Sarah Bernhardt dans le rôle de Cléopâtre en 1891. La reine d’Egypte était l’une des plus grandes polyglottes du monde antique. Photo de Napoléon Sarony. Photo (C) RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
Parmi les arguments invoqués en faveur de l’apprentissage du grec et du latin, il en est un, canonique, presque proverbial : « C’est pratique pour apprendre d’autres langues étrangères ! » Bien entendu, cet adage prend tout son sens dans la mesure où un certain nombre de langues occidentales et usuelles sont tributaires du grec et du latin, ne serait-ce qu’étymologiquement. Ceci étant, explorer les langues anciennes, c’est aussi plonger dans un univers à la syntaxe tantôt nerveuse, tantôt légère ; en un mot, déroutante. Sans parler de la grammaire, trésor de complexité, mais dont l’apprentissage peut sembler ingrat ! Bref, choisir le grec et le latin, c’est peut-être opter pour la difficulté. De nombreux multilingues ont déjà appris, voire maîtrisent, ces deux langues.
Justement, y avait-il beaucoup de multilingues dans l’Antiquité gréco-romaine ?
Malgré une richesse linguistique indéniable…
Prenons le cas du grec ancien. L’apprendre, n’est-ce pas déjà, d’une certaine manière, se confronter à plusieurs langues ? Nous ne pouvons en effet considérer le rapport entre locuteurs grecs et locuteurs étrangers sans évoquer, au préalable, la diversité dialectale du grec ancien. Un regard contemporain et quelque peu biaisé pourrait se bercer de l’illusion d’une langue figée, monolithique et très athénienne, telle qu’elle semble parfois émerger au détour d’austères manuels de grec. Il n’en est rien : le grec est une mosaïque de dialectes, continentaux et insulaires, que renforçait la division géopolitique des cités.
Cela n’a cependant jamais empêché les Grecs d’avoir conscience de leur unité linguistique, qui va de pair avec une unité religieuse, historique et culturelle. Cette idée s’incarne merveilleusement dans l’œuvre homérique. Les poèmes épiques que sont l’Iliade et l’Odyssée proposent en effet, dans le fond comme dans la forme, une certaine vision de l’humanité hellénisée, bigarrée bien qu’indéniablement solidaire. La langue y est hétérogène, précisément parce qu’elle est caractérisée par ses dialectes foisonnants – qui tiennent principalement de l’ionien et de l’éolien –, tandis que l’armée grecque rassemble les meilleurs guerriers en provenance d’Athènes, de Crète, de Rhodes ou encore de Salamine. En même temps, le propos reste celui d’un peuple uni dans son désir de prendre Troie, et les héros tiennent en principe le même discours. Autrement dit, la langue grecque, toute protéiforme qu’elle est, reste grecque. L’intercompréhension dialectale permettait, de toute manière, d’assurer une identité commune.
…une certaine désinvolture
Or, et de façon paradoxale, si la seule richesse de la langue grecque pouvait assurer à ses locuteurs une certaine polyvalence, peut-être même des prédispositions à l’apprentissage des langues étrangères, il semble que peu d’entre eux aient eu à cœur de relever ce défi. La nette distinction posée entre Grecs et barbares le souligne assez bien. Le terme βάρϐαρος (barbaros), désignant à l’origine la langue non grecque, imiterait le babil des oiseaux. Si l’on s’en réfère au dictionnaire grec ancien-français d’Anatole Bailly, qui fait autorité en France, il s’agirait plus précisément d’un oiseau « dont le chant est inintelligible ». Le terme est par la suite employé pour désigner indifféremment toutes les langues étrangères : un manque de nuance quelque peu surprenant ! Cela nous permet en tout cas de comprendre que le multilinguisme est un enjeu contemporain. Les Grecs ne ressentaient pas, ou très peu, le besoin d’apprendre les langues étrangères. Cette tendance se poursuit d’ailleurs dans le monde latin, et ce en dépit de son expansion territoriale colossale ; tout au plus les riches Romains apprenaient-ils le grec, signe d’une certaine culture littéraire. Ce n’était pas sans encombre. Augustin d’Hippone (l’un des plus célèbres auteurs parmi les premiers chrétiens, plus connu sous le nom de Saint Augustin) , malgré son érudition, exprime au livre I de ses Confessions la difficulté que représente pour lui l’apprentissage du grec à l’école : « Mais quelle était la raison pour laquelle je détestais la littérature grecque, dont on m’avait abreuvé depuis mon plus jeune âge ? »[1] Plus loin encore, il écrit : « Pourquoi donc avais-je en haine la langue grecque, quoiqu’elle conte de si belles histoires ? Car même si Homère a habilement su tisser de tels récits et qu’il a délicieusement charmé l’imagination, il était pourtant désagréable à l’enfant que j’étais. Je crois que pour les enfants grecs aussi Virgile doit l’être autant, quand on les force à l’apprendre par cœur, comme c’était mon cas. Bien sûr que la difficulté, difficulté à apprendre une langue étrangère de fond en comble, enduisait pour ainsi dire de fiel toutes les douceurs grecques des mythes fabuleux. Je ne connaissais en effet aucun de ces mots, et, par des menaces et des châtiments cruels, on me pressait vivement de les apprendre. »[2]
Qui sont les multilingues du monde gréco-romain ?
Grecs et Romains étaient pourtant loin d’être repliés sur eux-mêmes. Il va sans dire que dans le cadre d’opérations militaires ou politiques, les occasions de contacts et d’échanges avec des peuples étrangers étaient nombreuses. Pour pallier d’inévitables problèmes de communication – et, partant, les malentendus pouvant menacer la sécurité des cités – il fallait avoir recours aux services de personnes compétentes en la matière. Hérodote raconte comment l’entretien du roi perse Cyrus avec le roi lydien Crésus s’est fait par le truchement de Perses bilingues (Histoire, I, 86) ; de même, comment Darius, rencontrant le peuple indien des Calaties, les a interrogés sur leurs coutumes grâce à un interprète (ibid., II, 39.) Les expéditions d’Alexandre le Grand ont également rendu nécessaire l’intervention de traducteurs pour comprendre la langue des peuples lointains et les messages des ambassadeurs barbares envoyés à Alexandre (Arrien, Anabase, VII, 1, 5.) La fonction d’ ἑρμηνεύς(herméneus), qui renvoie à Hermès, dieu des échanges, des voyages et de la communication, joue donc un rôle fondamental dans la diplomatie grecque.
Dans le monde romain, les mêmes raisons poussent à faire appel à un interpres. Pour ne donner qu’un exemple, Hannibal, lors de la deuxième guerre punique, confiait à un traducteur la responsabilité d’expliquer à ses troupes les ordres donnés par ses généraux. La tâche était rude : parmi ces soldats se trouvaient des Libyens, des Phéniciens, des Ilergètes, des Numides, des Massyles, des Ligures, des Baléares… Les interprètes étaient donc prisés dans l’Antiquité gréco-romaine ; cependant, dans l’armée grecque, ils ne bénéficiaient pas de distinctions particulières, tandis qu’à Rome ils percevaient des appointements versés directement par l’État. En outre, la qualité recherchée chez un tel soldat est avant tout sa loyauté et sa bonne foi (fides) : ces fidi interpretes garantissaient un échange sans équivoque.
Langage corporel
Bruno Rochette, dans son article « Grecs et Latins face aux langues étrangères. Contribution à l’étude de la diversité linguistique dans l’antiquité classique » (Revue belge de philologie et d’histoire, 73, 1995), met en lumière l’importance du langage des gestes dans le cas où l’interprète venait à manquer : « La recherche d’une langue supranationale est étrangère à l’antiquité. C’est une attitude plus naturelle que l’on trouve : le recours au langage des gestes (…) Ainsi chez Hérodote : lors d’un combat entre Scythes et Amazones, un Scythe aborde une de ces femmes, restée seule à l’écart de ses compagnes d’armes. Loin de le repousser, l’Amazone, cependant incapable de lui parler dans sa langue, lui signifie par un geste de la main de revenir le lendemain au même endroit. Ainsi encore chez Xénophon : des soldats grecs, des couronnes d’herbe sèche sur la tête, se font servir par de jeunes arméniens vêtus de vêtements barbares. Ils leur indiquaient par des gestes ce qu’il fallait faire (…) Enfin, dans l’opuscule consacré à la danse, Lucien rapporte une anecdote éclairante. Un homme de rang royal assistait, à la cour de Néron, à un spectacle de danse. Grâce aux positions qu’il adoptait au cours de son exhibition, le danseur faisait comprendre à tous les spectateurs les paroles chantées, qu’ils n’auraient pu saisir autrement. Après le spectacle, au moment de prendre congé, Néron demande à son invité quel présent lui ferait le plus plaisir. L’hôte répondit qu’il repartirait volontiers avec le danseur dont il venait de voir les exhibitions. Grâce à lui, dit-il, il pourrait faire comprendre ce qu’il voudrait aux populations barbares limitrophes, avec lesquelles les contacts par le biais d’interprètes sont difficiles. »
En définitive, dans le monde gréco-romain, la qualité de multilingue (en grec πολύγλωσσος – polyglôssos) est exceptionnelle. Le maître de rhétorique Quintilien nous donne quelques exemples de célèbres polyglottes : Thémistocle parlait la langue des Perses ; Mithridate connaissait vraisemblablement vingt-deux langues, voire plus ; P. Licinius Crassus Dive maîtrisait cinq dialectes grecs (Institution Oratoire, XI.) Comment, enfin, ne pas évoquer Cléopâtre, qui savait le grec, le latin, l’éthiopien, les langues des Hebraioi, Arabes, Syriens, Mèdes et Parthes ; ou encore Ovide, qui, dans son exil forcé en terre barbare, a appris la langue gète ? N’oublions pas que ces individus ne disposaient pas de manuels ou de méthodes de langues à proprement parler : ils devaient apprendre la langue sur le terrain, en fonction de leur situation géographique et de leurs besoins. De quoi remettre en perspective ce qui nous semble évident, à l’ère où l’apprentissage des langues étrangères est plus que jamais accessible et recommandé.
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[1] Quid autem erat causae, cur Graecas litteras oderam, quibus puerulus imbuebar ?
[2] Cur ergo graecam etiam grammaticam oderam talia cantantem ? Nam et Homerus peritus texere tales fabellas, et dulcissime vanus est, et mihi tamen amarus erat puero. Credo etiam graecis pueris Vergilius ita sit, cum eum sic discere coguntur, ut ego illum. Videlicet difficultas, difficultas omnino ediscendae linguae perigrinae, quasi felle aspergebat omnes suavitates graecas fabulosarum narrationum. Nulla enim verba illa noveram, et saevis terroribus ac poenis, ut nossem, instabatur mihi vehementer.
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