminisées car propriétés d’un homme qui les chérit comme des femmes, mais la description appareil libre, dont il faut savoir se servir, et qui semble, à chaque action nouvelle, participer de la liberté de l’homme qui le manie peut tout aussi bien convenir !

Il semble qu’en exagérant à peine, on puisse faire dire à peu près tout ce qu’on veut au genre d’un mot.

Meillet réfléchit ainsi sur les noms d’arbre indo-européens de genre féminin et les noms de fruits de genre neutre, et en déduit que l’arbre est perçu comme la mère de ces fruits… Marina Yaguello y répond :

en français moderne, les noms d’arbre sont passés […] au masculin, et les fruits sont le plus souvent féminins. Il faudrait donc échafauder une nouvelle théorie reflétant « l’instinct linguistique » des locuteurs ; par exemple, puisque l’idée de petitesse est associée au féminin, on pourrait soutenir que le pommier est masculin parce que plus grand que la pomme, qui est donc féminine, en toute logique…

Et d’ailleurs, on pourrait soutenir tout autre chose : de l’idée de fruit on peut faire jaillir l’idée d’énergie, de vitalité, donc de force, et soudain, le féminin de pomme, poire ou groseille prend un tout autre sens.

C’est sans fin. Et alors qu’elle-même se laisse aller à des suppositions telles que « ce n’est pas un hasard si les machines actuelles, plus sophistiquées, plus autonomes, au point que l’homme se sent dépassé par elles, ont une certaine tendance à être du masculin. […] On dit autocuiseur, projecteur, incinérateur, etc. » ; que dire de l’IA, Intelligence Artificielle, qui est pourtant du féminin? du terme même intelligence ?

Et, s’il faut rentrer dans ces considérations – le masculin affecte les noms dans lesquelles on projette des qualités typiquement masculines, idem avec le féminin – comment expliquer le genre des termes habileté, adresse, force, rudesse, violence ? Si l’effort, le courage et l’esprit sont du masculin, la volonté, l’audace, la bravoure et la verve sont-elles des qualités typiquement féminines ? Du choix ou de la décision, y a-t-il une démarche qui soit plus
« mâle » ? Est-ce que le féminin des mots armes et larmes ont empêché les représentations collectives d’associer les unes aux hommes et les autres aux femmes ? Une femme guerrière, un homme qui pleure, c’est encore quelque chose de remarquable.

« Quant au grand saint Éloi, s’adressant à son roi », remarque André Perrin , « il n’hésite pas à lui signifier que sa Majesté est mal culottée. »

Le genre grammatical se distingue donc sans peine du genre naturel. Mais rien n’empêche de jouer avec : il aurait « offert à la mentalité collective un soutien pour le développement de ses mythes et de ses fables » (Martinet, cité par Marina Yaguello), et c’est la société qui par la suite, aurait investi un terrain possible pour ses croyances, ses mythes, sa création de sens.

« la tendance anthropomorphique de l’homme le pousse universellement à sexualiser la nature et la réalité qui l’entoure. Il profite chaque fois que c’est possible des structures linguistiques pour justifier et rationaliser cette attitude et donner un fondement concret aux représentations symboliques. »

Marina Yaguello, Les mots et les femmes

Jacques Prévert, dans son poème « Encore une fois sur le fleuve » (Histoires), fait ainsi du soleil un prodigieux clochard au réveil triomphant qui plonge sa grande main chaude dans le décolleté de la nuit et d’un coup lui arrache sa belle robe du soir ; et quand le groupe Mecano chante Hijo de la luna, on envisage assez bien une lune qui rêve d’être mère. Damourette et Pichon eux-mêmes ont bien conscience de ces possibilités poétiques :

« Une souris, qu’elle soit mâle ou femelle, s’en va, pimpante, trottinante, avec de petits yeux semblant refléter la coquetterie et un petit museau pointu et vif qui grignote gracieusement : on la range dans la sexuisemblance féminine ; un éléphant quel que soit son sexe, s’avance pesamment et lourdement, semblant incarner à la fois la force sûre d’elle-même et les vastes et calmes pensées : on le range dans la sexuisemblance masculine. »

D’une langue à l’autre

D’après Sylvie Durrer , pourtant (qui s’appuie principalement sur les travaux de Charles Bally), ce n’est pas « à l’occasion de telle personnification dans tel poème ou autre type de discours que le soleil devient mâle et la lune femelle, c’est en eux-mêmes que ces deux mots sont porteurs, en français, de ces dimensions sexuées, qui peuvent cependant être exacerbées dans des contextes particuliers » ; le genre d’un mot porterait donc en lui-même un contenu sémantique, il ajouterait une dimension au sens d’un mot : puisque je perçois le genre en même temps que le nom, le soleil étant masculin en français je le perçois forcément différemment d’un Allemand qui dirait die Sonne… On renoue avec l’hypothèse Sapir-Whorf. Elle parle aussi d’exacerber cette dimension, autrement dit, la poésie ou la mythologie peuvent certes lui donner davantage de poids, mais elle est présente dès le départ, et donc, forcément, je l’intègre inconsciemment…

De son côté, Roman Jakobson pose indirectement la question de la traduction :

« Le peintre russe Repin était déconcerté de voir le péché dépeint comme une femme par les artistes allemands : il ne se rendait pas compte que « péché » est féminin en allemand (die Sünde), mais masculin en russe (grex). »

(cité par Marina Yaguello dans Les mots et les femmes)

Déconcerté, voilà une autre façon d’éprouver le sentiment d’étrangeté dont on parlait plus tôt : on est tellement habitué à concevoir un nom avec son genre qu’on ne peut s’empêcher d’être surpris en apprenant qu’il se décline différemment dans une autre langue. Cela dit, Jakobson parle bien de peintres et d’artistes : l’art étant le lieu par excellence où bâtir toute une mythologie revient à personnifier les éléments, les caractères, et donc, à leur donner un sexe.
Mais il ajoute, et c’est important, qu’il n’y a pas de pertinence « du point de vue cognitif ».

Qu’en est-t-il de l’anglais, où l’inanimé est caractérisé par le genre neutre ?
Marina Yaguello s’est aussi penchée sur le sujet, prenant à témoin Botkin (A Treasury of railroad Folklore) :

« Les bateaux y sont féminins, témoignage de la valeur affective qui s’y rattache dans une civilisation de marins, de même d’ailleurs que la mer, qui est perçue comme une femme, belle, inconstante, traîtresse, toujours aimée. […] Les locomotives sont féminisées (Botkin, 1944) par les cheminots qui s’y affrontent, comme les bateaux par les marins.
“Like a ship, an engine is called she… an engine is a thing of beauty, with a whim of iron, for a man to master or be mastered by. And her romance is inseparable from her reality.” »

Un peu d’attention à la VO de Pirates of the Caribbean et on remarquera que le Black Pearl est en effet repris par le pronom her ; et il n’est pas le seul : le fameux tricorne de Jack Sparrow, suivant l’emploi du même pronom, est féminin…
Marina Yaguello cite également un passage du roman Sanctuary, de William Faulkner :

« There was a mirror behind her and another behind me and she was watching herself in the one behind me, forgetting about the other one in which I could see her face, see her watching the back of my head with pure dissimulation. That’s why nature is “she” and progress is “he”. Nature made the grape arbor but progress invented the mirror. »

Nul besoin d’un genre imposé pour inclure une dimension sexuée… (Même s’il est probable que Faulkner ait tenu compte du genre de ces mots dans les langues romanes.)

Couleuvre ou serpent : elle ou il ?

Mais on en a vu d’autres, et non des moindres, se jouer habilement du genre imposé : Jean de la Fontaine, dans « L’Homme et la Couleuvre », aurait pu faire de la couleuvre un être féminin avec tout ce qu’une idéologie sexiste pourrait reprendre à son compte, mais il joue indifféremment des deux genres : « Un Homme vit une Couleuvre. Ah ! méchante, dit-il » ; « le serpent, se laissant attraper, Est pris, mis en un sac ; et, ce qui fut le pire, On résolut sa mort, fût-il coupable ou non ».

Dans « Le berger et la mer », il fait de la mer un être, ou plutôt un ensemble d’êtres féminins qu’il appelle Mesdames les Eaux ; mais Baudelaire, dans « L’homme et la mer », les appelle tous deux des frères implacables, quand il aurait pu choisir, pour faire coïncider le genre, de parler d’Océan – ce que fait Lautréamont : Je te salue, vieil océan !

Un nom a donc beau être d’abord pensé avec son genre, il est aisé d’en faire des interprétations diverses. Inutile de chercher à savoir quel sens est le plus juste, quelle association d’idées est la plus pertinente : c’est un jeu sans fin. Marina Yaguello nous met d’ailleurs en garde contre « un psychologisme excessif qui aboutirait à interpréter tous les faits de langue en termes de mentalités, attitude souvent dangereuse, quand elle n’est pas
ridicule
».

Si un lien existe entre langue et mentalités, il n’est pas si évident ni si direct : l’interprétation du sens ne peut pas être le seul fait de la langue, elle est en partie conditionnée par des mentalités et des mœurs qui lui sont extérieures.

Ainsi il peut y avoir du vrai dans l’analyse de ce qu’inspire le féminin ou le masculin à un ensemble de locuteurs, mais ce n’est peut-être pas tant le fait qu’un terme soit féminin ou masculin que la façon dont sont perçus ces concepts – car le genre a fini par devenir un concept – dans une société donnée : si le féminin était spontanément associé en France à l’idée de pouvoir ou de brutalité, plutôt qu’à des images de tendresse et de fragilité, la situation serait inversée.

Une logique telle que [mot féminin = associé à quelque chose de faible >> il faut supprimer la distinction de genre] est un raccourci absurde et une fausse évidence.
Peut-être que la première question à se poser serait quel(s) sens attribue-t-on au féminin ? Si le statut de la femme change, on peut supposer que les notions véhiculées par le féminin changeront aussi. À moins que ce ne soit l’inverse…

C’est l’éternelle question de la poule et de l’œuf : est-ce que le genre féminin octroyé à certains mots, et absent de certains noms de professions, véhicule une image biaisée, lésée de la femme, ou est-ce que c’est l’image de la femme dans notre société qui a un impact sur la langue ? Dans un cas comme dans l’autre, si le lien est avéré, comment changer cette image ? En changeant la langue – c’est-à-dire en agissant de force sur ce qui est fondamentalement vivant, mouvant et nécessite un certain degré de liberté pour se développer… – ou en changeant de regard sur la femme – c’est-à-dire en laissant au temps le soin de transformer ou non certains usages ? Ce qui n’est pas forcément plus prometteur…

Cette première étape consistait à réfléchir à ce qu’est le genre de manière générale – bien que nous ayons davantage ciblé la langue française – en essayant de le comprendre sémantiquement, comme quelque chose qui ajouterait du sens aux noms qu’il marque. Nous avons vu que sur ce point déjà, les avis divergent et que distinguer genre grammatical et genre naturel (donc différence sexuelle) n’était pas si évident, ne serait-ce qu’en raison d’une terminologie explicite (sur ce point, voir plus en détail la communication de Michel Arrivé ) et alors même que nous n’avons pas touché aux termes femme et homme.

Quand le genre marque les professions, les titres, suggérant implicitement que certains conviennent davantage aux hommes ; quand des études mettent en avant que le masculin pluriel active davantage de représentations d’hommes que de représentations de femmes ; il ne s’agit plus d’abolir la distinction de genre mais de réhabiliter le féminin, l’objectif étant de redonner une visibilité aux femmes dans les textes et dans les titres. Quelles solutions sont proposées et comment sont-elles perçues ?

C’est le cœur du débat actuel et nous verrons, dans un futur article, qu’il ne date pas d’hier.

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Laure Gamaury

Laure Gamaury est étudiante en master Expertise en Sémiologie et Communication à l’université Paris Descartes.