Penser que genre grammatical et genre naturel sont foncièrement et systématiquement liés, ou doivent l’être, c’est affirmer que la langue doit évoluer vers toujours plus de logique : une langue représentative de l’idéologie dominante, une langue mimétique qui puisse répondre à chaque nouvelle avancée sociale ou technologique… Dire toujours plus précisément, être en phase avec son temps : richesse ou artifice ? Naïveté ou prise de conscience ? Quatrième volet de notre série consacrée à la langue, au genre et au sexe en 6 épisodes.

Féminiser, démasculiniser… Neutraliser ?

Catégoriser

La langue française n’est pas neutre, soit. Mais féminiser, ou même re-féminiser, est-ce vraiment la bonne méthode ? Démasculiniser, quand ce masculin est reconnu comme genre non marqué, et féminiser, donc ajouter des marques, est-ce la même démarche ?

Est-ce que féminiser n’est pas catégoriser davantage, donner la possibilité d’une distinction inutile ? Réinvestir sémantiquement des termes reconnus pour être génériques et réintroduire de la différence, alors que dire « je suis écrivain/docteur/professeur » ne l’autorisait pas ?

Récemment, le site L’Important s’est décliné en L’Importante : entendons-nous bien, il n’a pas changé de nom pour devenir L’Importante, mais a développé un nouveau site sous ce féminin. Féminin qui ne concerne pas que la forme mais le fond… Un site d’actualité à propos des femmes. Un site pour les femmes ? Est-ce que son pendant masculin va finir par ne traiter que des informations au masculin ? Est-ce que sous prétexte de donner de la visibilité aux femmes, intention plutôt louable, on ne va finir par diviser davantage ?

« La forme au masculin neutre est plus inclusive que son alternative binaire : elle fonctionne comme une ombrelle qui inclut tous les genres : hommes, femmes et personnes transidentitaires, quand son alternative «inclusive» déploie une binarité de part et d’autre du point médian ; opérateur typographique dont chacune des opérandes […] appelle respectivement les hommes, puis les femmes (puis plus personne) »

Sabrina Matrullo

Et d’après un sondage réalisé sur le blog Eve en 2012, pour certaines femmes, se présenter comme directeur plutôt que comme directrice a été un moyen de s’affranchir de cette distinction :

“Moi, je mets directeur sur ma carte de visite. Parce que directrice, c’est 20% de salaire en moins.”

“Lorsque je me présente, c’est toujours en tant que directeur (même si certains aiment à corriger). J’estime que je représente une fonction et que le fait d’insister sur le féminin, sans rien enlever, ne rajoute rien.”

“Si pour être prise au sérieux, je dois m’appeler directeur, je m’appelle directeur et c’est tout. Si ça me donne plus de moyens pour agir, il n’y a que ça qui compte.”

“Je suis juge. J’ai un métier dont le nom n’est ni féminin ni masculin. C’est plus simple. Si je devais choisir entre directeur ou directrice, je ne sais pas trop ce que je ferais.”

Nathalie Heinich, qui préfère se dire chercheur, explique :

« “Chercheuse” laisse entendre que ma qualité de femme doive intervenir dans l’appréciation de mes travaux, alors qu’elle est, à mon sens, une probable donnée de fait (sans doute ai-je, par certains aspects, une façon féminine de concevoir la recherche), mais en aucune façon un principe, une visée, une revendication – puisque tout ce que je revendique et à quoi je tends, de toutes mes forces, c’est que mes travaux aient une valeur objective, indépendante de ma personne. »

Refuser un féminin qui existe, est-ce une manière de clamer que la distinction de genre n’a pas sa place dans le milieu professionnel, insister sur les compétences de l’individu plutôt que revendiquer le fait d’être un homme ou une femme ? Ou s’agit-il pour les femmes de se cacher, de fuir une dénomination féminine parce qu’elle correspond à quelque chose de déprécié ?

Dans les deux cas, brandir un titre masculin pour une femme vise à se préserver des préjugés qui se rattachent au féminin. Mais c’est reconnaître du même coup que le genre grammatical a quelque chose à voir avec les représentations sociales…

Catherine Thibaux, convaincue que le terme directrice est de mise pour une femme, s’est vue confrontée à des refus de la part des concernées : « poussées dans leurs retranchements, elles avouaient que quand elles entendaient “directrice” elles pensaient spontanément à directrice de crèche ou directrice d’école… ce qui ne fait pas business même si ce sont de beaux métiers… »

Pénélope Bagieu aborde également cette question de la crédibilité, prêtée plus spontanément à une représentation masculine : « on est tellement habituées à se projeter dans des héros hommes parce que le masculin c’est le neutre », confie-t-elle à La Poudre, « qu’on se dit : si je veux que mon personnage soit crédible et qu’on arrive à lui prêter tout un tas de qualités et de caractéristiques il faut que ce soit un homme, parce que sinon ça va être LA fille ». Un peu à la manière de ces femmes qui signent leurs œuvres d’un nom d’homme, ou d’initiales…

Dès lors, faut-il fuir ce féminin pour éviter ses connotations actuelles, ou le revendiquer pour changer la donne et l’associer, une bonne fois pour toutes, à des représentations de femmes fortes et compétentes ?

Il est vrai que masculin neutre fait un drôle d’oxymore. Aussi le collectif, ou plutôt la collective Roberte La Rousse a trouvée la moyenne de contenter (presque) toute la monde : l’utilisation d’une seule genre, la féminine…

« – Le principe : il n’y a qu’un seul genre, le féminin.
– La règle : une règle générale de substitution des formes féminines aux formes masculines permet de féminiser intégralement la langue française (cf http://robertelarousse.fr/)
– La pratique : « Les Immortels auront-ils le culot d’élire un homme de nouveau ? »
devient en française : « Les Immortelles auront-elles la culotte d’élire une homme de nouvelle ? » »

Cette démarche tourne en dérision la masculinisation à outrance : pourquoi en effet choisir le masculin comme neutre plutôt que le féminin ? Pratique à laquelle le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (HCE) répond « Le masculin n’est pas plus neutre que le suffrage n’a été universel jusqu’en 1944 ».
Si on ne peut masculiniser ou féminiser entièrement la langue française sans qu’une partie des locuteurs ne soit en reste, on peut toujours miser sur l’invention d’un genre neutre – iel plutôt que il ou elle – comme l’ont fait les Suédois avec le pronom hen. Il permettrait au moins de reconnaître officiellement une partie de la population qui refuse d’être associée à un genre ou à l’autre.

En réalité, le problème persiste : « iel est content, ou iel est contente ? » s’interroge Éliane Viennot, rappelant qu’à un moment ou un autre, en français, il faudra toujours choisir entre le masculin ou le féminin.

Se pose également le problème du pronom il impersonnel dans il pleut, il suffit de, il faut… Faut-il le remplacer par iel, ou, suivant la logique de Roberte la Rousse, par elle ? À bien y réfléchir, si l’on confondait sciemment genre et sexe, pas sûr que le masculin ait apprécié d’être qualifié d’impersonnel, ou même de neutre. C’est un peu comme si l’on faisait du masculin un sac pêle-mêle, sans spécificité, quand le féminin lui ne laisse pas de doute : d’un groupe de ils, impossible de connaître la part d’hommes et de femmes ; alors qu’un groupe de elles sera exclusivement constitué de femmes. Force ou faiblesse ? Et pour qui ? Le masculin vague et englobant, ou le féminin spécifique et exclusif ?

Symétrie et Ambiguïté

Cette fatalité linguistique n’est pas forcément un mal, selon Nicolas Tournadre :

« L’ambiguïté est inscrite dans la communication humaine comme une caractéristique fondamentale qui distingue les langues naturelles des langages artificiels et formels. »

Le Prisme des langues

Plus généralement, refuser cette ambiguïté en contrant des règles perçues comme imparfaites, c’est présupposer que l’exactitude est prioritaire et possible, qu’une langue doit être pensée pour être juste, pour coller à la réalité : aux femmes des dénominations féminines, aux hommes des dénominations masculines, c’est affirmer que la langue est faite pour la logique et les étiquettes.

Une précision mathématique, ni plus ni moins.

Or, si une telle langue était envisageable, il faudrait s’accorder sur le fait, d’abord, que certaines langues s’en rapprochent davantage et donc valent mieux que d’autres…

Ensuite, que toute langue vise cette adhésion parfaite : coller à sa réalité sociale. Coller à ses idéologies. Toutes les langues qui ne ressemblent pas à la mienne sont donc des langues qui s’égarent, puisqu’elles propagent des idéologies que je récuse. Et tous ceux qui parlent une même langue partagent les mêmes idéologies.

On pousse bien sûr la théorie jusqu’à l’absurde…

Mais il y a un danger réel à croire que la langue est faite pour cette justesse artificielle. L’un des arguments consiste à prendre d’autres langues pour modèles, prétextant que s’il est possible d’avoir un genre neutre ou d’abolir cette distinction ailleurs, c’est faisable dans toutes les langues. Faisable et souhaitable.

Cette conviction traduit un désir de symétrie : le féminin biologique doit être traduit par un féminin grammatical, idem pour le masculin ; que la langue puisse sembler incohérente dérange. Les mots distinguent, opposent et catégorisent… Mais ces oppositions et ces catégories ne sont pas toujours en adéquation avec le contexte extralinguistique : d’après Ľudmila Lacková, qui a travaillé sur la notion d’arbitraire du signe, il s’agit plutôt d’oppositions participatives (théorie qu’elle emprunte à Hjemslev). Ainsi :

« La plupart des catégories linguistiques sont plutôt caractérisées par des oppositions participatives. Ainsi, un terme précis (intensif) est opposé à un terme vague (extensif). Par exemple, le genre grammatical masculin figure comme un terme vague parce qu´il peut signifier masculin, féminin, les deux genres ou bien le genre indéterminé. Au contraire, le genre féminin signifie toujours le féminin »

La langue ne serait pas un système parfaitement logique, mais sublogique .

Certaines langues n’ont effectivement pas de genre. D’autres en ont trois. D’autres seulement deux. Certaines langues n’ont pas de conjugaisons, elles expriment le temps autrement. Certaines langues ne s’écrivent pas… Il y a sans doute du vrai dans ce que Barthes appelle une dictature de la langue, au sens où on ne peut faire qu’avec ce qu’elle met à notre disposition, et que pour être compris on ne peut que suivre des règles qu’on n’a pas choisies :

« je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ; de même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l’autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspens affectif ou social m’est refusé. […] Parler, et à plus forte raison discourir, ce n’est pas communiquer, c’est assujettir »

Roland Barthes, lors de sa leçon inaugurale de sémiologie littéraire au Collège de France en 1977, cité par Nicolas Tournadre dans Le Prisme des langues

Mais s’approprier ses ambiguïtés, plutôt que de les effacer, c’est pouvoir en jouer :

« L’absence de genre grammatical dans une langue peut être exploitée de diverses façons comme source d’ambiguïtés, notamment dans la littérature. Ainsi C. Zaremba a traduit du hongrois le roman d’Attila Bartis intitulé Promenade (Actes Sud, 2009), roman qui maintient l’ambiguïté sexuelle du narrateur et ne révèle son sexe que vers la fin du livre. Ce que certains considèrent comme une « dictature » grammaticale peut donc aussi être interprété comme étant une source de précision et inversement la liberté ou l’absence de contrainte grammaticale peut être réexaminée comme étant une source d’ambiguïté. »

Nicolas Tournadre, Le Prisme des langues

Jouer de cette ambiguïté, c’est le propre de la littérature.

Or, si Éliane Viennot affirme que « le débat sur le langage inclusif ne porte pas sur la littérature, il n’est pas fait pour la littérature, ça fait partie des polémiques idiotes », elle affirme aussi que « le seul risque qu’on court, c’est que les enfants qui liront Balzac se disent « qu’est-ce qu’ils étaient sexistes à l’époque » et on n’aura pas perdu notre temps ! » : choisir, pour un écrivain, d’écrire comme il a appris à le faire en suivant les règles grammaticales en usage, c’est donc forcément se placer du côté du sexisme ? « On ne veut rien réécrire » ajoute-t-elle, « ce qui a été écrit une fois a été écrit une fois » ; bien, mais qu’en est-il de la littérature à venir ? En refusant les épicènes, ou mots englobants, faudra-t-il avoir en permanence à l’esprit qu’on risque d’être taxé de sexisme ?

« on nous enjoint à systématiser des constructions pleines de redondance dans notre écriture, on nous demande de nous « rabattre » sur des épicènes imprécis au seul prétexte qu’ils sont plus « neutres » », écrit Sabrina Matrullo. Mais « écrire, c’est la plus grande des libertés, et ça ne devrait jamais ressembler à un compromis imposé par
l’autre »…

Par qui ?

L’Académie

« dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité »

« des partages qui sont arbitraires au départ ou qui du moins s’organisent autour de contingences historiques ; qui sont non seulement modifiables mais en perpétuel déplacement ; qui sont supportés par tout un système d’institutions qui les imposent et les reconduisent ; qui ne s’exercent pas enfin sans contrainte, ni une part au moins de violence. »

Foucault, L’Ordre du discours

En France, la première institution à laquelle on pense lorsqu’on parle grammaire et dictionnaires, c’est évidemment l’Académie – sa principale mission étant « de travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences » (article XXIV des Statuts et règlements de l’Académie française). D’où lui vient une telle autorité en matière de langue ? Qui sont les Immortels ? Et quel rôle, à 40 (en réalité 35 à ce jour), peuvent-ils revendiquer vis-à-vis des millions de locuteurs qui font et défont la langue au quotidien ?

Parmi les missions que se propose de remplir l’Académie, voici ce que l’on trouve sur son site :

« une mission dont on mesure mieux aujourd’hui la profonde originalité : constituer avec sagesse et économie une langue qui ne fût pas celle des spécialistes, des érudits, ni celle des corporations, qui eût la clarté et l’élégance qu’on accorde au latin, où ne fût pas accentué l’écart entre langue écrite et langue parlée, qui tînt enfin sa force de son double attachement à l’usage et à la norme »

Une langue du peuple, donc ? Une langue de compromis, aussi proche de ses usagers que de ses législateurs ? Le prestige des Immortels les enferme pourtant dans une forme d’élite : il s’agit en effet « de gens de lettres mais aussi de représentants lettrés de différentes professions et de divers états ». Lettrés et donc instruits, éclairés, cultivés… Érudits. À même de trancher pour tous les autres et d’apprécier ce que serait l’élégance d’une langue.

Mais la langue est-elle affaire d’érudition ?

Prêter une telle autorité à un groupe, c’est effectivement supposer qu’on peut être spécialiste de la langue. C’est avoir quelqu’un à qui s’en remettre, confier le sujet à ceux dont c’est le domaine, ceux qui savent (les sachants, pour parler en termes juridiques) – de la même manière qu’un malade fait appel à un médecin ou un accusé à un avocat.
Une institution-médecin pour éviter à la langue un péril mortel, une institution-avocat pour défendre une langue accusée de sexisme, une institution-institutrice, enfin, qui détient et enseigne un savoir.

Mais Laélia Véron remet en cause cette légitimité, prétextant qu’elle est davantage du ressort des linguistes. Or, « tout le monde croit que [l’Académie] est une institution où il y a plein de linguistes alors qu’il n’y en a aucun ». À qui, du linguiste ou du lettré, donner davantage de poids en ces circonstances ?

Claudie Baudino ( Le Sexe des mots, un chemin vers l’égalité) et Florence Montreynaud (Le Roi des cons, quand la langue française fait mal aux femmes), interrogées dans l’émission de France Inter Le téléphone sonne du 16 mars 2018, se montrent également très critiques vis-à-vis des décisions de l’Académie : on apprend ainsi qu’en 1982, alors que pour la première fois un homme passe le concours de sage-femme, les Immortels se réunissent pour trouver un équivalent masculin à ce nom de métier… Une démarche a priori inutile et disproportionnée : d’abord parce qu’il s’agit d’une erreur d’interprétation – le mot composé sage-femme signifie celui (ou celle) qui a la science de la femme, et non pas la femme sage – ensuite parce que réunir toute une assemblée pour un seul homme, quand on crie au ridicule devant les revendications actuelles, semble assez contradictoire. Autre incohérence : « à la mort de Simone Veil, l’Académie a salué le départ du confrère Simone Veil » …

Si ce type d’absurdités semble désacraliser l’institution, elle reste le garant d’un confort évident : les normes de référence, étant les mêmes pour l’ensemble des locuteurs, favorisent une certaine unité.

Des normes véhiculées au quotidien, notamment par les médias :

« Ces temps-ci, chacun croit avoir son mot à dire sur comment écrire » écrit Benoît Hopquin, directeur adjoint de la rédaction du Monde. Qu’en est-il des journalistes ? Des correcteurs ? Doivent-ils s’en tenir strictement à ce que prescrit l’Académie ? S’adapter à l’usage ? Le devancer ? On exige d’eux une parfaite maîtrise de la langue : quelle marge de manœuvre et quel pouvoir d’influence cela leur laisse-t-il ?

« Pas simple de marier un français syntaxiquement et politiquement correct » remarque-t-il : « La question dépasse les genres, les générations, et les époques. La maison écrit ainsi « auteure » depuis 1997. Devant l’hostilité ambiante, on lui mit d’abord des guillemets prophylactiques. Des sortes d’attelles qu’on enleva progressivement jusqu’à ce qu’il marche tout seul. »

Un auteur peut encore prétendre à une certaine liberté artistique et se dédouaner de certaines règles – en particulier en poésie. Mais du journaliste, et du correcteur surtout, on attend une connaissance pointue et un respect rigoureux de ces normes. Le rôle des médias est donc particulièrement délicat : à la fois figure d’autorité et reflet de l’usage, entre respect des règles classiques et actualité de la langue, ils doivent transiger.
Mais s’agit-il de mieux répondre aux attentes d’un lectorat, en suivant ses tendances, ou de les orienter au contraire ?

Car si l’usage influence les médias, l’inverse est aussi vrai : en véhiculant une certaine manière d’écrire, les médias la légitime. Un pouvoir évident, mais une lame à double tranchant, car on les attend au tournant… En temps normal, le choix de certains mots et expressions marque déjà leur discours et les identifie. Mais lorsque la langue elle-même est au cœur du débat, c’est un véritable parti pris que de pencher dans l’un ou l’autre sens. Parler devient un engagement, qui demande de se justifier.

Usage, mon bon usage…

On parle beaucoup de fidélité à l’usage, pour s’affranchir de tels dilemmes : c’est l’usage qui décidera, conclue-t-on, l’Académie ne fait que l’enregistrer. Mais l’usage est un jeu d’influences, un système de relais. « La langue elle vous appartient comme elle m’appartient comme elle appartient à tout le monde » assure Muriel Gilbert ; sauf quand elle nous pousse à rendre des comptes.

Qui fait foi, dès lors ? Qui décide de ce politiquement correct et à qui doit-il des égards : aux Inclusif•ve•s ou aux Non-Inclusifs ? Aux femmes ou aux grammairiens ? Au peuple ou aux experts – et lesquels ?
Il y a quelque chose de dérangeant à céder à cette pression, qui semble inévitable : refuser l’écriture inclusive, c’est refuser de remettre en question les dogmes qu’on a intégrés et se placer, même malgré soi, du côté des puristes. La défendre, c’est demander à ce qu’elle soit la nouvelle norme et qu’on l’enseigne dans les écoles, et donc l’imposer à tous.

Peut-être, pourtant, peut-on y deviner « une même inquiétude » :

« inquiétude à sentir sous cette activité, pourtant quotidienne et grise, des pouvoirs et des dangers qu’on imagine mal ; inquiétude à soupçonner des luttes, des victoires, des blessures, des dominations, des servitudes, à travers tant de mots dont l’usage depuis si longtemps a réduit les aspérités »

Foucault, L’Ordre du Discours

On a beau être familier avec une langue, l’appeler maternelle, y être attaché et penser la maîtriser sur le bout des doigts, notre rapport à elle n’est jamais si lisse qu’on l’imagine. Des ressorts nous échappent forcément, ne serait-ce que parce qu’on la partage et que construire du sens ne se fait, par définition, pas tout seul.

Muriel Gilbert dresse ainsi un portrait paradoxal des correcteurs, qu’elle dépeint à la fois comme « des anarchistes » et « des gens d’un conformisme pénible » : à leur façon « un peu bête et fixe » d’aimer la langue, ils ont quelque chose de l’enfant « attaché à ce que les choses soient toujours les mêmes ». Elle poursuit cependant : « ça ne m’interdit pas à moi d’aimer inventer des mots »…
Cette contradiction n’en est plus tellement une si l’on accepte que tout rapport à la langue relève de l’affect, ce qui explique aussi bien les résistances des uns – attachés à la langue telle qu’elle est – que la rébellion des autres – qui se sentent dans leur droit au moment d’intervenir sur leur propre langue.
La question d’une certaine humilité vis-à-vis de sa langue, dont on n’est jamais le seul détenteur ou maître, se heurte à celle de la légitimité que ressent un locuteur à manier, et donc arranger sa langue en fonction de ce qu’il lui demande.

Jean-Pierre Asselin de Beauville (ex-vice-recteur à l’Agence universitaire de la Francophonie) réfléchit à ces querelles linguistiques auxquelles il espère mettre un terme :

« Premier point : une langue n’existe pas en soi, elle ne vit que par ses locuteurs. »

« Second point : il existe différents niveaux de langue pour une langue donnée. Cela est évident si l’on considère la langue exprimée au travers des SMS, celle parlée dans certaines banlieues, celle utilisée dans les cercles cultivés, celle qui régit les échanges professionnels, etc. »

Jusqu’ici, on reste dans l’idée que l’usage fait loi, et on n’a pas réglé grand-chose. Oui mais…

« Parmi ces différents niveaux de langue, il y en a un qui devrait servir de référence pour tous : la langue classique telle qu’elle est définie dans les ouvrages de grammaire et dans les grands dictionnaires notamment. Bien entendu, cette langue de base est susceptible elle aussi d’évoluer, mais elle ne le fait qu’à un rythme beaucoup plus lent, déterminé par les groupements de spécialistes de cette langue. »

Les différents niveaux de langue ne sont donc pas égaux, puisque l’un d’eux fait référence : celui qu’on enseigne. Un outil pratique en somme, une base sur laquelle s’accorder. S’il est normal de s’adapter à son interlocuteur – ami, frère, parent, professeur, patron, collègue (…) – cette base formelle serait le moyen de s’entendre sur un patrimoine commun, neutre.
Mais à hiérarchiser ainsi la langue sous forme de niveaux, on voit bien qu’il n’y a rien de neutre et qu’une appréciation qualitative entre en jeu :

« dans le même temps, il convient d’enseigner correctement la langue de référence. Il est important d’offrir aux apprenants des textes écrits et parlés dans une langue « propre ». Il serait essentiel que les documents officiels, les émissions de télévision ou de radio publiques… valorisent ce niveau de langue au lieu de sacrifier aux modes des « idiomes dégradés »… À partir du moment où les francophones du monde sont d’accord sur la forme de base de la langue française et sur les conditions de son utilisation, il devient anecdotique de constater les évolutions diverses des autres niveaux de cette langue et inutile de se quereller à ce sujet… »

Il y a donc une langue non seulement correcte mais propre, qui a droit précisément au nom de langue, quand le reste ne mérite que celui d’idiomes dégradés… Sans chercher à approuver ou désapprouver cette opinion, on ne peut manquer de noter un jugement de valeur. Au-delà de l’idée de registres de langues (qui sont bien pris en compte dans un dictionnaire) on admet que la langue dite de référence, donc une manière d’écrire et de parler suivant un certain nombre de règles, vaut mieux que les autres.

C’est ce jugement qui fait polémique puisque c’est exactement ce qui est à l’œuvre ici : opter pour l’une des deux formes, écriture inclusive ou écriture traditionnelle, c’est reconnaître qu’elle vaut mieux que l’autre.
Quelle forme va-t-on admettre comme vraie ? Laquelle va-t-on enseigner, tant aux locuteurs natifs qu’aux apprenants étrangers ?

L’école, instrument de transmission et de légitimation des formes d’écrire et de parler (entre autres), plus que les médias, est montrée du doigt. Ce n’est pas un hasard si la polémique est née de l’utilisation de l’écriture inclusive dans un manuel scolaire (alors qu’on l’a vu, la question n’est pas si récente). Où, sinon à l’école, est-on amené à intégrer ces normes ?
Ce n’est un secret pour personne : dès l’enfance, on accepte l’idée qu’il existe une bonne écriture, une juste manière de parler, que c’est sur elle que l’on sera noté, évalué, et à l’avenir, jugé.

Monika Schmid a une approche particulière de cette question, du fait de sa spécialité : l’attrition (ou perte de la langue maternelle). Pas facile en effet de se retrouver confronté aux transformations de sa propre langue, après plusieurs années sans l’avoir pratiquée au quotidien, c’est-à-dire sans avoir suivi son évolution de l’intérieur. L’ayant vécu elle-même, elle reconnaît comme une évidence « la dure réalité selon laquelle nous évaluons et jugeons les gens en fonction de la façon dont ils emploient la langue ». Au quotidien, au sein d’un groupe, lors d’un entretien d’embauche ou ne serait-ce qu’à la lecture d’une lettre de motivation, le plus léger écart par rapport à ce qui est reconnu comme norme passe pour une déviance : exclusion de celui qui ne parle pas le jargon du milieu, bizarrerie d’une tournure dépassée, particularité d’un accent, condamnation de la faute d’orthographe… Pour le locuteur natif lui-même, nombre de ces règles peuvent sembler absurdes, sonner étrangement ou poser problème : c’est ce qui se passe dans la bouche de l’enfant qui raconte « j’ai prendu » ou « quand je courirai », dans celle de celui qui hésite « je couserai… non, je coudrai… », « après que tu sois… non, que tu es parti… », ou de celui qui tente d’expliquer à un locuteur étranger la règle de l’accord des participes passés…

Pour Philippe Blanchet, qui ailleurs dénonce la glottophobie et le monolinguisme imposé, ces prescriptions n’ont qu’un rôle mineur et temporaire :

« la grammaire prescriptive, au sens de codification de la langue, est liée à la politique et à l’organisation sociale des gens qui partagent une langue ; elle n’a rien d’immuable comme la force d’attraction gravitationnelle ou la course de la Terre autour du soleil ! »

« Une langue n’a pas de visage; c’est un système avec des règles en partie arbitraires, en partie motivées. Quand ces règles ne correspondent plus aux besoins, elles changent, que les puristes veuillent l’admettre ou non. […] Il est question de les entériner, les freiner ou les accélérer et ils suscitent de vifs échanges. Mais personne ne peut les nier, et personne ne doit confisquer ces débats, pas même l’Académie »

Le texte, intitulé Que l’Académie tienne sa langue, pas la nôtre ! a été signé par 77 linguistes et ciblent le débat sur l’écriture inclusive, dans laquelle ils voient une « mesure d’égalité ». Que les règles changent n’est pas une nouveauté, c’est même le point sur lequel tout le monde s’accorde : la langue n’est pas figée. Mais faudrait-il abolir dictées, dictionnaires et leçons de grammaire ? Si aucune règle n’est faite pour durer, à quoi bon les apprendre et sanctionner les fautes ? À quoi bon en créer de nouvelles ? Être pour le changement en affirmant que la langue est mouvante et libre, c’est néanmoins accepter que de nouvelles règles soient mises en place. Pour combien de temps ? À quelle fréquence ? Et encore une fois, avec quelle légitimité ?

Alain Champseix retourne la critique, car s’il refuse la forme imposée, il ne s’en prend pas à celle de l’Académie mais à celle de l’écriture inclusive…

« La langue entretient donc un rapport intime avec la liberté individuelle et il n’appartient à personne de nous dicter notre façon de parler et de penser. Lorsque l’on estime que le pouvoir politique a à réviser la langue on cherche à imposer aux esprits l’égalité entre les hommes et les femmes alors qu’il s’agit de la comprendre. On va même à l’encontre de la possibilité d’une telle compréhension : l’intelligence refuse la force car rien ne peut être compris par la contrainte »

Est-ce la soudaineté d’une réforme qui pose problème ? De tels débats demandent en effet de prendre parti assez rapidement, sans laisser le temps à l’usage d’intégrer ou non une certaine façon de dire et d’écrire. Ainsi, qui se souvient aujourd’hui que le féminin étudiante a signifié pendant un temps compagne de l’étudiant ?

« On nous expliquait qu’on ne pouvait pas dire compositrice », se souvient Éliane Viennot,« que de toute façon ça ne s’était jamais dit. Aujourd’hui plus personne ne sait qu’il y a eu un problème ». L’Académie française a pourtant retenu le terme depuis 1904 : il lui aura fallu plusieurs années pour s’imposer. Comment gérer ce décalage entre la reconnaissance officielle de certaines formes enseignées, dites justes, et l’usage quotidien, l’échange spontané, qui n’utilise pas toujours les mêmes codes ?

Qu’est-ce qu’une langue ?

Antoine Belgodere, quant à lui spécialiste en sciences économiques, a récemment partagé sur Twitter une longue réflexion sur la situation du corse, dont nous retiendrons ici des questions plus générales :

« Une question pour commencer: « qu’est-ce qu’une langue ? ». Une réponse possible est que c’est l’association entre un lexique et une grammaire, étudiée et validée par une académie. 2/58 »

« Une autre est d’admettre qu’une langue est un ensemble d’idiomes différents, mais suffisamment voisins les uns des autres pour que leurs locuteurs se comprennent convenablement. 3/58 »

« Lorsqu’une langue se décline ainsi en plusieurs variantes, une d’entre elles finit généralement par s’imposer à l’ensemble du groupe comme la forme privilégiée de communication entre les locuteurs de variantes différentes. 6/58 »

« Dans ce genre de situations, les locuteurs ne se retrouvent pas tant avec deux langues qu’avec deux niveaux d’une même langue : le niveau local (picard…), celui de l’oralité et du quotidien, et le niveau plus large (français…), celui de l’écrit et de la culture savante. 8/58 »

Dans la même veine, Anne-Marie Houdebine, défend la créativité des usages :

« le fait que ce sont les sujets parlants qui font les langues et non les ministres, député(e)s ou Académiciens. C’est d’ailleurs pourquoi on entend plus de féminin qu’on en lit, comme toutes les enquêtes menées le montrent, l’oral étant plus libre, plus proche des règles de la langue (ou norme systémique) que l’écrit où règne la prescription souvent enseignée par l’école, qui diffuse cette illusion insécurisante, que l’écrit serait la langue, que celle-ci se trouve dans les grammaires, dans les dictionnaires et non chez les sujets parlants. Illusion sociale instaurée pour hiérarchiser les usages, et partant leurs locuteurs et locutrices, transmise par l’école et par l’Académie, sensée gérer les possibilités de la langue vivante »

La Féminisation des noms de métiers

Il faudrait donc admettre que le rôle de ces règles est relatif, et varie selon certaines situations auxquelles correspond chaque fois un niveau d’exigence particulier. On l’a vu, on ne jugera pas un article et un texto suivant la même approche de la langue, et on ne condamne pas aussi sévèrement une étourderie à l’oral qu’à l’écrit… Nous citions Monika Schmid au sujet de « la façon » dont on emploie la langue, mais dans l’article original, son propos est plus précis : il y est écrit « we assess and judge people on how well and how confidently they use language », il ne s’agit donc pas que de juste maîtrise mais de confiance, celle que l’on a à manipuler au quotidien une langue avec laquelle on se sent à l’aise. Il semble naturel et intuitif de s’adapter à son interlocuteur et de prêter plus ou moins d’attention aux structures ou à l’orthographe, selon les besoins de la situation. Mais devoir désapprendre la façon dont on parle, et réintroduire de la distance vis-à-vis de sa propre langue parce que les règles ont changé, c’est un procédé qui peut paraître intrusif :

« Ces discussions sont toujours vives », reconnaît Philippe Blanchet, « toucher à la langue fait ressurgir des émotions ressenties durant l’enfance, interroge le sentiment d’appartenance à une communauté, le rapport identitaire à l’histoire et au patrimoine ».

Au sujet de la langue corse au XVIIIè siècle, Antoine Belgodere émet une hypothèse intéressante :

« Peut-être, objectera-t-on, la langue n’était-elle tout simplement pas une préoccupation de l’époque, dans la mesure où, indépendamment de la langue administrative utilisée par les élites, le peuple continuait à parler sa langue de cœur. 20/58 »


Langue administrative et langue de cœur : c’est une image assez éloquente pour se figurer l’écart dont on parle. Or, le langage inclusif, qui se voudrait langue du peuple par opposition à la langue de l’élite Académicienne, demande néanmoins des réformes qui touchent à l’éducation et font appel à l’autorité des linguistes ; et l’Académie, à laquelle on reproche d’être la voix de l’élite et de refuser le débat, clame qu’elle est le reflet de l’usage. On s’y perd…

Mais alors, concrètement, les règles de l’écriture inclusive ne vaudraient-elles que pour une langue administrative, dans des cas précis – d’offres d’emploi, d’actualité – ou sont-elles revendiquées pour toutes les situations envisageables – y compris littérature, échange oral,
etc ? Les représentations sociales, que ces règles cherchent à influencer, se construiraient-elles dans un niveau de langue plutôt qu’un autre ?

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Laure Gamaury